Annexe n° 3
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Théâtre. Tome III
- Pages : 825 à 827
- Collection : Bibliothèque du théâtre français, n° 97
ANNEXE no 3
présence du menteur
dans les trois discours de Corneille
dans le discours de l’utilité
et des parties du poème dramatique
Cléopâtre, dans Rodogune, est très méchante ; il n’y a point de parricide qui lui fasse horreur, pourvu qu’il la puisse conserver sur un trône qu’elle préfère à toutes choses, tant son attachement à la domination est violent ; mais tous ses crimes sont accompagnés d’une grandeur d’âme qui a quelque chose de si haut, qu’en même temps qu’on déteste ses actions, on admire la source dont elles partent. J’ose dire la même chose du Menteur. Il est hors de doute que c’est une habitude vicieuse que de mentir ; mais il débite ses menteries avec une telle présence d’esprit et tant de vivacité, que cette imperfection a bonne grâce en sa personne, et fait confesser aux Spectateurs que le talent de mentir ainsi est un vice dont les sots ne sont point capables1.
[…]
Je trouve dans Castelvetro une troisième explication qui pourrait ne déplaire pas, qui est que cette bonté de Mœurs ne regarde que le premier Personnage, qui doit toujours se faire aimer, et par conséquent être vertueux, et non pas ceux qui le persécutent, ou le font périr ; mais comme c’est restreindre à un seul ce qu’Aristote dit en général, j’aimerais mieux m’arrêter, pour l’intelligence de cette première condition, à cette élévation ou perfection de caractère dont j’ai parlé, qui peut convenir à tous ceux qui paraissent sur la Scène ; et je ne pourrais suivre cette dernière interprétation sans condamner Le Menteur, dont l’habitude est 826vicieuse, bien qu’il tienne le premier rang dans la Comédie qui porte ce titre2.
[…]
Je réduis ce Prologue à notre premier Acte, suivant l’intention d’Aristote, et pour suppléer en quelque façon à ce qu’il ne nous a pas dit, ou que les années nous ont dérobé de son livre, je dirai qu’il doit contenir les semences de tout ce qui doit arriver, tant pour l’action principale que pour les Épisodiques, en sorte qu’il n’entre aucun Acteur dans les Actes suivants qui ne soit connu par ce premier, ou du moins appelé par quelqu’un qui y aura été introduit. Cette Maxime est nouvelle et assez sévère, et je ne l’ai pas toujours gardée ; mais j’estime qu’elle sert beaucoup à fonder une véritable unité d’action, par la liaison de toutes celles qui concurrent dans le Poème. […] Ainsi dans la Veuve, bien que Célidan ne paraisse qu’au troisième, il y est amené par Alcidon, qui est du premier. Il n’en est pas de même des Maures dans leCid, pour lesquels il n’y a aucune préparation au premier Acte. Le Plaideur de Poitiers dans Le Menteur avait le même défaut ; mais j’ai trouvé le moyen d’y remédier en cette Édition, où le Dénouement se trouve préparé par Philiste, et non plus par lui3.
dans le discours de la tragédie
Il faut placer les actions où il est plus facile et mieux séant qu’elles arrivent, et les faire arriver dans un loisir raisonnable, sans les presser extraordinairement, si la nécessité de les renfermer dans un lieu et dans un jour ne nous y oblige. J’ai déjà fait voir en l’autre Discours que pour conserver l’unité de lieu, nous faisons parler souvent des personnes dans une Place publique, qui vraisemblablement s’entretiendraient dans une chambre ; et je m’assure que si on racontait dans un Roman ce que je fais arriver dans le Cid, dans Polyeucte, dans Pompée, ou dans Le Menteur, on lui donnerait un peu plus d’un jour pour l’étendue de sa durée4.
827dans le discours des trois unités,
d’action, de jour et de lieu
Dans Le Menteur, tout l’intervalle du troisième au quatrième vraisemblablement se consume à dormir par tous les Acteurs ; leur repos n’empêche pas toutefois la continuité d’action entre ces deux actes, parce que ce troisième n’en a point de complète. Dorante le finit par le dessein de chercher des moyens de regagner l’esprit de Lucrèce ; et dès le commencement de l’autre il se présente pour tâcher de parler à quelqu’un de ses gens, et prendre l’occasion de l’entretenir elle-même si elle se montre5.
[…]
Je tiens donc qu’il faut chercher cette unité exacte autant qu’il est possible ; mais comme elle ne s’accommode pas avec toute sorte de sujets, j’accorderais très volontiers que ce qu’on ferait passer en une seule Ville aurait l’unité de lieu. Ce n’est pas que je voulusse que le Théâtre représentât cette Ville tout entière, cela serait un peu trop vaste, mais seulement deux ou trois lieux particuliers enfermés dans l’enclos de ses murailles. Ainsi la Scène de Cinna ne sort point de Rome, et est tantôt l’Appartement d’Auguste dans son Palais, et tantôt la maison d’Émilie. Le Menteur a les Tuileries et la Place Royale dans Paris, et la Suite fait voir la prison et le logis de Mélisse dans Lyon. […]. Pour rectifier en quelque façon cette duplicité de lieu quand elle est inévitable, je voudrais qu’on fît deux choses : l’une, que jamais on ne changeât dans le même Acte, mais seulement de l’un à l’autre, comme il se fait dans les trois premiers de Cinna ; l’autre, que ces deux lieux n’eussent point besoin de diverses décorations, et qu’aucun des deux ne fût jamais nommé, mais seulement le lieu général où tous les deux sont compris, comme Paris, Rome, Lyon, Constantinople, etc. Cela aiderait à tromper l’Auditeur, qui ne voyant rien qui lui marquât la diversité des lieux, ne s’en apercevrait pas, à moins d’une réflexion malicieuse et critique, dont il y en a peu qui soient capables, la plupart s’attachant avec chaleur à l’action qu’ils voient représenter. Le plaisir qu’ils y prennent est cause qu’ils n’en veulent pas chercher le peu de justesse pour s’en dégoûter ; et ils ne le reconnaissent que par force, quand il est trop visible, comme dans Le Menteur et La Suite, où les différentes décorations font reconnaître cette duplicité de lieu, malgré qu’on en ait6.
1 Discours de l ’ utilité et des parties du poème dramatique dans Corneille. Trois discours sur le poème dramatique, éd. Marc Escola et Bénédicte Louvat, Paris, Garnier-Flammarion, 1999, p. 78-79.
2 Ibidem, p. 81.
3 Ibidem, p. 86.
4 Ibidem, Discours de la tragédie, p. 121
5 Ibidem, Discours des trois unités, d’action, de jour, et de lieu, p. 134.
6 Ibidem, p. 150-151.
- Thème CLIL : 3622 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Théâtre
- ISBN : 978-2-406-14286-7
- EAN : 9782406142867
- ISSN : 2261-575X
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14286-7.p.0825
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 05/04/2023
- Langue : Français