Regards
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Considérant – Revue du droit imaginé
2024, n° 6. varia - Auteurs : Bareït (Nicolas), Connil (Damien)
- Pages : 193 à 209
- Revue : Considérant – Revue du droit imaginé
REGARDS
Des lignes de fuite, des perspectives ouvertes, pour aller plus loin, faire reculer l ’ horizon. C ’ est la visée de ces regards. Ni rapports descriptifs, ni comptes-rendus académiques : des impressions mises en mot, toutes subjectives, pour attirer l ’ attention sur tel ou tel avatar du droit imaginé.
Nicolas Bareït & Damien Connil
194 195Borgen, série créée par Adam Price, Saison 4 (2022).
Près de dix ans après la fin d’une troisième saison qui laissait Birgitte Nyborg envisager une nouvelle coalition gouvernementale après des élections auxquelles elle avait participé en ayant contribué à la création d’un parti politique, une nouvelle saison de Borgen est née. Pour le plus grand plaisir du spectateur et si quelques personnages ont disparu, d’autres ont émergé. La saison, proposée par Netflix, compte huit épisodes contre les dix de chacune des trois premières, diffusées par DR1, la chaîne publique danoise. Le générique est un peu différent mais les « codes » sont respectés. La série mêle enthousiasme et sobriété, questionnements personnels et ambitions politiques.
Birgitte n’est plus la Première ministre du Danemark. Elle avait déjà quitté ces fonctions au cours des saisons précédentes. Elle est désormais ministre des Affaires étrangères et cheffe du parti – les Nouveaux démocrates – qu’elle avait créé, avec d’autres, notamment Katrine Fønsmark qui, lors de cette quatrième saison revient au journalisme, à la direction de l’information de la chaîne TV1. Force d’appui d’une coalition dirigée par une autre formation politique, membre du Gouvernement dirigé par une autre Première ministre, Signe Kragh, les Nouveaux démocrates et Birgitte Nyborg sont confrontés à de nouvelles questions et de nouveaux enjeux.
Les lieux changent. Un peu. Borgen reste malgré tout le « château » (traduction littérale du mot), pour désigner le Château de Christiansborg, siège du Parlement danois et lieu d’exercice du pouvoir gouvernemental. Birgitte remarque (et fait remarquer) à la Première ministre, lorsqu’elle s’y rend, que le bureau que cette dernière occupe est plus grand que celui qu’elle occupait elle-même dans ces fonctions. D’autres bureaux sont ceux du Ministère des Affaires étrangères que le spectateur scrute en même temps qu’il regarde la série. Les décors y sont soignés, forcément scandinaves où l’on aperçoit, au gré des séquences, là une lampe du style de celles de Poul Henningsen, ici une chaise façon Arne Jacobsen. Le plaisir de la série s’y trouve aussi.
Comme il se trouve encore dans les arcanes du pouvoir que Borgen met en scène. Des bâtiments officiels que le générique montre sous une autre 196lumière ou, plus exactement, dans un nouveau jeu d’ombre et de lumière, Copenhague et ses lieux de pouvoir, aux questions que la série soulève : la politique, la presse, le pouvoir. Un nouveau thème – quoique la question du Groenland (de son autonomie et de son rapport au Danemark), au cœur de ces nouveaux épisodes, fût déjà évoquée dès la première saison – est développé, interrogeant environnement et relations internationales. Le droit y occupe une part importante, évoquant motion de censure et destitution, représentant commissions parlementaires et gouvernement, expliquant spoil system et fonction publique, signant accords et conventions.
Mais, Borgen n’est pas simplement une série politique. La fiction apparaît encore dans cette quatrième saison comme une réflexion sur la manière d’exercer le pouvoir. En l’occurrence, entre protection de la nature et recherche d’hydrocarbures. Entre Groenland et Danemark. Entre ambition personnelle et projet politique.
L’intrigue (au sens narratif) est celle du pouvoir. Lorsque Katrine Fønsmark et Torben Friis évoquent la possibilité d’écrire un livre, le titre envisagé est Le pouvoir au Danemark. En français, la série elle-même est accompagnée d’un sous-titre. Pour les trois premières saisons, Borgen, une femme au pouvoir. Pour la quatrième : Borgen, le pouvoir et la gloire. De nouveau, le générique est révélateur. Car le mot « magten » (pouvoir, en danois) demeure à l’écran un tout petit peu plus longtemps que le reste, comme pour signifier son importance et apparaître après les images de Birgitte et des protagonistes de la série, des institutions et des bâtiments du pouvoir danois, de la banquise et des raffineries, des papiers à en-tête et des documents officiels. Le mot se détache, en surimpression, entre deux feuillets déchirés comme la représentation d’une responsable politique elle-même tiraillée entre ses fonctions et ses convictions mais parvenant finalement à les concilier. Quand Birgitte Nyborg prononce, au cours du dernier épisode, un discours devant les membres de son parti, empreint de l’enthousiasme, de l’idéalisme et du réalisme qui marquent la série, la question du pouvoir se trouve au cœur : ce pouvoir qu’elle dit nécessaire pour porter ses convictions ; un pouvoir qu’elle ne renie pas mais qu’elle exerce ; le pouvoir que l’on observe, ainsi, en spectateur.
Damien Connil
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Cécile Vigour, Bartolomeo Cappellina, Laurence Dumoulin et Virginie Gautron, La justice en examen. Attentes et expériences citoyennes, PUF, coll. Le lien social, 2022, 436 p.
Cet ouvrage est exemplaire ; n’y allons pas par quatre chemins. Il est exemplaire en raison de ses scrupules méthodologiques. Il est exemplaire parce qu’il ne cherche pas à estomper la complexité de la réalité. Il est exemplaire en ce qu’il est le fruit remarquable d’une pluridisciplinarité en acte. Et il vient à son heure : si les questions de justice sont certainement des questions éternelles, elles sont, aujourd’hui en France, brûlantes.
Fin 2015, une recherche collective est lancée afin de « saisir la manière dont les citoyens se représentent la justice » (p. 2). Il s’agit d’explorer un « angle mort des études sur la justice » (p. 2), d’arpenter un terrain en friche dans le champ de la connaissance. Or, à zone nouvelle, boussole originale. Soit, en l’espèce, la « sociologie de la réception de l’action publique » (p. 2). La démarche consiste à s’intéresser aux « effets des politiques publiques sur leurs ressortissants » et à analyser « la manière dont ces expériences modifient le sens conféré à ces politiques » (p. 9). L’ouvrage entend ainsi examiner « comment les citoyens perçoivent l’action et les politiques de justice, comment leurs représentations et expériences alimentent ou ébranlent la confiance qu’ils ont dans la justice, et affectent l’autorité et la légitimité de cette institution, selon la conformation ou les résistances aux cadrages opérés par ses membres » (p. 9).
L’étude des représentations de la justice n’est donc pas l’apanage des mouvements « Droit et Littérature » et/ou « Droit et Cinéma ». La sociologie peut y apporter son éclairage propre. Les quatre chercheurs expliquent de la sorte que « les représentations sont des schèmes d’interprétation », car elles « articulent pratiques, valeurs, symboles ou images à travers le langage » (p. 5). Se confronter aux représentations, c’est accepter de s’ouvrir au « sensible » et à la « subjectivité » (p. 5), c’est prendre en considération scientifique « les émotions ressenties et les images » (p. 390). En cela, l’ouvrage participe d’une réflexion plus vaste – celle des « travaux sur la conscience du droit » ou Legal Consciousness Studies (p. 15).
198Comment saisir les représentations de la justice ? Au moyen d’entretiens collectifs, associés à un questionnaire. L’introduction prend le temps de présenter le protocole méthodologique, qualitatif et quantitatif, qu’une annexe détaille davantage (p. 401 et s.). L’objectif est clair : ne pas se situer dans une « approche évaluative ou surplombante », mais essayer de restituer la « pluralité des expériences, des représentations de la justice et des rapports au droit et à la justice » (p. 3). En un mot, construire un « kaléidoscope » (p. 18). La démarche est authentiquement cartésienne : le Discours de la méthode ne se prolonge-t-il pas dans une Dioptrique mettant l’œil à l’honneur ?
L’enquête est d’ampleur. Ses enseignements sont présentés sous la forme d’un polyptyque en quatre parties.
En premier lieu sont disséquées les attentes des citoyens à l’égard de la justice. Cette dernière est généralement perçue comme une « condition du vivre ensemble » (p. 37) – cette expression, relativement récente dans le lexique des juristes, n’est malheureusement pas questionnée1. La vision citoyenne du rituel judiciaire et de la « dimension théâtrale » (p. 52) de la justice est particulièrement intéressante. Les critiques adressées à l’institution le sont également. Critiques imagées, s’exprimant au travers de « quatre métaphores principales : la santé et l’éducation, révélatrices d’attentes en termes de soin, d’attention à la singularité et d’autorité […] ; la machine bureaucratique, critiquée pour sa complexité, son formalisme et son encombrement ; la métaphore du jeu, pour souligner que les règles judicaires échappent à un grand nombre ; la balance, pour dénoncer son dérèglement au profit des plus puissants » (p. 69-70).
Vient, en deuxième lieu, l’appréhension des professionnels du droit par les participants à l’enquête. Trois professions sont mises en exergue : les forces de l’ordre, les juges, les avocats. Il ressort que « cinq dimensions influencent les représentations de la justice » (p. 210) : l’appartenance sociale, l’expérience individuelle de la justice, le type de contentieux, le genre et l’appartenance à une minorité ethnique.
La troisième partie est consacrée à la matière répressive. Ce qui frappe avant tout, c’est le « décalage » entre les représentations abstraites de la justice pénale des citoyens et « le regard qu’ils portent sur des affaires concrètes » (p. 216). Ce qui est aussi frappant – mais sans doute est-ce 199un résultat plus attendu2 – c’est la « place centrale » de la prison dans ces représentations pénales (p. 277).
La dernière partie est l’occasion de prendre « davantage de hauteur » (p. 316). La visée est heuristique : mettre en discussion les Legal Consciousness Studies, trop peu connues de ce côté-ci de l’Atlantique3. La pertinence de la typologie proposée par Patricia Ewick et Susan S. Silbey est ainsi mise à l’épreuve. Selon cette typologie, le « rapport quotidien au droit » peut être de trois types (p. 324). Premier type : face au droit – « le droit est vu comme une sphère d’activité séparée de la vie sociale ordinaire » ; il suscite « acceptation » et « crainte ». Deuxième type : avec le droit – « le droit est perçu par les individus comme faisant l’objet d’usages et de jeux dans une perspective stratégique afin de défendre leurs intérêts ». Troisième type : contre le droit – « les individus cherchent à échapper à l’emprise du droit par de petits contournements » (p. 324). Une telle typologie est-elle pertinente pour lire les représentations citoyennes de la justice en France ? La réponse, après examen, s’avère positive (p. 322).
La lecture d’un ouvrage si riche ne peut que donner à penser. Nous nous contenterons de formuler quelques remarques transversales – quatre, pour faire bonne mesure.
D’abord, les représentations de la justice sont nécessairement plurielles. Chercher à les simplifier aboutit à les déformer. Dans cette perspective, tout mérite attention : non seulement l’image d’ensemble offerte par l’ouvrage (les conclusions régulières sont précieuses à cet égard), mais encore les détails de chaque analyse ponctuelle.
Ensuite, la puissance d’attraction de la matière pénale est confirmée. Un paradigme répressif hante nos représentations de la justice et du droit. La place dérisoire occupée par la justice administrative (p. 148) est symptomatique de ce phénomène.
Au surplus, les représentations en question sont loin de correspondre à la réalité du système juridique. Des taches aveugles peuvent être détectées : la distinction police/gendarmerie (p. 119), le corps des procureurs (p. 131 et 397). Elles appellent des analyses plus approfondies.
200Enfin, l’ouvrage laisse entendre que les « fictions » peuvent ou pourraient jouer un rôle dans l’élaboration des représentations de la justice (p. 131 et 398). Le droit imaginé est aussi affaire de sociologues.
Nicolas Bareït
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Sandra Laugier (dir.), Les séries. Laboratoires d’éveil politique, CNRS Éditions, 2022, 392 p.
« Un décryptage d’une vingtaine de séries pour en souligner la puissance éthique et politique », annonce la quatrième de couverture. À la lecture pourtant, l’ouvrage publié sous la direction de Sandra Laugier propose bien plus que cela. Car cette contribution à l’étude des séries présente tout à la fois un panorama et des analyses détaillées de ce type de fictions. Une vue contemporaine, accompagnée de sa mise en perspective. L’ouvrage apparaît véritablement comme une petite encyclopédie des séries du début du xxie siècle et des questions ou thèmes que ces fictions abordent, évoquent ou esquissent.
Le projet est présenté (p. 10) :
Il s’agit d’abord d’élucider le pouvoir propre des séries, leur pensée, non au sens de ce qui est pensé à leur propos, mais de ce qu’elles suscitent comme pensée sur le monde où nous vivons.
L’enjeu n’est donc pas d’étudier les séries pour elles-mêmes ou en elles-mêmes mais, plus largement, pour ce qu’elles proposent et apportent. Pour tenter de prendre « la mesure du rôle que jouent et peuvent jouer les séries pour la transmission et le partage des valeurs, le développement de la démocratie, la prise de conscience des risques (terroristes, 201climatiques, sanitaires, etc.), ou l’inclusion sociale, l’égalité de genre et l’intégration de la diversité » (p. 22-23).
Vingt-deux séries sont ainsi observées, examinées, scrutées. Dans l’ordre alphabétique. À dessein. Tel « un abécédaire sériel de la pensée politique » (p. 26) : The Americans, Baron noir, Black Mirror, The Boys, Le Bureau des Légendes, The Crown, Engrenages, Fauda, Game of Thrones, The Good Place, Homeland, I May Destroy You, Killing Eve, Lupin, Orange Is The New Black, Our Boys, The Plot Against America, Serviteur du Peuple, Un Village français, The Walking Dead, Watchmen, The Wire.
Les contributions en proposent – surtout – des « lectures possibles », pour reprendre les termes que l’un des auteurs, Philippe Corcuff, emploie à propos de celle qu’il analyse, The Wire (p. 376). De ce point de vue, déjà, l’ouvrage mérite de retenir l’attention : de Baron noir comme « chronique de l’ordinaire » (p. 52) à Killing Eve dans une « perspective féministe » (p. 226) ou à « l’importance politique » de Serviteur du Peuple (p. 319), pour ne prendre que ces exemples.
Plus encore, l’ouvrage met en évidence un double dialogue. D’une part, un dialogue entre fictions. Si vingt-deux séries sont observées, les liens, références et renvois à d’autres séries sont particulièrement nombreux. Là encore, de Friends (à l’occasion de l’analyse de Homeland) à Emily in Paris (lorsque Orange Is The New Black est observée). Des séries mais aussi des films voire d’autres types de fictions, littéraires notamment. Ce qui fait de l’ouvrage un outil de travail autant qu’un objet de réflexion. D’autre part, un dialogue entre fiction et réalité, fictif et réel. C’est alors un entremêlement des éléments qui se trouve souligné. Pas simplement pour évoquer l’écho de la fiction dans le réel ou l’inverse mais, bien davantage, pour montrer une forme de « circulation culturelle et politique entre le monde de la fiction et celui du spectateur » (p. 204).
Les contributions n’en négligent pas pour autant d’interroger le « dispositif » que constituent les séries – le terme est utilisé, dans une autre perspective, par Ophir Levy autour de Our Boys pour évoquer le « dispositif narratif » (p. 279) – et les « pratiques » qu’elles suscitent, de visionnage en particulier, y compris du fait de l’émergence des plateformes (qui « s’ajoutent à la télévision », p. 189) et des réseaux sociaux (v. en ce sens, l’analyse lexico-sémantique de commentaires en lien avec la série Lupin).
L’ouvrage met en lumière la place des séries et la force de la fiction : créant « un nouvel espace public » (p. 22), provoquant « l’occasion de 202conversations renouvelées » (p. 322). De ces séries, l’ouvrage souligne tout simplement l’intérêt de les observer autant que de les regarder.
Damien Connil
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Rémy Cabrillac (dir.), Les figures du juge à travers les créations artistiques, Dalloz, coll. Thèmes et commentaires, 2023, 170 p.
C’est par une citation célèbre, puisée chez Stendhal, que Rémy Cabrillac ouvre l’avant-propos du recueil d’articles dont il assure la direction : « un roman : c’est un miroir qu’on promène le long du chemin » (p. 1). Séduisante, cette métaphore spéculaire constitue le fil directeur des conférences dispensées à l’Université de Montpellier et livrées ici à un public plus large.
Chaque conférencier, dans son domaine propre, a cherché à analyser les figures, les images, les « visages » (p. 2) du juge – des juges – reflétés par différents supports de représentation. La variété de ces supports enchante : littérature, théâtre, cinéma, séries télévisées et même peinture. Le « continent artistique » (p. 33) abordé est celui de l’Occident – les récits des Mille et Une Nuits étant toutefois évoqués (p. 91).
Toutes les contributions sont éclairantes. Ainsi, d’emblée, embrassant largement la thématique, François Ost propose une « grille de lecture » (p. 5) des représentations artistiques des juges. Il expose huit cas de figures, lesquels s’agrègent en quatre modèles : le « modèle idéal » (p. 20) associant « partage des parts » et « fonction d’intégration ou de restauration de la paix sociale » (p. 19) ; le « modèle du statu quo » (p. 23) visant la « compensation des torts » (p. 19) ; le « modèle du pardon » qui cherche la « restauration du lien social » (p. 20) ; le « modèle en défaut », symptôme du « déni de justice » (p. 29). Ce premier texte s’achève sur une invitation à « poursuivre la recherche » (p. 33).
203Le cadre général étant tracé, les études sectorielles s’enchaînent. Claire Bouglé-Le Roux s’intéresse aux différentes figures de juges dans Les Fables de La Fontaine, « homme de lettres rompu au droit » (p. 40). Ces figures, « variées et complémentaires », sont « parfaitement représentatives de la critique du temps » (p. 43). Après la littérature, la peinture : Pauline Marcou scrute à la loupe les tableaux de l’époque moderne – de 1453 à 1789 – et y découvre un juge « figure de pouvoir » d’abord, « figure spirituelle » ensuite, « figure idéalisée » enfin (p. 60-61). L’influence de l’art religieux est soulignée à-propos. Changement de lieu, d’époque, de support, avec Valère Ndior. Ce sont, cette fois, les séries télévisées américaines qui sont radiographiées. Elles sont effectivement nombreuses à donner « une place substantielle au personnage du juge », n’hésitant pas à « mettre en lumière l’affectation du processus décisionnel juridictionnel par la personnalité du juge, par ses convictions ou par différents facteurs exogènes » (p. 80). Prenant le relais, Marine Ranouil ramène les lecteurs vers la littérature – celle des contes de fées qu’elle connait bien4 – pour mieux les surprendre. La figure du juge parait absente des contes (p. 92). Est-ce à dire que la justice n’est pas racontée aux enfants ? Non pas. À sa manière, le narrateur des contes tranche les litiges et dit le droit (p. 97). Vient l’heure du théâtre, si proche du tribunal (p. 103). Marie Reverdy parcourt l’Orestie d’Eschyle et l’Horace de Corneille. Sur les planches, le juge incarne « un idéal collectif, social et politique, à même de garantir la paix » (p. 105). Du théâtre à la poésie, la distance n’est pas si grande. Sylvie Schmitt s’emploie à mettre sous les projecteurs le juge des poètes : il est « celui qui décide » (p. 123) et « celui qui écoute » (p. 130). La figure de Diké, « déesse de la Justice » (p. 122), hante ses pages. Le voyage prend fin dans les salles obscures. S’appuyant sur un nombre impressionnant d’exemples, Jacques Viguier répertorie les différentes images du juge dans le cinéma français, en jouant du contraste avec le cinéma américain (p. 138-140).
La promenade du miroir le long du chemin aura été plaisante et instructive. Les étudiants auxquels étaient destinées au premier chef ces contributions, et les lecteurs à leur suite, auront certainement gagné en culture, juridique comme générale. Il faut s’en féliciter.
Il faut s’en féliciter, mais il faut également admettre que l’idée d’une « littérature-miroir du réel » qui sous-tend le présent ouvrage 204peut prêter à discussion5. Tout d’abord, comme le souligne Raymonde Debray Genette, « la fameuse petite phrase » de Stendhal « omet de dire qui regarde ou est supposé regarder ce miroir6 ». En effet, envisager une création artistique comme un dispositif neutre de réflexion de la réalité, c’est oublier l’activité du créateur, sa liberté plus ou moins grande, sa personnalité plus ou moins affirmée. Un regard n’est jamais objectif.
Au surplus, la métaphore spéculaire conduit à concentrer l’attention sur l’image reflétée et non sur le dispositif réflecteur lui-même. De fait, les analyses déployées sont massivement thématiques ; trop peu (p. 40, 64, 68, 75, 115, 143 et 144) s’attachent aux aspects formels des créations en question. Or, un texte littéraire ne se réduit pas à une intrigue : c’est aussi un style, un champ lexical, des techniques narratives. Si le « thème » (p. 121) d’un poème est important, il convient de ne pas négliger le fait que « la forme du poème a autant de signification que son contenu7 ». Même remarque pour les arts de l’écran : les représentations cinématographiques et télévisuelles sont tributaires des angles de vue des caméras, du cadrage, du montage, de la musique, du jeu des acteurs. Et le théâtre est un spectacle vivant, c’est-à-dire une mise en scène des corps dans un espace8.
Il n’est pas question, bien sûr, de bannir toute analyse thématique des créations artistiques. Il s’agit plutôt de plaider en faveur d’une alliance entre les considérations de fond et les considérations de forme, dans la mesure où « tout art impose une forme à une matière9 ».
Nicolas Bareït
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Franck Bourgeron, Hervé Bourhis et Hervé Tanquerelle avec les couleurs d’Isabelle Merlet, Le Ministre & La Joconde, Casterman, 2022, 88 p.
Une traversée… Voilà ce que propose Le Ministre & La Joconde.
Une traversée en mer, d’abord. Celle qui conduit le lecteur sur le paquebot, le France, avec André Malraux, Ministre d’État chargé des affaires culturelles, accompagnant La Joconde sur le continent nord-américain en 1963. Avec tous les risques que cela comporte pour le tableau comme pour le Ministre. Rendant compte de la traversée réelle, le journal Le Monde, une fois le Ministre et l’œuvre de Léonard de Vinci aux États-Unis, le soulignait :
[…] à son arrivée à New-York, M. André Malraux avait insisté particulièrement sur « les risques immenses » que comportait l’envoi du tableau sur un autre continent. En conséquence, a-t-il ajouté, des précautions considérables ont dû être prises. M. Malraux s’est déclaré entièrement satisfait des mesures adoptées à ce sujet par le gouvernement des États-Unis et par la National Gallery. Jamais, a-t-il souligné, un tel ensemble de précautions n’a été pris pour un tableau, et si un accident survenait à la Joconde, a déclaré M. Malraux en plaisantant, « je ne serais certainement plus ministre10 ».
Dans la bande-dessinée, cette traversée n’apparaît pas si paisible. Malgré l’annonce de « cinq jours de mer d’huile » (p. 14), la tempête – à bord – est bien prégnante et les dangers, pour le tableau, ne sont pas forcément là où on les attend.
Traversée en mer, mais traversée d’une époque aussi. Celle de la France des années soixante et de la participation d’André Malraux à l’exercice du pouvoir. Dès l’ouverture de la bande-dessinée, pleine page (p. 5), apparaissent le France, la voiture officielle du Ministre et la brigade motorisée 206qui l’entoure. Plus loin, le Palais de l’Élysée, drapeau flottant et DS garées sur le côté de la Cour d’honneur (p. 27). Le bureau du Président dans le Salon doré quand celui-ci s’entretient avec le Ministre (p. 28-29). Franck Bourgeron explique ainsi, évoquant son co-scénariste Hervé Bourhis, avoir eu « envie depuis longtemps de faire quelque chose sur cette période [d’après 1958]. On a eu à un moment un projet sur les barons du gaullisme. C’est tombé à l’eau, et puis ensuite on s’est focalisé sur Malraux11 ».
Car, la traversée est, enfin, celle de l’imaginaire de Malraux. Lui qui, regardant la mer, voit dans le ciel, à travers les nuages, « du Miró ! Du Matisse » (p. 12), et dans son bleu l’évocation de l’artiste dont son conseiller – « l’énarque » (p. 8), jamais très loin, toujours au soutien – lui rappelle le nom : Yves Klein (p. 13). Le Ministre & La Joconde plonge notamment le lecteur dans trois doubles pages luxuriantes et foisonnantes d’hallucinations « malruciennes12 » (p. 40-41, 42-43 et 44-45). La bande-dessinée signée Frank Bourgeron, Hervé Bourhis et Hervé Tanquerelle avec les couleurs d’Isabelle Merlet en propose un véritable personnage, une figure en tous les sens du terme : tantôt exalté, tantôt renfrogné, souriant puis grimaçant. Écrivain devenu Ministre, poussé à écrire « un discours d’anthologie » (p. 75). Parcourant, avec fougue ou rage, les coursives du paquebot (not. p. 13, 19 ou 57). À grandes enjambées, qui ne sont pas sans rappeler celles d’un autre Ministre, dans d’autres couloirs, dans une autre bande-dessinée : Quai d’Orsay13.
La traversée est intense, faite de péripéties nombreuses. Pour la Joconde comme pour le Ministre, jusqu’au discours officiel et la présentation de l’œuvre à la National Gallery. Le Ministre est mis en scène. Ministre d’État, souligne une dernière note explicative (p. 86).
Damien Connil
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Laurent Galandon et Damien Vidal, La truie, le juge et l’avocat, Delcourt, 2023, 112 p.
Souvent, dans la fable, les animaux parlent. À poils ou à plumes, les bêtes y causent14. Pour cette première raison, La truie, le juge et l’avocat, bande dessinée conçue par Galandon et Vidal, peut être qualifiée de fable. Dans ses cases, l’oie jabote avec la poule, la truie pactise avec le rat, la corneille cuisine le chat, le cheval rue dans les brancards. Mais à ces sons articulés, les hommes n’entendent rien. Chacun parle dans son règne. Une exception, pourtant, à souligner tout de suite : l’Avocat et la corneille comprennent le langage l’un de l’autre (p. 25). Et de ce prodige naît l’argument de la bande dessinée. En effet, à la demande de la corneille, l’Avocat va défendre la Truie qui se trouve accusée de « trouble à l’ordre public » et de « meurtre » (p. 11). Le pénaliste pinaillera : un meurtre, vraiment ? Ne s’agit-il pas plutôt d’un homicide involontaire ? Car ce qui est reproché à la Truie, c’est d’avoir effrayé un cheval qui, se cabrant, a fait chuter son cavalier – lequel en est mort. Ce point technique n’est pas l’essentiel, de même que la confusion entre « prévenue » (p. 9) et « accusée » (p. 50) qui est vénielle. Le plus important est ce que la bande dessinée met en images, à savoir un procès, en bonne et due forme, intenté contre un animal.
Ce n’est pas une affabulation, mais un fait historique : comme a pu le signaler François Ost, « entre 1120 et 184615 », plus de deux cents procès d’animaux ont eu lieu en Europe. Les théories de la responsabilité juridique s’accommodaient alors de telles instances. Galandon et Vidal s’emparent de cette matière judiciaire insolite et la prennent au sérieux. La Truie est ainsi trainée devant un Juge à la robe brodée d’hermine ; son installation forcée à la barre du tribunal vire au pantomime (p. 61). Dans la salle d’audience, le Procureur, représentant « les intérêts de la communauté » (p. 12), déroule son accusation, tandis que l’Avocat déploie 208tout son talent pour défendre le suidé. Assistant au procès comme à un spectacle, le public versatile réclame tantôt la mort de l’accusée (p. 59), tantôt sa libération (p. 66).
Cette mise en scène procédurale est classique. Elle est le support d’une critique tout aussi classique à l’égard de la justice institutionnelle. Celle-ci n’est qu’un espace de pouvoir et de domination. Le Juge n’est pas juste, les faibles sont punis. En cela, Galandon et Vidal réitèrent les leçons de La Fontaine. Mais là où leur fable revêt une autre dimension, c’est lorsqu’elle assimile, subtilement, le sort réservé aux animaux et le sort réservé aux femmes. En particulier, la bande dessinée établit un parallélisme entre deux scènes de rapport sexuel : dans la première, le Juge invoque le « devoir conjugal » pour brutaliser son épouse (p. 20) ; dans la seconde, mal comprise par des enfants, la Truie paraît être l’objet de la concupiscence de son maître (p. 88). Or ces deux scènes ne sont pas montrées aux lecteurs, elles demeurent « hors champ », délibérément. Comme s’il fallait cacher ces actes de violence et d’abus de faiblesse. L’animal et la femme partagent le même sort peu enviable. À la fin d’ailleurs, la Truie est vengée par l’épouse du Juge, laquelle donne à cette vengeance le nom de « justice » (p. 112).
La bande dessinée rompt également avec le classicisme par sa valorisation originale de l’Avocat. Ce dernier est représenté comme un intermédiaire entre deux mondes qui s’ignorent, parce qu’ils ne tiennent pas le même langage. L’Avocat, lui, peut converser avec la corneille et porter la parole de la Truie. Il est le seul à le faire dans ce récit fabuleux. Et c’est grâce à son discours brillant et à un coup de théâtre qu’aurait apprécié Perry Mason16 qu’il sauve, la première fois, la bête injustement accusée (p. 81-82). Intercesseur entre les faibles et les puissants, l’Avocat doit cependant payer le prix de sa place ambivalente : il est condamné au bûcher pour « causerie avec les animaux » (p. 97). Véritable martyr, il est dépeint en héros de ceux qui n’ont pas l’oreille de la justice.
Selon Louis Marin, les fables se caractérisent par le fait qu’elles tiennent un discours en « basse continue17 » à propos de la sanction de 209tout comportement en société : « manger ou être mangé18 ». La bande dessinée porte précisément ce discours en suggérant que la Truie, condamnée à mort, sera mangée par ses bourreaux (p. 105), tandis que le Juge, in fine, est dévoré par les porcelets (p. 111). La moralité de cette fable contemporaine, c’est donc le vieux talion.
Nicolas Bareït
1 V. Andriantsimbazovina, Joël, « “Vivre ensemble” et droit des libertés », Actualité Juridique Droit Administratif, no 35, 2020, p. 2009.
2 Est-il besoin de rappeler la formule de Michel Foucault : « la prison est devenue la forme générale de pénalité »(La société punitive. Cours au Collège de France. 1972-1973, Paris, EHESS-Gallimard-Seuil, coll. Hautes études, 2013, p. 256) ?
3 V. Ewick, Patricia, et Silbey, Susan S., « La construction sociale de la légalité (traduction) », Terrains & travaux, 2004/1, no 6, p. 112.
4 V. cette chronique, Considérant – Revue du droit imaginé, no 1, 2019, p. 188-189.
5 V. les critiques formulées par Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1990, p. 35. V. aussi Bareït, Nicolas, « Fonction narrative et fonction mimétique du droit. Les enquêtes du commissaire Adamsberg », Revue Droit & Littérature, no 7, 2023, p. 187-189.
6 Debray Genette, Raymonde, Métamorphoses du récit. Autour de Flaubert, Paris, Seuil, coll. Poétique, 1988, p. 295.
7 Riffaterre, Michael, « L’illusion référentielle », Littérature et réalité, Paris, Seuil, coll. Points Essais, 2015, p. 99.
8 V. à cet égard Saulnier-Cassia, Emmanuelle, Le Théâtre en procès. Épilogues contentieux de trois querelles dramaturgiques contemporaines, Paris, Classiques Garnier, coll. Littérature et censure, t. 8, 2022, p. 144-146.
9 Lévi-Strauss, Claude, La potière jalouse, Paris, Plon, 1985, p. 235.
10 « Le président Kennedy et M. Malraux inaugurent à Washington l’exposition de “la Joconde” », Le Monde, 9 janvier 1963, https://www.lemonde.fr/archives/article/1963/01/09/le-president-kennedy-et-m-malraux-inaugurent-a-washington-l-exposition-de-la-joconde_2227791_1819218.html (consulté le 19 juillet 2023).
11 Cité dans Houot, Laurence, « Le ministre et la Joconde : André Malraux en flamboyant personnage de BD dans sa rocambolesque traversée de l’Atlantique avec Mona Lisa », https://www.francetvinfo.fr/culture/bd/le-ministre-et-la-joconde-andre-malraux-en-flamboyant-personnage-de-bd-dans-sa-rocambolesque-traversee-de-l-atlantique-avec-mona-lisa_5349622.html (consulté le 20 juillet 2023).
12 Sur l’adjectif à retenir « malruciennes », « malrauciennes » voire « malrauxesques », v. « malraucien ? malrucien ? malrauxien ?… », https://malraux.org/malrucien/ (consulté le 20 juillet 2023).
13 Blain, Christophe et Lanzac, Abel, Quai d’Orsay, Chroniques diplomatiques, Paris, Dargaud, t. 1, 2010 et t. 2, 2011.
14 V. Marin, Louis, « L’animal-fable : Ésope », Critique, no 375-376, 1978, p. 775.
15 Ost, François, Si le droit m’était conté, Paris, Dalloz, 2019, p. 33.
16 V. Villez, Barbara, « À l’école des séries judiciaires : la fiction au service de la représentation télévisuelle de l’avocat et de la justice aux États-Unis et en France », Archives de philosophie du droit, t. 64, 2022, p. 226.
17 Marin, Louis, Le récit est un piège, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. Critique, 1978, p. 131.
18 Marin, Louis, Le portrait du roi, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. Le Sens commun, 1981, p. 117.
- Thème CLIL : 3260 -- DROIT -- Droit général
- ISBN : 978-2-406-16595-8
- EAN : 9782406165958
- ISSN : 2729-2177
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-16595-8.p.0193
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 27/03/2024
- Périodicité : Annuelle
- Langue : Français