« Je ne vis que d’espérance… » – une lettre de collège retrouvée
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Cahiers Tristan Corbière
2021, n° 4. Repolitiqué - Auteur : Houzé (Benoît)
- Pages : 375 à 377
- Revue : Cahiers Tristan Corbière
« Je ne vis que d’espérance… » –
une lettre de collège retrouvée
Je dois à Pierre E. Richard de m’avoir signalé la conservation d’une lettre largement inédite du Corbière collégien dans une bibliothèque new-yorkaise, la Pierpont Morgan Library1. Je remercie cette institution pour la reproduction photographique transmise.
Cette lettre date de la deuxième année de pensionnat à Saint-Brieuc, la première complète puisqu’Edouard-Joachim n’était rentré dans cette institution, l’année précédente, qu’au dernier trimestre. Il va désormais sur ses quinze ans. Cette missive ressemble, dans son ton comme dans ses thèmes, à de multiples autres que l’adolescent envoie depuis Saint-Brieuc à son père, sa mère et parfois sa sœur. Edouard-Joachim dit sa hâte de revoir Morlaix, et en particulier la demeure du Launay synonyme de vacances, avec un alliage de candeur et d’ironie typique de sa correspondance à cette époque. J’ai gardé l’orthographe et la ponctuation originales.
Benoît Houzé
Université Rennées 2 (CELLAM)
376Le jeudi 4 mai 1860
Chère maman
Nous voilà rendus à la sortie et maintenant je suis bien content qu’elle ait été remise. J’espère au moins que j’ai de chouettes lettres de vous qui m’attendent chez les Bazin car sans ça la sortie ne serait pas complète. Je me suis dépéché bien vite comme à l’ordinaire de finir mes devoirs de sorte que je vais avoir le temps de remplir les deux pages d’ordonnance. Je crois qu’il va faire assez beau aujourd’hui quoiqu’il ne fasse pas de soleil, mais tous ces jours derniers nous avons eu un temps magnifique. Ça s’annonce bien pour les vacances. Nous avons composé cette semaine en thème latin, mais j’aurai une mauvaise place. Je ne sais pas pourquoi mais je ne suis pas en train de travailler et j’aime généralement mieux perdre à mon temps à penser aux vacances qu’à faire un thème ou une version. Mais sois tranquille je vous ai promis d’être au moins une fois premier et je le serai. Comme vous êtes heureux, vous voilà au Launay2 depuis hier, je vais recommencer ma chanson du Launay car je bisque trop de ne pas y être. Comme la caille3 est heureuse aussi de coucher dans ma chambre. Mais bientôt je vais la déménager, ainsi elle peut s’en donner en attendant. Mais tu devrais faire tapisser ma chambre, elle serait encore plus chique. Si tu pouvais trouver une tapisserie pareille à l’ancienne car elle était jolie mais elle est toute déchirée. Je compte toujours sur papa pour protéger mon jardin contre Gouronnec4 et quand il sera en ville toi Lucie et ma bonnic vous pourrez bien le défendre toutes les trois. Je suis bien pressé de voir l’installation de la nouvelle allée pour la voiture et de la nouvelle écurie. Et les Puyo5 quand délogeront-ils ? Que tout le monde se dépêche car je vais arriver bientôt. Dimanche soir les Bazin sont venus me voir et comme j’avais demandé du papier à lettres à Mme Bazin elle a envoyé ma sa bonne m’en chercher ma ce lui ci n’est pas bon, il est beaucoup trop vernis. Tu avais raison je n’en avais pas apporté assez en partant à Pâques. Demande à papa 377s’il a apporté mon fusil à la campagne car l’année dernière le pauvre diable était resté en ville et il était rouillé. Mon pion est toujours aussi méchant pour moi, mais je m’en fiche puisqu’il ne me persécutera plus que pendant trois petits mois. On dit que peut-être la distribution sera le premier Août6. Ce serait joliment chique en attendant préparez-vous de bonne heure à venir me prendre. Je travaille un peu moins mal l’histoire et voilà deux classes que j’ai passées sans pensum. Je crois que c’est la première fois que ça m’arrive. Comment, tu me dis de ne pas penser au bon temps que je passais à Morlaix, mais alors ce ne serait pas vivre, je ne pourrais pas vivre deux jours ici si je n’avais pour consolation que le travail les succès et la satisfaction intérieure. Je ne vis que d’espérance et je ne passerai pas trois mois s’il m’était défendu de penser aux vacances. Cresti7, Guillaume et Jannie ont peur de s’ennuyer à la campagne ils sont joliment difficiles. Que feraient-ils donc s’ils étaient à ma place. Moi je ne trouve aucun endroit dans le monde ou on puisse s’amuser autant que les habitants du Launay, et je ne le changerais pas pour le paradis terrestre. Et mon pauvre Gouronnec me pleure encore mais puisque ce n’est qu’aux leçons je ne crains pas qu’il meure de chagrin. Dis-lui que je vais arriver bientôt et que je lui achèterai tout ce qu’il voudra. Que nous aurons joliment de plaisir ! il verra un peu nous nous en donnerons. Dis-moi combien de temps nous irons au bord de la mer. Je n’ai pas le temps d’écrire à ma Cagaille aujourd’hui mais la prochaine fois elle peut être sure sure d’une longue lettre. Embrasse bien pour moi Papa ma bonnic Lucie mon gros Gouronnec et tous les puyo.
Toi aussi ma bonne maman je t’embrasse bien tendrement.
Ton Édouard qui t’aime de tout son cœur.
Vous allez encore aller à la messe des ursulines8. Je me rappelle comme c’était chique le matin avant le déjeuner. mais bientôt je serai aussi de la partie –
1 Morgan Library & Museum, New York, cote MA 13855.
2 L’une des demeures de la famille, sur les hauteurs de Morlaix, non loin du manoir de Coat Congar où est né Edouard-Joachim.
3 Edouard-Joachim évoque ici sa sœur, qu’il surnomme d’habitude « Cagaille » : il utilise apparemment une variante de ce surnom. Ma leçon est incertaine pour l’article.
4 Surnom d’Edmond, petit frère d’Edouard-Joachim, qui n’a pas encore cinq ans au moment où ce dernier écrit cette lettre.
5 La famille d’Aspasie Puyo, mère d’Edouard-Joachim.
6 L’année précédente, Edouard-Joachim n’avait pu rentrer au Launay que le 8 août (voir lettre à sa mère du 22 juillet 1860, dans Œuvres Complètes, éd. P.-O. Walzer et F.-F. Burch, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1970, p. 956).
7 C’est bien la graphie que l’on semble devoir lire ici : il s’agirait alors d’une variante de l’interjection « Cristi », courante sous la plume d’Edouard-Joachim.
8 Le couvent des Ursulines est situé à moins d’un kilomètre du manoir de Coat-Congar, où réside la famille Corbière, en direction du centre-ville de Morlaix.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-13252-3
- EAN : 9782406132523
- ISSN : 2608-5895
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-13252-3.p.0375
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 22/06/2022
- Périodicité : Annuelle
- Langue : Français