Editor’s note The two faces of Octave Mirbeau
- Publication type: Journal article
- Journal: Cahiers Octave Mirbeau
2022, n° 29. varia - Author: Lair (Samuel)
- Pages: 11 to 15
- Journal: Octave Mirbeau Studies
ÉDITORIAL
Les deux visages d’Octave Mirbeau
In memoriam Serge Duret
Mirbeau, de la société, sans en être… C’est à ce paradoxe fascinant que le volume annuel de notre société tente de donner sa vraie épaisseur, paradoxe qui posséda du vivant de l’écrivain une incontestable réalité. Autour de ses deux volets – Mirbeau et les académiciens Goncourt ; Mirbeau et l’anarchisme –, le lecteur prendra la mesure des deux facettes d’un auteur ennemi irréductible des groupements sociaux, des corps constitués, des partis ; et qui parallèlement fut un membre impliqué de la Société littéraire des Goncourt, première dénomination de ce groupement ambivalent destiné à contrer l’Académie française (Sylvie Thorel, « Bohèmes et académiciens. Une lecture croisée de Charles Demailly, Sapho et Le Calvaire »).
Sans conteste, il prit ses fonctions très au sérieux et il exerça une influence déterminante, tant dans l’attribution annuelle du prix que dans le choix des confrères invités à se joindre à la table des Dix, à l’occasion de la mort de l’un d’entre eux. Le soin mis à complaire à ses pairs du mieux qu’il pût, l’effort pour faire prévaloir les rondeurs de caractère plus que les traits d’une personnalité volcanique et anguleuse qui leur coexistaient pourtant, sont sensibles. Mais çà et là, ponctuellement, les résurgences d’un tempérament porté à l’intempérance éclatent ; chassez le naturel et l’anarchiste revient au galop. L’élection de Jules Renard à l’académie Goncourt eut lieu au forceps, et il ne fallut rien moins que la démission d’Octave Mirbeau pour la voir aboutir.
Il est vrai que la médiatisation forcée à laquelle furent soumis des écrivains qui jusqu’alors, défendaient leur droit à la discrétion, semblait de 12prime abord contre-nature. Leur rôle diffracté à l’envi dans les médias voire dans les œuvres de fiction (Fabrice Mundzik, « Destins croisés : J.-H. Rosny et Octave Mirbeau »), leur soudaine omniprésence dans la vie littéraire et culturelle finirent par témoigner d’une existence propre de leur image ; à terme, cette dernière tendit à leur échapper et par vivre d’une sorte de dynamique autonome. La médiatisation outrancière convint-elle à ces confrères réunis un peu artificiellement par l’académie ? Certains, comme Ajalbert ou Rosny virent peut-être dans cette popularité l’occasion d’un divertissement au sens pascalien du terme ; d’autres, plus discrets comme Léon Hennique, deuxième président de l’académie Goncourt (Renaud Oulié et Samuel Lair, « L’amitié entre Hennique et Mirbeau. Aux sources du naturalisme »), s’accommodèrent assez mal d’être placés sous les feux des constantes évocations médiatiques ; la démission de cet écrivain en 1912, même si elle est motivée par des motifs plus obvies, dit assez bien l’inadaptation face à l’exposition mal vécue par des écrivains spontanément portés à la discrétion. L’humble Geffroy ne dut-il pas faire, lui aussi, à son activité journalistique proliférante le sacrifice de son œuvre littéraire propre ? Écartelé par les contraintes imposées par le journal de Clemenceau, La Justice, il consacra près d’une douzaine d’années à l’élaboration de sa biographie d’Auguste Blanqui, L’Enfermé (Patricia Plaud-Dilhuit, « Gustave Geffroy, “Un homme façonné par le regard de l’art” »).
Une écrivaine (osons ce néologisme en passe d’être dorénavant incontesté, et qui suscitait en son temps la moquerie de Jules Renard) comme Judith Gautier, « “Chinoise” à l’académie Goncourt » selon Yvan Daniel, méritait à double titre, au moins de trouver sa place dans nos pages. Le volume lui consacre deux textes et participe à sa manière à la réhabilitation de cette passionnée d’arts asiatiques. Femme un peu isolée dans une académie somme toute assez misogyne, elle affirma sa sensibilité et son érudition au sein du petit cercle. Il ne faudra pas moins de la constitution d’une nouvelle récompense littéraire, le prix Femina – vie heureuse en 1904, destiné à faire pièce à l’académie Goncourt, pour rééquilibrer les forces en présence, d’une façon moins oublieuse de l’équité hommes-femmes. La sauvagerie que portait en elle la fille de Théophile Gautier et que s’accordent à déceler les témoins de sa vie, Edmond de Goncourt et Anatole France parmi les premiers, Judith Gautier la projette hors de soi, jusqu’à lui faire imprégner ses récits orientaux. Yichao Shi, dans « Crimes et supplices dans la Chine chimérique : rencontre littéraire de 13Judith Gautier avec Octave Mirbeau », esquisse l’inventaire des cruautés déployées dans son œuvre chinoise, à la fois proche et très distincte du Jardin des supplices d’Octave Mirbeau.
Les écrivains dont nos contributeurs dressent ici le portrait ne furent pas tous des académiciens Goncourt, ni même des lauréats, mais du sulfureux Léon Bloy (Émile Van Balberghe, « Le jour du Grand Prix »), qui sait encore qu’il fut question pour l’attribution du prix en 1905 ? Quant à Paul Léautaud, Jean-Auguste Poulon nous rappelle que son entrée dans le champ littéraire coïncide avec l’illusion maintenue trop longtemps, à partir de la fin de 1903, que son ouvrage Le Petit Ami pouvait être récompensé par la première édition du prix. Il n’en sera rien, et les efforts conjoints et quelque peu partagés de Marcel Schwob, d’Octave Mirbeau et de Lucien Descaves ne suffiront pas à faire reconnaître, cette année-là, le futur diariste.
En apparence, donc, Mirbeau sut évoluer avec aisance au sein de ce microcosme des Goncourt, qui ne fut pas épargné par les tempêtes. L’exercice de sa sociabilité plus ou moins contrainte se limitait-elle à la vie littéraire ? Fut-elle une façade suggérée par une intelligence tactique ? Mirbeau, bifrons ? En vérité, plus complexe est la réalité. Dans le dossier qu’il dirige et qui porte sur l’engagement anarchiste de Mirbeau et sa réception, Yannick Lemarié nous fait toucher du doigt le caractère relatif des appréciations où il convient de se situer.
L’adhésion de Mirbeau à l’anarchisme, si elle est un fait incontesté, est marquée par son caractère tardif puisque les années 1880 témoignent chez lui d’une forme de silence voire d’indifférence à la réalité de faits politiques pourtant significatifs et, surtout, de nature à faire réagir un compagnon de la cause ; s’il faut accorder une forme de légitimité aux archives de la police, force est de reconnaître qu’elles témoignent surtout de la notoriété de l’homme de presse, reconnue par la surveillance policière qui encadre ses activités, tant l’activisme policier dont Mirbeau a fait l’objet suit avant tout la courbe de l’actualité politique et sociale (Yannick Lemarié, « Mirbeau sous surveillance »).
À l’évidence, l’écrivain n’embrassa pas tous les aspects de la sensibilité anarchiste, et le maintien d’un certain discours misogyne fait obstacle à la pleine convergence de vues (Marie-Pier Tardif, « La représentation des questions de genre dans Le Calvaire et Le Journal d’une femme de chambre d’Octave Mirbeau : le masculinisme, une entorse à l’anarchisme »).
14Par ailleurs, l’historien est également en droit de mettre en question la véritable coïncidence de pensée entre Mirbeau et certains théoriciens de l’anarchisme, comme Jean Grave, Élisée Reclus (Yannick Lemarié, « Octave Mirbeau et Élisée Reclus, deux faces de l’anarchisme ») et Sébastien Faure (Alain (Georges) Leduc, « Octave Mirbeau versus Sébastien Faure. Une roborative encyclopédie »), qu’une communauté de conceptions plus profonde eût dû rapprocher bien davantage ; ou de soumettre à l’analyse rigoureuse le prétendu maquillage du testament politique signé Mirbeau et paru dans la presse, à sa mort (Samuel Lair, « Sur le testament patriotique d’Octave Mirbeau, qui n’est nullement apocryphe »). Comme nombre d’acteurs de la nébuleuse anarchiste plongés au cœur d’un conflit mondial cauchemardesque, Mirbeau proclame à cette date un ralliement inconditionnel à la patrie française, attitude qu’il est au moins malhonnête de tenir pour nulle et non avenue. À l’instar de Félix Fénéon dont il ne partageait pas l’activisme, Octave Mirbeau suivit assurément la ligne de meilleure pente de son tempérament, celle d’un écrivain anarchiste plus que d’un théoricien. Et dans ce dispositif littéraire qui unit les deux partenaires, Jacques-Philippe Saint-Gérand (« Félix Fénéon et ses lecteurs : style et hologrammatisme ») rappelle à bon droit que la puissance du style « réside dans la tension prolongée, et jamais résolue (energeia), se nouant entre l’auteur et le lecteur ». C’est assurément cette tension qui permet d’envisager avec quelque succès la réalité d’une écriture anarchiste pratiquée par Mirbeau.
Samuel Lair
Président de la Société
Octave Mirbeau
Au moment de boucler ce numéro des Cahiers Octave Mirbeau, nous avons tenu à inscrire devant ces nouvelles contributions le nom de notre ami Serge Duret, décédé le 29 juillet 2022, en présence de ses enfants Elvire et Joseph. Il fut vice-président de la société Octave Mirbeau pendant plusieurs années, et sa haute tenue intellectuelle lui permettait de se tenir au-dessus de la mêlée, au sein d’une association qui connut certaines tourmentes. Ce serait peu de dire que ses amis vont désormais regretter ses hautes compétences universitaires, son élégance morale, sa sagesse. Sa grande exigence spirituelle en faisait un être dont les conversations rendaient toujours ses interlocuteurs plus intelligents.
Serge était sans conteste une personne d’un intérêt remarquable au plan humain, spirituel, scientifique et littéraire. Là où il est, puisse-t-il retrouver les amoureux de Romain Rolland, d’Alain-Fournier, d’Octave Mirbeau ! Ses obsèques ont eu lieu à l’église de Saint-Benoît, dans la Vienne, le 4 août 2022.
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-14651-3
- EAN: 9782406146513
- ISSN: 2726-0518
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-14651-3.p.0011
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 03-08-2023
- Periodicity: Annual
- Language: French