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Classiques Garnier

Addenda

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Cahiers Octave Mirbeau
    2022, n° 29
    . varia
  • Auteurs : Jordan (Tristan), Staroń (Anita)
  • Pages : 345 à 350
  • Revue : Cahiers Octave Mirbeau
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406146513
  • ISBN : 978-2-406-14651-3
  • ISSN : 2726-0518
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14651-3.p.0345
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 08/03/2023
  • Périodicité : Annuelle
  • Langue : Français
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Addenda

ADDENDUM no 1

Malgré que

Laffaire est dimportance. Pierre Michel la compare à laffaire Dreyfus et à la Shoah en affirmant :

Et pourtant, il y a encore aujourdhui des révisionnistes en tous genres : les uns croient toujours à la culpabilité de Dreyfus, les autres continuent de nier la Shoah… et il y en a même qui accordent encore leur confiance à Gustave Hervé1 !

Rappelons les faits. Un jour de février 1917, Alice Mirbeau, veuve dOctave, remet au directeur du Petit Parisien un manuscrit présenté comme le testament politique que lui a dicté son mari quelques jours avant sa mort. Dans son édition du 19 février 1917, Le Petit Parisien publie en première page ce fameux testament commençant par cette phrase : « Malgré que mes forces soient usées, je ne puis me résigner à disparaître sans avoir offert, à ceux qui voudront mentendre, mes dernières pensées ». Lesquelles consistent en le reniement de tous ses engagements antimilitariste et antipatriotique. Aussitôt sélèvent des voix indignées accusant Alice de trahison, davoir commis un faux en remettant un texte non pas dicté par Octave mais par Gustave Hervé, homme politique de gauche, thèse adoptée par Pierre Michel qui pour dénoncer limposture sappuie sur plusieurs critères parmi lesquels lauteur du Jardin des supplices ne pouvait utiliser aussi mal à propos lexpression malgré que2. Une phrase aussi impropre que Malgré que mes forces soient 346usées ne peut pas avoir été dictée par le parfait connaisseur de la langue quétait Octave Mirbeau. Que disent les tenants du vocabulaire et de la grammaire ?

ACADÉMIE FRANÇAISE. Loc. conj. Malgré que semploie dans la langue soutenue avec le verbe avoir conjugué au subjonctif. Malgré que jen aie, quelque mauvais gré, si mauvais gré que jen aie ; contre mon désir ou ma volonté. Je reconnais les mérites de mon rival, malgré que jen aie. Elle ne put cacher son dépit, malgré quelle en eût.

Remarque. Même si de nombreux écrivains ont employé malgré que dans le sens de bien que, quoique, il est recommandé déviter cet emploi3.

LITTRÉ4. Malgré que, loc.conj. signifiant quoique et usitée seulement avec le verbe avoir, de cette façon : malgré que jen aie, malgré quil en ait, etc., en dépit de moi, en dépit de lui. « Quand malgré que jen aie, amour me le découvre », Régnier, Élég. 11. []Malgré que, dans tout autre emploi que celui qui est indiqué ci-dessus, serait une faute ; et lon ne peut dire : malgré quil ait agi ainsi, pour quoiquil ait agi ainsi.

BESCHERELLE5. Malgré. [] Cette préposition se construit avec que dans lexpression consacrée Malgré quil en ait, cest-à-dire mauvais gré quil en ait. Hors de là, ce serait une faute. En effet, si lon construisait malgré que avec un verbe autre quavoir, on nobtiendrait plus la même analyse.

Comme le souligne à juste titre lAcadémie française, la littérature française ne manque pas décrivains ayant commis la faute :

Barrès : Malgré que lodeur de la houille et les visages des voyageurs, toujours me bouleversent lestomac, lavenir me parut désirable6.

Barrès : Malgré quune partie de moi-même, toujours un peu larmoyante, résistât7.

Proust : Je compris alors que Jamais Noé ne put si bien voir le monde que de larche, malgré quelle fût close et quil fit nuit sur la terre8.

A. France : Si, malgré que je ne le puisse imaginer, vos cheveux ont blanchi, Clémentine9.

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Proust : Malgré que nous le lui assurions, il na aucun souvenir davoir joué avec nous10.

Maupassant : Malgré quil nentrât guère en ma chambre que javais exigée séparée de la sienne afin de vivre un peu seule, jentendais souvent, la nuit, un pas furtif qui venait jusquà ma porte et séloignait après quelques minutes11.

Baudelaire : Pourquoi lhomme desprit aime les filles plus que les femmes du monde, malgré quelles soient également bêtes ? À trouver12.

A. Daudet : Lair brulait malgré quon fût au déclin de la saison13.

Cros : Malgré que la bêtise et lintrigue hâtive ny souffrent pas non plus quon rêve et quon écrive14.

Barbusse : Cest la phrase sacramentelle. Elle fait rire, malgré quon lait entendue cent fois15.

Soutenues par un grammairien de poids, Maurice Grevisse, certains revendiquent lemploi de ce controversé Malgré que. Paul Claudel préconise : « le solide malgré que qui frappe et grince à la perfection16. ». André Gide est plus catégorique : « Jai écrit, avec Proust et Barrès, et ne rougirai pas décrire encore : malgré que, estimant que, si lexpression était fautive hier, elle a cessé de lêtre. Elle ne se confond pas avec bien que, qui nindique quune résistance passive ; elle indique une opposition17. » Dans son ouvrage : Problèmes de langage publié aux Presses Universitaires de France, Maurice Grevisse ouvre un chapitre intitulé : « Faut-il crier haro sur Malgré que ? » dans lequel il évalue à plus dune centaine le nombre dauteurs ayant utilisé la formule, citant une partie de ceux qui précèdent et aussi Remy de Gourmont, René de Boylesve, Henry Bordeaux, Jean-Louis Vaudoyer, pour conclure : « Il me parait incontestable que lexpression a été reçue par lusage ».

Revenons à Mirbeau et son testament. Pour être complet il faut préciser que ses dernières années sécoulent dans une grande souffrance physique et morale. Il nécrit plus mais dicte son courrier à Alice. Au cours de lété 3481915, à la demande dune femme de soldat, il accepte de publier dans LePetit Parisien, résonant comme un prélude à son testament, un texte de réconfort pour les soldats du front intitulé « À nos soldats » : « Tant que durera la guerre, mes chers amis, je ne veux rien écrire. Le danger qui vous menace, votre courage intelligent et tranquille absorbent ma pensée. Trop malade pour venir vous voir, je mefforce de vivre avec vous18… »

Sans sarrêter sur le caractère militariste et patriotique du testament, qui nest pas notre sujet, il nest pas interdit de se poser quelques questions : largument selon lequel Octave Mirbeau aurait été incapable demployer ce malheureux Malgré que est-il crédible ? Pourquoi ne ferait-il pas partie de ces écrivains qui en ont consacré lusage, selon le mot de Grevisse ? Conséquemment, faut-il attribuer à Gustave Hervé ce quil nest pas déshonorant dappartenir à Octave Mirbeau ? Se poser ces questions est-ce vraiment aussi grave que de mettre en doute la Shoah ou linnocence du capitaine Dreyfus ?

Tristan Jordan

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ADDENDUM no 2

On trouvera la preuve supplémentaire des thèses exposées plus haut sous la plume de Mirbeau lui-même. Malgré les affirmations de son biographe, il est arrivé à Octave Mirbeau dutiliser lexpression honnie ; en parlant de LAbbé Jules quil vient de terminer, il écrit : « Je nen suis pas content, malgré quà Paris quelques amis aient voulu me consoler19 ».

Anita Staroń

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BIBLIOGRAPHIE

Adès-Theix, Albert, « La dernière physionomie dOctave Mirbeau », La Grande Revue, 1er mars 1917, p. 149-157.

Daudet, Léon, Au temps de Judas, dans Souvenirs et polémiques, Paris, Robert Laffont, collection Bouquins, 1992.

Lair, Samuel, « Grandeur et décadence des sociétés littéraires », Cahiers Octave Mirbeau, no 28, Paris, Classiques Garnier, 2021, p. 259-274.

Lecomte, Georges, « Lœuvre dOctave Mirbeau », La Grande Revue, mars 1917, p. 20-35.

Loison, Paul-Hyacinthe, « Les maquilleurs de cadavres », La Revue, second semestre 1918, p. 331-343.

Nivet, Jean-François et Michel, Pierre, Octave Mirbeau. Limprécateur au cœur fidèle, 1990, Paris, Séguier.

Poulon, Jean-Auguste, « Mirbeau et Léautaud. Une fraternité littéraire », Cahiers Octave Mirbeau, no 28, 2021, p. 163-176.

1 Pierre Michel, Facebook, Site des Amis dOctave Mirbeau, 5 septembre 2021.

2 Yannick Lemarié et Pierre Michel, Dictionnaire Octave Mirbeau, Paris, LÂge dhomme, 2011, p. 792.

3 Site Internet de lAcadémie française.

4 Le Littré, Édition du Figaro en 20 volumes, 2007, volume 11, p. 670.

5 Bescherelle, Grammaire nationale, Garnier frères, 1867, p. 810-811.

6 Barrès, Un homme libre, Perrin et Cie, 1889, p. 26.

7 Barrès, Ibid. p. 269.

8 Proust, Les Plaisirs et les jours, À mon ami Willie Heath, Bibliothèque de la Pléiade, 1971, p. 6.

9 Anatole France, Le Crime de Sylvestre Bonnard, 1925, p. 3.

10 Proust, À la recherche du temps perdu, tome VIII, Le Temps retrouvé, Gallimard, 1927, p. 150.

11 Guy de Maupassant : Confessions dune femme. Texte publié dans Gil Blas du 28 juin 1882 sous la signature de Maufrigneuse.

12 Baudelaire : Œuvres posthumes et correspondances inédites, Maison Quantin, 1887, p. 103.

13 A. Daudet, Tartarin sur les Alpes, Calmann-Lévy, 1885, p. 328.

14 Charles Cros, Le coffret de santal,Alphonse Lemerre, 1873, p. 116.

15 Henri Barbusse, le Feu,Flammarion, 1916, p. 37.

16 Cité par Yves Gandon, Le Démon du style, Plon, 1960, numérisé p. 39.

17 André Gide, Incidence, Gallimard, 1924, p. 73.

18 Cité par Jean-François Nivet, Pierre Michel, Octave Mirbeau, limprécateur au cœur fidèle, Librairie Séguier, p. 911.

19 Octave Mirbeau, lettre à Claude Monet, vers le 1er mars 1888, Correspondance générale I, p. 756.