Aller au contenu

Classiques Garnier

Éditorial Les deux visages d’Octave Mirbeau

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Cahiers Octave Mirbeau
    2022, n° 29
    . varia
  • Auteur : Lair (Samuel)
  • Pages : 11 à 15
  • Revue : Cahiers Octave Mirbeau
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406146513
  • ISBN : 978-2-406-14651-3
  • ISSN : 2726-0518
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14651-3.p.0011
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 08/03/2023
  • Périodicité : Annuelle
  • Langue : Français
11

ÉDITORIAL

Les deux visages dOctave Mirbeau

In memoriam Serge Duret

Mirbeau, de la société, sans en être… Cest à ce paradoxe fascinant que le volume annuel de notre société tente de donner sa vraie épaisseur, paradoxe qui posséda du vivant de lécrivain une incontestable réalité. Autour de ses deux volets – Mirbeau et les académiciens Goncourt ; Mirbeau et lanarchisme –, le lecteur prendra la mesure des deux facettes dun auteur ennemi irréductible des groupements sociaux, des corps constitués, des partis ; et qui parallèlement fut un membre impliqué de la Société littéraire des Goncourt, première dénomination de ce groupement ambivalent destiné à contrer lAcadémie française (Sylvie Thorel, « Bohèmes et académiciens. Une lecture croisée de Charles Demailly, Sapho et Le Calvaire »).

Sans conteste, il prit ses fonctions très au sérieux et il exerça une influence déterminante, tant dans lattribution annuelle du prix que dans le choix des confrères invités à se joindre à la table des Dix, à loccasion de la mort de lun dentre eux. Le soin mis à complaire à ses pairs du mieux quil pût, leffort pour faire prévaloir les rondeurs de caractère plus que les traits dune personnalité volcanique et anguleuse qui leur coexistaient pourtant, sont sensibles. Mais çà et là, ponctuellement, les résurgences dun tempérament porté à lintempérance éclatent ; chassez le naturel et lanarchiste revient au galop. Lélection de Jules Renard à lacadémie Goncourt eut lieu au forceps, et il ne fallut rien moins que la démission dOctave Mirbeau pour la voir aboutir.

Il est vrai que la médiatisation forcée à laquelle furent soumis des écrivains qui jusqualors, défendaient leur droit à la discrétion, semblait de 12prime abord contre-nature. Leur rôle diffracté à lenvi dans les médias voire dans les œuvres de fiction (Fabrice Mundzik, « Destins croisés : J.-H. Rosny et Octave Mirbeau »), leur soudaine omniprésence dans la vie littéraire et culturelle finirent par témoigner dune existence propre de leur image ; à terme, cette dernière tendit à leur échapper et par vivre dune sorte de dynamique autonome. La médiatisation outrancière convint-elle à ces confrères réunis un peu artificiellement par lacadémie ? Certains, comme Ajalbert ou Rosny virent peut-être dans cette popularité loccasion dun divertissement au sens pascalien du terme ; dautres, plus discrets comme Léon Hennique, deuxième président de lacadémie Goncourt (Renaud Oulié et Samuel Lair, « Lamitié entre Hennique et Mirbeau. Aux sources du naturalisme »), saccommodèrent assez mal dêtre placés sous les feux des constantes évocations médiatiques ; la démission de cet écrivain en 1912, même si elle est motivée par des motifs plus obvies, dit assez bien linadaptation face à lexposition mal vécue par des écrivains spontanément portés à la discrétion. Lhumble Geffroy ne dut-il pas faire, lui aussi, à son activité journalistique proliférante le sacrifice de son œuvre littéraire propre ? Écartelé par les contraintes imposées par le journal de Clemenceau, La Justice, il consacra près dune douzaine dannées à lélaboration de sa biographie dAuguste Blanqui, LEnfermé (Patricia Plaud-Dilhuit, « Gustave Geffroy, “Un homme façonné par le regard de lart” »).

Une écrivaine (osons ce néologisme en passe dêtre dorénavant incontesté, et qui suscitait en son temps la moquerie de Jules Renard) comme Judith Gautier, « “Chinoise” à lacadémie Goncourt » selon Yvan Daniel, méritait à double titre, au moins de trouver sa place dans nos pages. Le volume lui consacre deux textes et participe à sa manière à la réhabilitation de cette passionnée darts asiatiques. Femme un peu isolée dans une académie somme toute assez misogyne, elle affirma sa sensibilité et son érudition au sein du petit cercle. Il ne faudra pas moins de la constitution dune nouvelle récompense littéraire, le prix Femina – vie heureuse en 1904, destiné à faire pièce à lacadémie Goncourt, pour rééquilibrer les forces en présence, dune façon moins oublieuse de léquité hommes-femmes. La sauvagerie que portait en elle la fille de Théophile Gautier et que saccordent à déceler les témoins de sa vie, Edmond de Goncourt et Anatole France parmi les premiers, Judith Gautier la projette hors de soi, jusquà lui faire imprégner ses récits orientaux. Yichao Shi, dans « Crimes et supplices dans la Chine chimérique : rencontre littéraire de 13Judith Gautier avec Octave Mirbeau », esquisse linventaire des cruautés déployées dans son œuvre chinoise, à la fois proche et très distincte du Jardin des supplices dOctave Mirbeau.

Les écrivains dont nos contributeurs dressent ici le portrait ne furent pas tous des académiciens Goncourt, ni même des lauréats, mais du sulfureux Léon Bloy (Émile Van Balberghe, « Le jour du Grand Prix »), qui sait encore quil fut question pour lattribution du prix en 1905 ? Quant à Paul Léautaud, Jean-Auguste Poulon nous rappelle que son entrée dans le champ littéraire coïncide avec lillusion maintenue trop longtemps, à partir de la fin de 1903, que son ouvrage Le Petit Ami pouvait être récompensé par la première édition du prix. Il nen sera rien, et les efforts conjoints et quelque peu partagés de Marcel Schwob, dOctave Mirbeau et de Lucien Descaves ne suffiront pas à faire reconnaître, cette année-là, le futur diariste.

En apparence, donc, Mirbeau sut évoluer avec aisance au sein de ce microcosme des Goncourt, qui ne fut pas épargné par les tempêtes. Lexercice de sa sociabilité plus ou moins contrainte se limitait-elle à la vie littéraire ? Fut-elle une façade suggérée par une intelligence tactique ? Mirbeau, bifrons ? En vérité, plus complexe est la réalité. Dans le dossier quil dirige et qui porte sur lengagement anarchiste de Mirbeau et sa réception, Yannick Lemarié nous fait toucher du doigt le caractère relatif des appréciations où il convient de se situer.

Ladhésion de Mirbeau à lanarchisme, si elle est un fait incontesté, est marquée par son caractère tardif puisque les années 1880 témoignent chez lui dune forme de silence voire dindifférence à la réalité de faits politiques pourtant significatifs et, surtout, de nature à faire réagir un compagnon de la cause ; sil faut accorder une forme de légitimité aux archives de la police, force est de reconnaître quelles témoignent surtout de la notoriété de lhomme de presse, reconnue par la surveillance policière qui encadre ses activités, tant lactivisme policier dont Mirbeau a fait lobjet suit avant tout la courbe de lactualité politique et sociale (Yannick Lemarié, « Mirbeau sous surveillance »).

À lévidence, lécrivain nembrassa pas tous les aspects de la sensibilité anarchiste, et le maintien dun certain discours misogyne fait obstacle à la pleine convergence de vues (Marie-Pier Tardif, « La représentation des questions de genre dans Le Calvaire et Le Journal dune femme de chambre dOctave Mirbeau : le masculinisme, une entorse à lanarchisme »).

14

Par ailleurs, lhistorien est également en droit de mettre en question la véritable coïncidence de pensée entre Mirbeau et certains théoriciens de lanarchisme, comme Jean Grave, Élisée Reclus (Yannick Lemarié, « Octave Mirbeau et Élisée Reclus, deux faces de lanarchisme ») et Sébastien Faure (Alain (Georges) Leduc, « Octave Mirbeau versus Sébastien Faure. Une roborative encyclopédie »), quune communauté de conceptions plus profonde eût dû rapprocher bien davantage ; ou de soumettre à lanalyse rigoureuse le prétendu maquillage du testament politique signé Mirbeau et paru dans la presse, à sa mort (Samuel Lair, « Sur le testament patriotique dOctave Mirbeau, qui nest nullement apocryphe »). Comme nombre dacteurs de la nébuleuse anarchiste plongés au cœur dun conflit mondial cauchemardesque, Mirbeau proclame à cette date un ralliement inconditionnel à la patrie française, attitude quil est au moins malhonnête de tenir pour nulle et non avenue. À linstar de Félix Fénéon dont il ne partageait pas lactivisme, Octave Mirbeau suivit assurément la ligne de meilleure pente de son tempérament, celle dun écrivain anarchiste plus que dun théoricien. Et dans ce dispositif littéraire qui unit les deux partenaires, Jacques-Philippe Saint-Gérand (« Félix Fénéon et ses lecteurs : style et hologrammatisme ») rappelle à bon droit que la puissance du style « réside dans la tension prolongée, et jamais résolue (energeia), se nouant entre lauteur et le lecteur ». Cest assurément cette tension qui permet denvisager avec quelque succès la réalité dune écriture anarchiste pratiquée par Mirbeau.

Samuel Lair

Président de la Société
Octave Mirbeau

15

Au moment de boucler ce numéro des Cahiers Octave Mirbeau, nous avons tenu à inscrire devant ces nouvelles contributions le nom de notre ami Serge Duret, décédé le 29 juillet 2022, en présence de ses enfants Elvire et Joseph. Il fut vice-président de la société Octave Mirbeau pendant plusieurs années, et sa haute tenue intellectuelle lui permettait de se tenir au-dessus de la mêlée, au sein dune association qui connut certaines tourmentes. Ce serait peu de dire que ses amis vont désormais regretter ses hautes compétences universitaires, son élégance morale, sa sagesse. Sa grande exigence spirituelle en faisait un être dont les conversations rendaient toujours ses interlocuteurs plus intelligents.

Serge était sans conteste une personne dun intérêt remarquable au plan humain, spirituel, scientifique et littéraire. Là où il est, puisse-t-il retrouver les amoureux de Romain Rolland, dAlain-Fournier, dOctave Mirbeau ! Ses obsèques ont eu lieu à léglise de Saint-Benoît, dans la Vienne, le 4 août 2022.