Avant-propos
- Publication type: Book chapter
- Book: Correspondance (1912-1942)
- Pages: 7 to 9
- Collection: Correspondence and Memoirs, n° 13
- Series: Les xxe et xxie siècles, n° 1
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AVANT-PROPOS
« Je vous interdis d’y aller ! » Était-ce « Je vous interdis ! » ou « Je vous défends ! », je ne saurais le dire, mais le ton n’admettait pas la réplique.
Cela se passait au 89 boulevard Montparnasse. Tandis que j’avais interrompu mon travail, je venais d’annoncer à Marie Romain Rolland que je comptais me rendre à un colloque Duhamel.
Déjà, lors de ma soutenance de thèse en Sorbonne, j’avais été l’objet d’un pareil oukase. Venue pour la circonstance, Marie Romain Rolland s’était placée au bord du premier rang, à droite. Elle pouvait ainsi me voir de trois quarts et observer presque de face le jury, présidé par le professeur Jacques Robichez, auteur d’un Romain Rolland1 qui fait toujours autorité. Les deux personnes se connaissaient bien. D’entrée de jeu, le président rappela que, lors d’une soutenance, l’assistance « assistait », mais ne participait pas au débat, qui ne se tenait qu’entre le jury et l’impétrant. Quand, à la fin, comme il est d’usage, le président prit la parole et m’interrogea sur divers points de ma thèse, vint la question, qui ne me surprit guère : « Romain Rolland était-il vraiment antisémite ? » Ce fut la même réaction : « Je vous interdis de répondre ! » « Répondez ! », riposta immédiatement le président du jury.
Ainsi, au sujet de Rolland il y avait des domaines réservés, qu’il ne fallait pas aborder. Des tabous, en quelque sorte. Des dossiers verrouillés : Guilbeaux2, Duhamel, Istrati… entre autres… Trois personnes qui avaient eu à connaître Marie Romain Rolland au temps où, en URSS, elle était Marie Koudacheva.
L’ordre qui m’était adressé était formel. Inutile de dire que chaque fois il a été transgressé. Je me devais, évidemment, de répondre au président du jury. Quant au colloque Duhamel, pourquoi aurais-je été empêché d’y assister ? Mais quelle anguille se cachait sous roche ? Je
savais quelle guerre sourde Marie Romain Rolland menait pour que Duhamel lui communiquât le texte des lettres que Rolland lui avait envoyées. Sans aucun succès. Après le décès de Duhamel en 1966 les choses restèrent longtemps en l’état.
Maintenant, suite à la donation faite par Antoine Duhamel des correspondances de Romain Rolland et de Marie Koudacheva à Georges Duhamel, celles-ci sont conservées à la Bibliothèque nationale de France. Bien que tous les documents ne soient pas disponibles, particulièrement la correspondance échangée entre Marie Koudacheva et Romain Rolland, sous scellés jusque l’an 2050, l’on dispose cependant de suffisamment d’éléments pour se faire une opinion sur les relations entre les deux écrivains. Pour bien éclairer les relations entre eux et le rôle joué par Marie Koudacheva dans celles-ci, il paraît utile de présenter, enfin, cette correspondance.
Récapitulons les éléments essentiels actuellement à notre disposition : la correspondance croisée entre les deux écrivains, les journaux de l’un et de l’autre, malgré une série de coupures dans le Journal de Rolland3, une série de lettres à des tiers, les lettres écrites par Marie Koudacheva à Georges Duhamel.
S’y ajoutent d’autres documents précieux. À la suite de la publication en 1983 du livre posthume de Duhamel, Le livre de l’amertume, qui présentait la femme de Rolland comme le « type de l’intrigante révolutionnaire russe4 », celle-ci a fermement réagi. Le livre forme comme un dossier à charge. Après la publication de l’ouvrage et après avoir lu certaines recensions peu amènes, Marie Romain Rolland a voulu rétablir certains faits. Prévoyant un « Cahier Rolland-Duhamel », elle a rassemblé, en désordre, une série de documents, parmi lesquels certains sont particulièrement intéressants :
1. la copie d’une lettre, notée comme « non envoyée », nettement inspirée par elle, destinée à Pierre Enckell, qui avait fait le compte rendu de l’ouvrage de Duhamel dans Les Nouvelles littéraires ;
2. la photocopie d’une lettre adressée au professeur Bernard Duhamel, fils aîné de l’écrivain, éditeur du livre de l’amertume ;
3. la copie d’une lettre du 4 février 1984 à Chantal Fouché qui s’occupait alors d’une éventuelle publication de cette correspondance Rolland-Duhamel et qui y a renoncé ;
4. la photocopie de la première lettre de Rolland à Marie Koudacheva, du 8 février 1923 ;
5. des extraits, parfois longs, de lettres envoyées par Marie à Rolland en avril, juin, juillet 1928, pour mettre en lumière les raisons de sa venue auprès de celui-ci ;
6. la photocopie d’une longue lettre, non datée (sans doute de mai ou juin 1954) de Nina Guilbeaux, qui parle de l’« agression » de son mari à la suite de lettres restées sans réponse que celui-ci avait envoyées à Rolland : il y exprimait son étonnement et son incompréhension devant les positions prises par ce dernier à l’égard de l’URSS. Nina Guilbeaux reconnaît que par son livre, La Fin des soviets, écrit pour « exciter » Rolland, son mari a porté préjudice à Marie et elle en exprime ses « vifs regrets ».
En quelque sorte, après le témoin à charge intervenait le témoin à décharge. Il paraît légitime et nécessaire de puiser dans ce dossier, conservé dans le Fonds Romain Rolland à la Bibliothèque nationale de France, certains éléments capables de donner une plus juste vision des choses5.
Le lecteur peut ainsi se faire une opinion sereine sur la relation Rolland-Duhamel.
1 Jacques Robichez, Romain Rolland, Paris, Hatier, « connaissance des lettres », 1961.
2 Pourquoi tant de pages sur Guilbeaux n’ont-elles pas été publiées dans le Journal de guerre 1914-1919 ?
3 En particulier durant l’année 1930 (NAF 26567). Rolland indique lui-même les pages qu’il a supprimées le 20 août 1940 (p. 165-172, 181-190, 203-208 et la moitié des pages 275-276) ; leur caractère intime, estimait-il, n’appartient pas au public.
4 Georges Duhamel, Le livre de l’amertume, Paris, Flammarion, 1983, p. 185.
5 Ce dossier contient aussi la copie dactylographiée des lettres de Georges et Blanche Duhamel à Romain Rolland, la photocopie des pages du Voyage de Moscou consacrées à Maria Pavlovna, la photocopie des textes de Guilbeaux, particulièrement du chapitre de La Fin des soviets, dénonçant un « mariage d’État », la copie des passages du Journal et d’extraits de lettres de Rolland à différents correspondants relatifs aux insinuations de Guilbeaux.
- CLIL theme: 3639 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Art épistolaire, Correspondances, Discours
- ISBN: 978-2-8124-3094-7
- EAN: 9782812430947
- ISSN: 2261-5881
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-8124-3094-7.p.0007
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 01-27-2015
- Language: French