Comptes rendus
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Constellation Cendrars
2021, n° 5. varia - Auteurs : Gladoshchuk (Anastasia), Felix de Moura (Jacilene)
- Pages : 141 à 149
- Revue : Constellation Cendrars
« Tout est un faux accord »
La musique métallique
et mécanique de Blaise Cendrars
Le « simultanéisme » recherché par Blaise Cendrars dans Prose du Transsibérien représente une telle conjonction entre la peinture et la poésie que la musique en semble avoir été négligée. Pourtant, cette prose, entrée dans l’histoire littéraire, se trouve d’emblée « dédiée aux musiciens », et cet art s’inscrit aussi bien par la mécanique des trains que par le monde résonnant tel un « accordéon ». À l’instar du poème « Sainte » de Mallarmé ou du calligramme « Il pleut » d’Apollinaire, la volonté moderne amène un paradoxe dans le rapport à la musique : une nécessité première d’« amuïssement du poète1 », afin de réduire au silence le chantre, et une manière de rendre la musique présente autrement, par-delà la voix, avec une autre orchestration de la page et de la langue. Aussi le paysage porte-t-il un accès à une musique devenue aussi silencieuse, aussi étrange que séduisante, aussi fragmentaire qu’expansive, lorsque le « tout » du monde se révèle un « faux accord ».
Après les vagues d’avant-gardes et les nombreux scandales dans les arts qui ont touché Paris à la Belle-Époque, la lyre du xixe siècle semble forcément « désenchantée » pour la génération moderniste2. La régénération de la musique exige un décentrement et un ressourcement caractéristique des « primitivismes » qui circulent aussi bien dans les arts qu’en littérature3. L’œuvre poétique de Blaise Cendrars poursuit parfaitement ces mouvements et convoque un rapport originel à la 102musique, éloigné néanmoins d’un retour aux louanges des anges ou aux harmonies paradisiaques d’un lointain inconnu. Chez lui, le paysage se fait révélation, initiation, voire explosion, comme une musique pleine de « pistons », ou de « ferraille » stridente, qui déploierait un saisissant contrepoint à la tradition du siècle précédent. Que le paysage soit urbain ou naturel, la musique s’y dévoile en mobile, selon des points de vue et des fracas, porteurs d’un « vitalisme » nietzschéen, préconisé par l’auteur dans les années 1920, en lien avec son « principe d’utilité4 ».
Bien loin de sa terre natale helvétique, ou encore du Paris rêvé en ville des arts, les paysages originels de Blaise Cendrars se développent avant tout dans le cadre du voyage. Les lieux constitutifs se déploient par des départs incessants, qui sont autant d’ouvertures, ou encore dans les trajets eux-mêmes, qui forment un entre-deux se détachant du connu. Aussi, le paysage originel ne se situe pas chez lui dans un lieu donné d’avance, mais il peut apparaître dans « le monde entier ». Chez cet auteur, nous trouvons bien une « passion des origines5 », comme l’indique Claude Leroy, mais d’origines qui prennent appui dans le voyage. La musique décrite à travers les paysages devient alors emblématique d’une esthétique moderniste, qui trouve des ressources dans une alliance de l’élan industriel et d’un primitivisme singulier. Musique viatique, et aussi musique lorsque les lieux livrent le mystère de l’originel. Feuilles de route de 1924 dévoile alors une densité déjà préfigurée par Les Pâques à New York et Prose du Transsibérien. Car plus que d’autres terres, le Brésil, lors du premier voyage réalisé par l’auteur, se compose en « paradis terrestre », dans lequel : « Le simple fait d’exister est un véritable bonheur. C’est une révélation. […] La Terre promise… Le Paradis6… ». Loin d’une recomposition de l’unité ou d’une quelconque découverte intime de soi en identité stable, la rencontre paradisiaque avec le Brésil, tout particulièrement pour la ville de São Paulo, trouve dès les poèmes de Feuilles de route une résonance originelle, propre aux lieux constitutifs. S’il fallait les comparer à certains auteurs contemporains en Suisse, ces perspectives sur le paysage originel chez Cendrars se trouverait plus près d’un auteur comme Charles-Albert Cingria, 103qu’il aime citer, que de Ramuz7. Son « utopialand » brésilien, comme il le nomme, comporte à vrai dire les traits d’une « terre d’élection » et d’un « amour des commencements8 », qui s’écarte d’une appartenance au pays. Maria Teresa de Freitas le souligne : « Comme dans une renaissance – que la métaphore du bain comme purification évoque puissamment –, Cendrars espère de ce voyage non pas la simple découverte du Brésil mais la découverte de l’Autre qui gît en lui, la découverte de lui-même à travers l’Autre9. » Quelle musique peut surgir poétiquement de la découverte de São Paulo ? En quoi cette musique originelle confirme ou infirme-t-elle les musiques précédemment évoquées dans son œuvre poétique ? Contre quelles mélodies ou harmonies anciennes s’élabore-t-elle ? En quoi cette musique métallique et mécanique originelle donne-t-elle un ancrage moderniste et primitiviste à la poésie de Blaise Cendrars ?
Entre deux mondes
Les cloches anciennes et la musique issue des rues
D’emblée, les propos d’Anne Faivre Dupaigre répondent peu à nos questions, car ils sont centrés sur Le Lotissement du ciel, qui donne à Cendrars une touche de « musicien » et de « souffleur » en personne. Son pseudonyme serait même associé aux instruments à vent (Blasintrument, en allemand) et, toujours selon Faivre Dupaigre, de manière autobiographique, Cendrars aurait choisi l’orgue comme instrument principal10. La poésie des débuts littéraires montre autre chose. La composition musicale chez 104cet auteur, comme chez de nombreux poètes modernistes à Paris, tend à se distancier du chantre, pour que la musique apparaisse davantage dans le paysage qu’à travers une figure humaine de la création. Blaise Cendrars le confirme, la musique dite « ancienne », portée par Orphée, se perd, quand bien même son écriture convoque une musicalité nouvelle d’autant plus puissante. Michel Collot considérait l’évocation lyrique de ses paysages dans Documentaires comme un « lyrisme minimal, qui refuse l’emphase et l’effusion, mais qui parle peut-être d’autant plus qu’il dit moins11 ». Ainsi, la musique chez cet auteur, qui se dévoile au moment même où elle tend à disparaître, soulignerait ses « paradoxes musicaux », qui déroutent tant sur le navire les invités à la table du commandant12.
Déjà dans Les Pâques à New York, l’ancienne musique venue des clochers et des églises disparaît au profit d’une nouvelle composition :
Je pense aux cloches tues : – où sont les cloches anciennes ?
Où sont les litanies et les douces antiennes ?
Où sont les longs offices et où les beaux cantiques ?
Où sont les liturgies et les musiques13 ?
À la place des chants religieux, une nouvelle musique émane directement de la rue. Elle est jouée à la fois par des figures humaines (les artistiques saltimbanques, le violoniste aveugle, le manchot à l’orgue de Barbarie, la chanteuse au chapeau de paille14) et par le paysage urbain lui-même, qui fait retentir un « bruit immense » :
Déjà les trains bondissent, grondent et défilent.
Les métropolitains roulent et tonnent sous terre
Les ponts sont secoués par les chemins de fer.
La cité tremble. Des cris, du feu et des fumées,
Des sirènes à vapeur rauquent comme des huées15
105Les distiques de vers rimés valorisent les pouvoirs modernistes de la poésie, jouant sur les alliances inattendues, contradictoires parfois, pour une nouvelle forme sacrée. La musique des temples se voit supplantée par la musique des rues, les moines par les marginaux, les œuvres majeures du répertoire lyrique par une orchestration dissonante provenant des rails et des ponts.
La même symétrie, entre les deux mondes, se produit dans la Prose du Transsibérien. Alors que le sujet lyrique entend encore « les cloches sonores » de Paris, comme le « gros bourdon de Notre-Dame » ou la « cloche aigrelette du Louvre16 », une autre « sonnaille », celle des stations de son itinéraire, résonne comme pour un troupeau : « Tomsk Tchéliabinsk Kainsk Obi Taichet Verkné-Oudinsk17… ». Le voyage amène à comprendre silencieusement une nouvelle liturgie mécanique :
Le train avait ralenti son allure
Et je percevais dans le grincement perpétuel des roues
Les accents fous et les sanglots
D’une éternelle liturgie18.
Dans le mouvement du voyage, les contraires s’harmonisent : les instants perçants produisent une « éternelle liturgie », les « grincements » s’amplifient perpétuellement. C’est pourquoi le devoir du poète serait de traduire mieux le « bruit de chemin de fer ». Car si la « sourde stridence » fait constamment bourdonner les tympans, elle demande également à être entendue ; peut-être comprise, telle une nouvelle musique, plus subtile. Certes, les rues, les ponts d’acier, les trains et les métropolitains pourraient ressembler à une idolâtrie moderniste, et les moteurs pourraient alors « meugler comme les taureaux d’or19 ». Mais il s’agit davantage d’une absorption, d’une dévoration de l’ancien monde par le nouveau, plus industriel, plus expansif et total, lorsque « les vaches broutent le Sacré-Cœur », comme elles mangeraient les pouvoirs du religieux. La furie animale de la modernité engloutit l’ordre de la mesure ; ainsi de la musique, qui se fait autophage.
Blaise Cendrars décrie les opéras du xixe siècle, et compare Wagner au « Pain de Sucre » de Rio, qui était nommé précédemment par les 106Français « le Pot de beurre », ce qui souligne sa pompeuse élévation. Dans « Profond aujourd’hui », il s’en prend également à l’opéra-comique de Gustave Charpentier : « L’orchestre joue Louise. Je m’amuse à cribler de coups d’épingles ce gros corps de baudruche qui flotte à hauteur de mes yeux. Scaphandrier, dans la fumée de mon cigare, seul, j’entends mourir la musique de la sentimentalité qui fait résonner mon casque20. » Dans le vitalisme musical prôné par Cendrars, les baudruches de l’opéra et les symphonies grandioses sont remplacées par les bruits du métal et des pistons.
De la même manière sur les bateaux qui vont et viennent entre l’Europe et le Brésil, les passagers de première classe s’ennuient à écouter « au salon une Allemande prétentieuse [qui] joue du violon avec beaucoup de chichi » ; ennui redoublé au piano par « une jeune Française prétentieuse21 » également. Quand ils n’envient pas les orchestres tziganes, les riches passagers jalousent alors les migrants et les classes populaires qui « chantent et dansent » la jota, font claquer les castagnettes (dans la famille des percussions). Ce conflit entre les musiques, bien loin d’être un conflit entre les classes, ramène au primordial, au ressourcement musical qui s’oppose aux formes figées et conformistes de la civilisation occidentale. Pourtant, davantage encore que les musiciens saltimbanques, le paysage urbain ou naturel montre une orchestration indomptable, produite par les machines et la ferraille, symbolique de la « grande santé » des hommes, selon l’expression nietzschéenne, que le poète a pour fonction de recueillir.
La musique métallique dans le voyage
Le moment constitutif au sein du paysage, dans lequel Cendrars se reconnaît tout particulièrement, tient en une forme originelle livrée par le voyage et qui dévoilerait un sentiment d’appartenance au « monde entier ». Le paysage ne se donne plus sans les sons des moyens de transport ou sans l’acier des élans bâtisseurs. Ainsi, dans Prose du Transsibérien, le « tout » du monde se trouve associé aux « ferrailles » et aux onomatopées des roues du train :
107Ferrailles
Tout est un faux accord
Le broun-roun-roun des roues22.
Le lien au paysage ne se produit plus par la continuité d’une émotion ou d’une prédisposition, comme dans la Stimmung romantique23. Le « faux accord » rassemble les dissonances, les fragmentations, les incidentes permanentes, typiques des rythmes contemporains. Sans la justesse mesurée des intervalles, ces accords ne forment pas l’harmonie attendue par les cloches anciennes. Aussi, la mécanique lancée dans le paysage reste montée sur des « roues vertigineuses », qui forment de nouvelles bouches et de nouvelles voix. De la même manière, lorsque le train roule, il tonne. Percussions et pistons frappent l’esprit par les vers, tel un « gramophone [qui] grasseye une marche tzigane24 ». Les étapes du voyage forment la « sonnaille » et les rails du train les sillons musicaux qu’il est nécessaire de décrypter.
Dans les grandes villes, le train trouve ses équivalents : les trams de São Paulo résonnent comme le métro de New York, c’est-à-dire « avec acharnement ». Leurs sons se conjuguent à ceux des voitures dans une ville devenue déconcertante, lorsque les klaxons répondent aux cris, lorsque les cris eux-mêmes répondent aux grues. Leur nomination entêtante provoque presque une glossolalie :
Trams autos trams
Trams-trams trams trams25
Dans les « poèmes élastiques », les limousines forment ainsi des rangs de violons. Ainsi, face à la « cathédrale végétale » que représente la nature luxuriante des tropiques, Cendrars dira plus tard avoir voulu chercher « l’homme » ; car, sinon, le Brésil « est trop grandiose… et cela fiche le cafard26. » Au fond, si le Brésil peut se donner d’abord comme une terre vierge édénique, il faut surmonter l’angoissante torpeur des origines dites « naturelles » ; car il s’agit davantage d’un 108« paradis à exploiter27 ». Dans les années 1920, Cendrars célèbre constamment l’industrie, car il y reconnaît « le principe d’utilité », typique des Amériques. Lui-même désire intégrer dans son parcours l’industrie du cinéma ou celle de la littérature, qui prennent un essor exceptionnel en France dans les années 1920. La croissance constante du Brésil transforme les chantiers à ciel ouvert en cathédrale humanisée, dont la ferraille laisserait entendre les mutations d’une musique sacrée contemporaine :
La cadence multipliée des charpentiers de fer sur leurs échafaudages
Le tocsin des riveuses pneumatiques
Le bourdon des malaxeuses de béton28.
Le faux accord de l’originel n’amène guère une connaissance spirituelle univoque de l’identité, mais une manière de se saisir en creux, par altération dans le monde. Le paysage urbain condense les forces et les souffles, qui explosent dans une formidable énergie érotique. Loin d’une musique possédée par son musicien, les lieux retentissent et font entendre la « sourde stridence29 » ou « les bannes du tonnerre30 ». La vapeur y est comprimée pour mieux jaillir, et siffler indéfiniment. Le tintamarre de la croissance universelle réduit alors au silence ce qui tintinnabulait si harmonieusement auparavant.
Par-delà les névroses de l’Europe, les Amériques se déploient par un dogme : « le travail », mais « le travail anonyme, le travail désintéressé, c’est-à-dire l’art31. » Dans « Le principe de l’utilité », Cendrars y découvre une formidable puissance, une volonté d’étreindre, de façonner, de pétrir. Si, dans la vaste « société anonyme » produite par la grande industrie, l’homo faber et l’homo loquens se rejoignent pour devenir l’homo sapiens, le poète doit aussi célébrer l’ingénieur. Cendrars ajoute dans le texte « Poètes » combien « le développement du langage [a] suivi de près les développements de l’outillage industriel32 ». La nouvelle musicalité de la poésie pourrait donner forme à l’outillage industriel, à un élan du 109« pragmatisme33 ». Les villes, les machines, les ponts, les voies de chemin de fer, les trains, les câbles sous-marins, les ondes TSF deviennent « le prolongement de la personnalité populaire », qui répond au « bel optimisme » des machines34. Loin des formes abstraites de l’Occident, la musique qui surgit montre combien le faux accord est foncièrement primitiviste, entre l’expansion industrielle et l’élan « sauvage », créé dans la voie la plus puissante du monde, sans recours à la voix du chantre ; comme dans cette suite : « Gong tam-tam zanzibar bête de la jungle rayons-x express bistouri symphonie35 ». Il s’agit bien d’une symphonie, mais dissonante, provenant du monde, allant du « gong » à la musique savante orchestrée, en passant par la science. Dans cette composition, Cendrars découvre le principe même de la vie, son sens premier, sans se complaire à l’idée de se sentir exister. L’adhésion sonne immédiatement faux pour l’oreille occidentale, c’est-à-dire vrai pour la vie, pour qui a « l’ouïe déchirée36 ».
Car les Amériques – si elles forment bien le « berceau de l’homme », selon l’auteur, davantage que l’Orient – n’offrent qu’une illusion du paradis à celui qui voudrait retrouver la sérénité. Le « grand rythme » du monde refait la langue et le corps, et la poésie pétrit elle aussi celui qui voudrait parler, prendre la parole ou se dire directement. Dans une étude sur Moravagine, Aurélien Métroz écrit avec justesse : « Lors de la remontée de l’Onéroque, la sphère est soumise à la dérive, à la glissade, comme si la quête de l’origine qu’elle métaphorise n’aboutissait à aucun résultat tangible, ne figurant pas la découverte d’un en soi ou d’une essence présente depuis la nuit des temps, mais la création continue et renouvelée de l’origine elle-même, destinée à de nouvelles combinaisons futures et astreintes également à la temporalité37. » Au bout du paysage, nul visage n’apparaît ; encore moins le poète en personne. Pourtant, quelque chose délivre une musique effrénée en sourdine – c’est l’écriture elle-même, dont une autre machine devient le symbole.
110La musique mécanique de l’écriture
La lyre, vieil instrument des poètes, cède la place à la machine, plus particulièrement à la machine à écrire. Dès 1917, dans « Profond aujourd’hui », Cendrars compare l’industrie aux chevaux et, par une suite logique, il passe des « machines » aux « locomotives », puis aux « paquebots », pour finir par une « machine à écrire38 ». La lyre d’Orphée se trouve dématérialisée dans les paysages traversés, mais rematérialisée par la machine. L’auteur rappelle constamment combien celle-ci « sonne au bout de chaque ligne », donnant à entendre un rythme, « aussi rapide qu’un jazz39 ». Le poète ne pince plus les cordes d’une lyre déjà bien « désenchantée » au xixe siècle. Et s’il existe encore des « sirènes » autour d’Orphée, alors ce sont les « sirènes à vapeur40 » tenues par les dockers. La petite musique de l’écriture passe désormais par le cliquetis mécanique des touches : engrenages, leviers, articulations. Les psaumes de la modernité sont joués avec « la harpe », mais celle-ci, sous la frappe, est « martelée des aiguilles41 ». Dans un art poétique de Feuilles de route, la machine à écrire sert également à battre la cadence, et Cendrars insiste sur la volonté de « voile[r] le miroir de l’armoire à glace pour ne pas [se] voir écrire42 ». La tuyauterie du bateau ressemble ainsi à la gorge du poète, et lui-même semble se lancer à la conquête d’une forme à travers le paysage en regardant par le hublot. Parmi les métaphores nombreuses qui associent l’écriture à des instruments mécaniques, nous trouvons encore, dans les Poèmes élastiques, les presses dites « linotypes », qui sonnent comme autant de « xylophones43 ». N’avons-nous pas dans cette image les percussions de l’imprimerie ?
111Il n’est pas hasardeux que les chemins de fer soient assimilés au style dans la Prose du Transsibérien. Si les trains d’Europe produisent une musique « à quatre temps », certains chantent des « berceuses » en sourdine, et d’autres rappellent la « prose lourde de Maeterlinck ». Rythme et style se conjuguent, comme si les roues du train déroulaient furieusement l’écriture. La machine à écrire se donne tel l’accordéon « qu’une main sadique tourmente44 », étire, allonge. Elle refait le monde à sa guise, le pétrit autrement, non sans en tirer une musique étrange. Le faux accord retrouve ainsi l’originel par les pouvoirs d’une création toute en frappes et cliquetis.
La musique est dans le paysage par l’homme qui le traverse. Si les femmes qui détestent la musique emportent sur le bateau « un phono45 », il se pourrait, en parallèle, que les poètes qui détestent la musique sentimentale du xixe siècle se déplacent avec des machines à écrire. La lyre moderniste adopte alors la sourdine, puis résonne autrement, frénétiquement, sans les vocalisations et les mélodies des musiques anciennes, sans la nostalgie des cloches devenues inaudibles. Ainsi apparaît le vitalisme qui déchiffre « tous les textes confus des roues », des grues, des bétonneuses et des autres pistons de l’industrie mécanique. La poésie participe à ce qu’elle découvre, une énergie originelle cachée dans les portées du monde entier, aussi bruyante que silencieuse.
Antonio Rodriguez
Université de Lausanne
1 Laurent Jenny, « Lyrisme musical et lyrisme visuel dans les calligrammes d’Apollinaire », A. Rodriguez et A. Wyss (dir.), Le Chant et l’écrit lyrique, Bern, Peter Lang, 2009, p. 97.
2 Laurence Tibi, La Lyre désenchantée. L’Instrument de musique et la voix humaine dans la littérature du xixe siècle, Paris, Champion, 2003.
3 Philippe Dagen, Primitivismes, I et II, Paris, Gallimard, 2019, 2021. Je renvoie également à notre projet de recherche sur les « primitivismes littéraires » à Paris mené avec Christine Le Quellec Cottier, Jehanne Denogent et Nadejda Magnenat.
4 Blaise Cendrars, « Le Principe de l’utilité », Aujourd’hui, Paris, Denoël, TADA 11, 2005 [1931]. Texte de 1924 repris aussi dans le roman Moravagine en 1926.
5 Claude Leroy, « Le Démon du départ », Blaise Cendrars, Partir, Paris, Gallimard, Quarto, 2011, p. 20.
6 Blaise Cendrars, « Le Brésil », Aujourd’hui, op. cit., 2005, p. 212.
7 Dans l’édition à « Poètes », Aujourd’hui, Claude Leroy indique : « Charles-Ferdinand Ramuz (1878-1947), le plus célèbre écrivain romand, prend place aux antipodes de Cendrars qui a voulu mener sa vie “sur un plan mondial”. Les relations entre les deux écrivains suisses semblent avoir été très épisodiques. » (op. cit., p. 490).
8 Claude Leroy, art. cité, p. 21.
9 Maria Teresa de Freitas, « La “découverte” du Brésil », Blaise Cendrars 4 : Cendrars, la Provence et la séduction du Sud, Paris, Minard, Revue des lettres modernes, 1996, p. 50.
10 Anne Faivre Dupaigre, « Cendrars organiste et le ravissement d’amour », Poètes-musiciens : Cendrars, Mandelstam, Pasternak, Rennes, PUR, 2006, p. 17-58 : « Les instruments de musique dont il est question ici sont plus ou moins faciles à identifier. Mais une chose apparaît clairement : ce sont tous des instruments à vent. » Ou encore : « C’est que Cendrars pense ici davantage au corps humain, dont il fait un instrument à vent, et plus précisément, un tuyau d’orgue. » : « https ://books.openedition.org/pur/34726 ?lang=fr (consulté le 10/03/2021) ».
11 Michel Collot, « Les vrais-faux paysages de Blaise Cendrars », Paysage et poésie : du romantisme à nos jours, Paris, J. Corti, 2005, p. 233.
12 Blaise Cendrars, « Mauvaise foi », Feuilles de route, Du Monde entier au cœur du monde, Paris, Gallimard, 2017, p. 252-253.
13 Blaise Cendrars, Les Pâques à New York, Du Monde entier au cœur du monde, op. cit., p. 39.
14 Ibid., p. 36.
15 Ibid., p. 40.
16 Blaise Cendrars, Prose du Transsibérien, ibid., p. 57.
17 Ibid., p. 53.
18 Ibid., p. 59.
19 Ibid., p. 62.
20 Blaise Cendrars, « Profond aujourd’hui », Aujourd’hui, op. cit., p. 7.
21 Blaise Cendrars, « À bord du Formose », Feuilles de route, op. cit., p. 203.
22 Blaise Cendrars, Prose du Transsibérien, ibid., p. 52.
23 Selon les propositions de Michel Collot, « L’Espacement du sujet », Paysage et poésie, op. cit., p. 43-64.
24 Blaise Cendrars, Prose du Transsibérien, ibid., p. 57.
25 Blaise Cendrars, « Paysage », Feuilles de route, op. cit., p. 240.
26 Blaise Cendrars, « Le Brésil », Aujourd’hui, op. cit., p. 213.
27 Ibid., p. 216.
28 Blaise Cendrars, « Les Bruits de la ville », Feuilles de route, op. cit., p. 242.
29 Blaise Cendrars, « Dans le rapide de 19h40 », Feuilles de route, op. cit., p. 192.
30 Blaise Cendrars, « Atelier », Dix-Neuf Poèmes élastiques, op. cit., p. 98.
31 Blaise Cendrars, « Le Principe de l’utilité », Aujourd’hui, op. cit., p. 42.
32 Blaise Cendrars, « Poètes », ibid., p. 93.
33 Blaise Cendrars, « Le Principe de l’utilité », Aujourd’hui, op. cit., p. 45.
34 Ibid., p. 44.
35 Blaise Cendrars, « Tour », Dix-Neuf Poèmes élastiques, Du Monde entier au cœur du monde, op. cit., p. 93.
36 Blaise Cendrars, « F.I.A.T. », ibid., p. 113.
37 Aurélien Métroz, « Paysage et représentations du corps chez Cendrars : la “Grande santé” de Moravagine », Myriam Boucharenc et Christine Le Quelle Cottier (dir.), Aujourd’hui Cendrars, Paris, Champion, 2012, p. 324.
38 « Déjà les machines le rattrapent, le dépassent. Les locomotives se cabrent et les paquebots hennissent sur l’eau. Jamais une machine à écrire n’aura fait une faute d’orthographe étymologique… » (je souligne). Blaise Cendrars, « Profond aujourd’hui », Aujourd’hui, op. cit., p. 6.
39 Blaise Cendrars, « Clair de lune », Feuilles de route, Du Monde entier au cœur du monde, op. cit., p. 196.
40 Blaise Cendrars, « Sur l’Hudson », Documentaires, op. cit., p. 148.
41 Blaise Cendrars, « Dans le rapide de 19h40 », Feuilles de route, op. cit., p. 193.
42 Blaise Cendrars, « Écrire », ibid., p. 252.
43 Blaise Cendrars, « Contrastes », ibid., p. 94.
44 Blaise Cendrars, Prose du Transsibérien, op. cit., p. 52.
45 Blaise Cendrars, Sud-Américaines, op. cit., p. 274.
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- ISBN : 978-2-406-12281-4
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- ISSN : 2557-7360
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12281-4.p.0141
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 27/10/2021
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