Préface
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Capitales érudites. Écrits et savoirs à Lisbonne et à Madrid (xixe-xxe siècle)
- Pages : 9 à 11
- Collection : Histoire culturelle, n° 24
Préface
Gautier Garnier aime la difficulté : à cheval entre histoire et littérature, il entreprend de comparer les usages de l’écriture et des écrits comme expérience de la ville et de ses changements, et ceci sur un temps long embrassant plus d’un siècle, à Madrid comme à Lisbonne. L’entreprise, on le comprend, était risquée et l’on salue d’autant plus sa réussite.
Foisonnant d’érudition, ce livre est non seulement une histoire de l’écrit urbain municipal mais plus généralement une histoire de l’écrit qui décrit leur production et leur usage. Aussi, la grosse vingtaine de polygraphes que Gautier Garnier nous invite à suivre produisent une « ville de papier » qui dessinent non seulement un discours mais aussi un mode d’action sur la ville.
Pour cela, encore fallait-il dresser les contours de ces écrits polygraphiques extrêmement divers, allant du roman historique au commentaire statistique le plus ardu, un continent archivistique qui faisait évidence et unité pour les contemporains mais qui, pour nous, a perdu de sa cohérence. C’est l’un des principaux mérites de ce travail que de jeter une lumière nouvelle sur des écrits jugés secondaires auxquels les historiens ne prêtaient guère plus d’attention.
À travers cette production hétéroclite, c’est un milieu que Gautier Garnier révèle, celui de ces littérateurs de la ville qui sont aussi des employés d’une machine administrative municipale en voie d’autonomisation. L’historien nous introduit dans le milieu de cette élite municipale à la fois littéraire, administrative ou historiographique dont les carrières, les sociabilités et les formes de reconnaissance sont patiemment décrites. Ainsi, consolider la légitimité à écrire sur la ville revient toujours pour eux à consolider une position sociale et politique en même temps qu’elle ouvre le champ à des réformes urbaines concrètes : l’écrit sur la ville devient action d’écriture.
Que ces polygraphes se soient sentis à l’aise avec les structures clientélistes des municipalités madrilène et lisboète n’est pas pour nous 10surprendre. Affirmer par leurs écrits l’autonomie, voire la supériorité du pouvoir municipal, c’est entrer dans une logique corporatiste municipaliste qui s’accorde sans mal aux pouvoirs autoritaires des années 1920 au Portugal – le salazarisme – et des années 1940 en Espagne – le franquisme. Quitte à entrer en conflit avec la logique nationale que ces deux capitales sont censées incarner. Gautier Garnier offre ici une lecture originale et inédite de cette fonction publique locale, dans sa dimension politique, sociale et culturelle où production d’écrits et progression de carrière vont de pair et où les liens tissés entre polygraphes forment un corps informel, souvent peu institutionnalisé, mais suffisamment stable pour perdurer au-delà des ruptures politiques. C’est bien la capacité de la municipalité à incarner la communauté qui en jeu, en bref la capacité à posséder de la ville – et pas seulement la maîtrise de son imaginaire.
Au croisement d’une histoire urbaine, institutionnelle et des savoirs intellectuels, Gautier Garnier réunit un corpus extrêmement divers, seulement réunis par des pratiques d’écriture. On sent bien que chez ces littérateurs, une tension demeure entre une aspiration à une écriture littéraire – voire fictionnelle – d’un côté, et un ancrage descriptif de nature administrative ou historiographique de l’autre. On aboutit donc à un corpus génériquement hybride où les frontières entre la fiction et la non-fiction se brouillent, selon l’historien. C’est sans doute cette nature si singulière et la difficulté inhérente à les analyser comme un tout qui a fait passer ces écrits inaperçus au regard des historiens de la ville. C’est que ces écrits polygraphiques n’ont pas pour but d’établir une vérité sur les villes de Madrid et de Lisbonne mais bien plutôt de construire des faits mémorables, susceptibles d’être souvenus et transmis aux générations futures. Ils sont œuvre de mémoire avant d’être œuvre d’histoire. En décrivant Madrid ou Lisbonne, ces écrits les construisent simultanément.
La force du travail de Gautier Garnier réside bien dans cette perspective originale où les écrits ne sont pas pris comme de simple reflet de la ville – pour leur contenu pour ainsi dire – mais comme constituant la ville en réalité scripturaire. Autrement dit, les écrits ne sont pas ici traités comme sources d’une histoire culturelle mais pour eux-mêmes. L’histoire des écrits n’est pas faite pour documenter une réalité extérieure à eux mais pour décrire leur production, leur usage et la place des hommes de l’écrit dans les institutions.
11Il est à parier que cet ouvrage fera date en ce qu’il ouvre de nombreuses perspectives, ne serait-ce que par la méthodologie comparative qu’il met en œuvre. Par cette brillante histoire sociale des écrits de la ville, Gautier Garnier fait ainsi la démonstration que l’érudition historique sur la ville, la conservation des archives urbaines, les nombreuses activités mémorielles et commémoratives auxquels se livrent les polygraphes sont un moyen à la fois d’affirmer l’existence politique de la ville et de la mettre en texte pour fabriquer son imaginaire.
Stéphane Michonneau
- Thème CLIL : 3378 -- HISTOIRE -- Histoire générale et thématique
- ISBN : 978-2-406-16433-3
- EAN : 9782406164333
- ISSN : 2430-8250
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-16433-3.p.0009
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 03/04/2024
- Langue : Français