Addenda
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Cahiers Octave Mirbeau
2022, n° 29. varia - Auteurs : Jordan (Tristan), Staroń (Anita)
- Pages : 345 à 350
- Revue : Cahiers Octave Mirbeau
Addenda
ADDENDUM no 1
Malgré que
L’affaire est d’importance. Pierre Michel la compare à l’affaire Dreyfus et à la Shoah en affirmant :
Et pourtant, il y a encore aujourd’hui des révisionnistes en tous genres : les uns croient toujours à la culpabilité de Dreyfus, les autres continuent de nier la Shoah… et il y en a même qui accordent encore leur confiance à Gustave Hervé1 !
Rappelons les faits. Un jour de février 1917, Alice Mirbeau, veuve d’Octave, remet au directeur du Petit Parisien un manuscrit présenté comme le testament politique que lui a dicté son mari quelques jours avant sa mort. Dans son édition du 19 février 1917, Le Petit Parisien publie en première page ce fameux testament commençant par cette phrase : « Malgré que mes forces soient usées, je ne puis me résigner à disparaître sans avoir offert, à ceux qui voudront m’entendre, mes dernières pensées ». Lesquelles consistent en le reniement de tous ses engagements antimilitariste et antipatriotique. Aussitôt s’élèvent des voix indignées accusant Alice de trahison, d’avoir commis un faux en remettant un texte non pas dicté par Octave mais par Gustave Hervé, homme politique de gauche, thèse adoptée par Pierre Michel qui pour dénoncer l’imposture s’appuie sur plusieurs critères parmi lesquels l’auteur du Jardin des supplices ne pouvait utiliser aussi mal à propos l’expression malgré que2. Une phrase aussi impropre que Malgré que mes forces soient 346usées ne peut pas avoir été dictée par le parfait connaisseur de la langue qu’était Octave Mirbeau. Que disent les tenants du vocabulaire et de la grammaire ?
ACADÉMIE FRANÇAISE. Loc. conj. Malgré que s’emploie dans la langue soutenue avec le verbe avoir conjugué au subjonctif. Malgré que j’en aie, quelque mauvais gré, si mauvais gré que j’en aie ; contre mon désir ou ma volonté. Je reconnais les mérites de mon rival, malgré que j’en aie. Elle ne put cacher son dépit, malgré qu’elle en eût.
Remarque. Même si de nombreux écrivains ont employé malgré que dans le sens de bien que, quoique, il est recommandé d’éviter cet emploi3.
LITTRÉ4. Malgré que, loc.conj. signifiant quoique et usitée seulement avec le verbe avoir, de cette façon : malgré que j’en aie, malgré qu’il en ait, etc., en dépit de moi, en dépit de lui. « Quand malgré que j’en aie, amour me le découvre », Régnier, Élég. 11. […]Malgré que, dans tout autre emploi que celui qui est indiqué ci-dessus, serait une faute ; et l’on ne peut dire : malgré qu’il ait agi ainsi, pour quoiqu’il ait agi ainsi.
BESCHERELLE5. Malgré. […] Cette préposition se construit avec que dans l’expression consacrée Malgré qu’il en ait, c’est-à-dire mauvais gré qu’il en ait. Hors de là, ce serait une faute. En effet, si l’on construisait malgré que avec un verbe autre qu’avoir, on n’obtiendrait plus la même analyse.
Comme le souligne à juste titre l’Académie française, la littérature française ne manque pas d’écrivains ayant commis la faute :
Barrès : Malgré que l’odeur de la houille et les visages des voyageurs, toujours me bouleversent l’estomac, l’avenir me parut désirable6.
Barrès : Malgré qu’une partie de moi-même, toujours un peu larmoyante, résistât7.
Proust : Je compris alors que Jamais Noé ne put si bien voir le monde que de l’arche, malgré qu’elle fût close et qu’il fit nuit sur la terre8.
A. France : Si, malgré que je ne le puisse imaginer, vos cheveux ont blanchi, Clémentine9.
347Proust : Malgré que nous le lui assurions, il n’a aucun souvenir d’avoir joué avec nous10.
Maupassant : Malgré qu’il n’entrât guère en ma chambre que j’avais exigée séparée de la sienne afin de vivre un peu seule, j’entendais souvent, la nuit, un pas furtif qui venait jusqu’à ma porte et s’éloignait après quelques minutes11.
Baudelaire : Pourquoi l’homme d’esprit aime les filles plus que les femmes du monde, malgré qu’elles soient également bêtes ? À trouver12.
A. Daudet : L’air brulait malgré qu’on fût au déclin de la saison13.
Cros : Malgré que la bêtise et l’intrigue hâtive n’y souffrent pas non plus qu’on rêve et qu’on écrive14.
Barbusse : C’est la phrase sacramentelle. Elle fait rire, malgré qu’on l’ait entendue cent fois15.
Soutenues par un grammairien de poids, Maurice Grevisse, certains revendiquent l’emploi de ce controversé Malgré que. Paul Claudel préconise : « le solide malgré que qui frappe et grince à la perfection16. ». André Gide est plus catégorique : « J’ai écrit, avec Proust et Barrès, et ne rougirai pas d’écrire encore : malgré que, estimant que, si l’expression était fautive hier, elle a cessé de l’être. Elle ne se confond pas avec bien que, qui n’indique qu’une résistance passive ; elle indique une opposition17. » Dans son ouvrage : Problèmes de langage publié aux Presses Universitaires de France, Maurice Grevisse ouvre un chapitre intitulé : « Faut-il crier haro sur ‘Malgré que’ ? » dans lequel il évalue à plus d’une centaine le nombre d’auteurs ayant utilisé la formule, citant une partie de ceux qui précèdent et aussi Remy de Gourmont, René de Boylesve, Henry Bordeaux, Jean-Louis Vaudoyer, pour conclure : « Il me parait incontestable que l’expression a été reçue par l’usage ».
Revenons à Mirbeau et son testament. Pour être complet il faut préciser que ses dernières années s’écoulent dans une grande souffrance physique et morale. Il n’écrit plus mais dicte son courrier à Alice. Au cours de l’été 3481915, à la demande d’une femme de soldat, il accepte de publier dans LePetit Parisien, résonant comme un prélude à son testament, un texte de réconfort pour les soldats du front intitulé « À nos soldats » : « Tant que durera la guerre, mes chers amis, je ne veux rien écrire. Le danger qui vous menace, votre courage intelligent et tranquille absorbent ma pensée. Trop malade pour venir vous voir, je m’efforce de vivre avec vous18… »
Sans s’arrêter sur le caractère militariste et patriotique du testament, qui n’est pas notre sujet, il n’est pas interdit de se poser quelques questions : l’argument selon lequel Octave Mirbeau aurait été incapable d’employer ce malheureux Malgré que est-il crédible ? Pourquoi ne ferait-il pas partie de ces écrivains qui en ont consacré l’usage, selon le mot de Grevisse ? Conséquemment, faut-il attribuer à Gustave Hervé ce qu’il n’est pas déshonorant d’appartenir à Octave Mirbeau ? Se poser ces questions est-ce vraiment aussi grave que de mettre en doute la Shoah ou l’innocence du capitaine Dreyfus ?
Tristan Jordan
349ADDENDUM no 2
On trouvera la preuve supplémentaire des thèses exposées plus haut sous la plume de Mirbeau lui-même. Malgré les affirmations de son biographe, il est arrivé à Octave Mirbeau d’utiliser l’expression honnie ; en parlant de L’Abbé Jules qu’il vient de terminer, il écrit : « Je n’en suis pas content, malgré qu’à Paris quelques amis aient voulu me consoler19 ».
Anita Staroń
350BIBLIOGRAPHIE
Adès-Theix, Albert, « La dernière physionomie d’Octave Mirbeau », La Grande Revue, 1er mars 1917, p. 149-157.
Daudet, Léon, Au temps de Judas, dans Souvenirs et polémiques, Paris, Robert Laffont, collection Bouquins, 1992.
Lair, Samuel, « Grandeur et décadence des sociétés littéraires », Cahiers Octave Mirbeau, no 28, Paris, Classiques Garnier, 2021, p. 259-274.
Lecomte, Georges, « L’œuvre d’Octave Mirbeau », La Grande Revue, mars 1917, p. 20-35.
Loison, Paul-Hyacinthe, « Les maquilleurs de cadavres », La Revue, second semestre 1918, p. 331-343.
Nivet, Jean-François et Michel, Pierre, Octave Mirbeau. L’imprécateur au cœur fidèle, 1990, Paris, Séguier.
Poulon, Jean-Auguste, « Mirbeau et Léautaud. Une fraternité littéraire », Cahiers Octave Mirbeau, no 28, 2021, p. 163-176.
1 Pierre Michel, Facebook, Site des Amis d’Octave Mirbeau, 5 septembre 2021.
2 Yannick Lemarié et Pierre Michel, Dictionnaire Octave Mirbeau, Paris, L’Âge d’homme, 2011, p. 792.
3 Site Internet de l’Académie française.
4 Le Littré, Édition du Figaro en 20 volumes, 2007, volume 11, p. 670.
5 Bescherelle, Grammaire nationale, Garnier frères, 1867, p. 810-811.
6 Barrès, Un homme libre, Perrin et Cie, 1889, p. 26.
7 Barrès, Ibid. p. 269.
8 Proust, Les Plaisirs et les jours, À mon ami Willie Heath, Bibliothèque de la Pléiade, 1971, p. 6.
9 Anatole France, Le Crime de Sylvestre Bonnard, 1925, p. 3.
10 Proust, À la recherche du temps perdu, tome VIII, Le Temps retrouvé, Gallimard, 1927, p. 150.
11 Guy de Maupassant : Confessions d’une femme. Texte publié dans Gil Blas du 28 juin 1882 sous la signature de Maufrigneuse.
12 Baudelaire : Œuvres posthumes et correspondances inédites, Maison Quantin, 1887, p. 103.
13 A. Daudet, Tartarin sur les Alpes, Calmann-Lévy, 1885, p. 328.
14 Charles Cros, Le coffret de santal,Alphonse Lemerre, 1873, p. 116.
15 Henri Barbusse, le Feu,Flammarion, 1916, p. 37.
16 Cité par Yves Gandon, Le Démon du style, Plon, 1960, numérisé p. 39.
17 André Gide, Incidence, Gallimard, 1924, p. 73.
18 Cité par Jean-François Nivet, Pierre Michel, Octave Mirbeau, l’imprécateur au cœur fidèle, Librairie Séguier, p. 911.
19 Octave Mirbeau, lettre à Claude Monet, vers le 1er mars 1888, Correspondance générale I, p. 756.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-14651-3
- EAN : 9782406146513
- ISSN : 2726-0518
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14651-3.p.0345
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 08/03/2023
- Périodicité : Annuelle
- Langue : Français