Éditorial Octave Mirbeau, échappées et sorties de route
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Cahiers Octave Mirbeau
2021, n° 28. varia - Auteur : Lair (Samuel)
- Pages : 11 à 14
- Revue : Cahiers Octave Mirbeau
Éditorial
Octave Mirbeau, échappées et sorties de route
Les contributions qui suivent, pour différentes qu’elles soient, adoptent toutes sur l’écrivain et son œuvre un regard résolument libre. Elles délaissent avec force l’anachronisme qui consiste à plier les textes, le ton et l’inspiration d’Octave Mirbeau aux exigences rassurantes d’un discours unilatéral ou de constructions critiques désormais caduques. À bien y réfléchir, est-ce l’approche adoptée et le prisme ici choisi par les contributeurs qui suscitent le sentiment de cette tonalité ? Les textes de, et sur, Mirbeau réunis dans les pages qui suivent sont incontestablement traversés par la voix universaliste et profondément humaniste de l’auteur. À l’image d’un Clemenceau par exemple, sa sensibilité est marquée par un farouche anticolonialisme, adopté de cœur et d’esprit. Jean-Marie Seillan, Yannick Lemarié et Gérard Poulouin s’appuient de façon privilégiée sur le corpus journalistique ; Jacques-Philippe Saint-Gerand situe La 628-E8, qui comporte les pages superbes sur le caoutchouc rouge, dans la lignée des efforts de la littérature pour se soustraire à la crise de la rhétorique, contemporaine du premier vingtième siècle ; Sylvie Thorel propose parmi d’autres une lecture de « Maroquinerie », l’un des avant-textes du Jardin des supplices afin de montrer comment le législateur donne au crime divers exutoires légaux, parmi lesquels le commerce colonial.
Dans ce volume qui souligne le positionnement singulier de Mirbeau dans le champ littéraire, il est abondamment question de posture, de coups et de crispations, de style inventé et de moteur, de jeu et d’affrontement, de souffle et même de sauts et gambades, tous termes ayant aussi cours dans l’espace de l’activité physique. C’est par conséquent de façon naturelle que nous nous sentons autorisés à emprunter notre titre au domaine du sport, s’agissant d’un auteur qui fut un inconditionnel du vélo et l’un des premiers automobilistes en France. Nous plaidons par conséquent, dans ces pages, pour une lecture sportive d’Octave Mirbeau.
12Jean-Marie Seillan situe Mirbeau dans le mouvement anticolonialiste et lui confère sa juste place. Il donne sa spécificité à cette voix dans le concert anticolonialiste, à travers une présence dont il faut sans doute relativiser l’importance ; « grand[s] écrivain[s] à petits tirages, peu connu[s] des petits écrivains à grands tirages », Mirbeau, dont la sous-information en matière de connaissance de première main des pays concernés est patente, inscrit par conséquent sa riposte anticolonialiste dans une littérature seconde, biaisée, faite de réponses à des paroles proférées par d’autres. Partant, son analyse rate ce qui mériterait plus de finesse et se cantonne dans une forme de monologue excluant toute sorte de dialectique, préférant la rageuse hyperbole à la prudente atténuation : « À un écrivain qui utilise la page comme un ring et l’écriture comme un pugilat, le journalisme va comme un gant ».
Auteur rompu aux sports de contact, Mirbeau n’est donc pas un écrivain-voyageur. Mais en dépit de sa lecture hexagonale du colonialisme à laquelle le condamne, entre autres, sa relative sédentarité, il excelle à développer un discours critique sur l’expansion française ; toutefois, en faisant de Remy de Gourmont son compagnon de route d’un temps, à compter de 1891 (Gérard Poulouin), il réalise non pas un pas de côté, mais une double sortie de route, sans doute à son insu. Car si, en avril 1891, prendre dans son giron l’auteur du « Joujou patriotisme » témoignait d’une courageuse liberté de pensée à l’égard de la doxa, c’était aussi se positionner, sans le savoir, comme le défenseur d’un partisan de la colonisation, assez indifférent, plus tard, au sort de Dreyfus, et somme toute bien disposé aux démonstrations de force manifestées par les nations…
Politique du pas de côté, aspiration vers L’En dehors, pour reprendre le titre du journal de Zo d’Axa, auxquelles répond une poétique de la marge et de la digression. Jacques-Philippe Saint-Gerand analyse ce qu’il est convenu d’appeler la rhapsodisation de l’écriture et la place de la suture, dans La 628-E8, récit où le principe de cohérence est paradoxalement assuré par la digression. Les lignes brisées plutôt que les lignes droites, le déploiement d’un style tenté par l’école buissonnière, montrent chez Octave Mirbeau une écriture de la divagation trop peu soulignée jusqu’à présent ; la parabase, nom savant de la digression, ne s’écarte pas tant du thème principal qu’elle n’invite à considérer le travail induit par le maintien d’une rhétorique destinée à disparaître à brève échéance ; ce 13faisant, La 628-E8 ne ménage pas son « lecteur brinqueballé dans un développement […] qui dresse l’éloge de l’automobile ».
Cette approche hexagonale des événements comporte par ailleurs un risque, au moins pour la réception de l’œuvre cinématographique adaptée des romans de Mirbeau ; dans le cas de The Diary of a chambermaid, de Renoir, elle rend en effet peu intelligible pour les USA l’enjeu sociologique lié aux aspirations de la domesticité, dans un pays qui ne croit pas aux classes (Frédéric Levéziel). Le battage médiatique à quoi se sentent obligés les studios en 1946 – « Chicago fête ses femmes de chambre » – paraît bien loin de l’inspiration du roman, hormis si l’on enrichit l’analyse par l’identification des conditions d’écriture du scénario : l’adaptation théâtrale du roman par André de Latour et André Heuzé tient lieu de source d’inspiration aux côtés du récit de 1900. Ce travail de réécriture à partir d’un roman dont la lecture diffractée passe par le Grand-Guignol débouche sur une réception tributaire des attentes déçues, en Amérique : dissonance géographique, décalage avec la production cinématographique contemporaine, l’œuvre de Mirbeau relue par Renoir accuse les ruptures de ton.
Le pas de côté est-il de l’initiative du cinéaste, ou procède-t-il d’une qualité propre à l’œuvre de Mirbeau ? Yannick Lemarié penche pour la seconde hypothèse, en étudiant conjointement la révolution vélocypédique et la création littéraire dans leurs analogies profondes. L’œuvre d’Alfred Jarry et celle d’Octave Mirbeau sont polarisées par un élan d’indépendance esthétique et politique qui en font des adeptes de la roue libre, au sens propre comme au sens figuré ; la moindre sortie de route ouvre les deux hommes à une nouvelle compréhension du monde et des hommes : elle ravive leur sensibilité anarchiste. Sylvie Thorel démontre brillamment que le concombre fugitif, « presque un cornichon » mais néanmoins héros de la nouvelle éponyme de Mirbeau, incarne la déclinaison végétale et dérisoire d’une union de la course et de la révolte. Le « vaste cucumodrome » rêvé par Hortus permet à la contributrice une conclusion aussi originale que convaincante sur l’aliénation administrative de l’artiste par l’État et sur la norme, l’exception et la règle.
Cette quête de l’écart jette Mirbeau loin des voies balisées, sur les chemins de traverse, vers les petites revues comme le Mercure de France, La Revue blanche, et leurs auteurs ; ils sont la garde des cadets qui ne sont encore que des minores : Paul Claudel, écrivain résolument 14contemporain dont l’exemplaire de Tête d’or (Marie-Thérèse Mourlevat) dédicacé à Mirbeau figure à ce titre dans la seconde vente des ouvrages de Mirbeau en 1919 ; Paul Léautaud (Jean-Auguste Poulon) qui partage avec l’auteur de La 628-E8 une commune inspiration, écartelée entre réalité et imagination ; Alfred Jarry, « irrémédiablement associé à son véhicule dans l’imaginaire de ses contemporains » selon Yannick Lemarié ; et Remy de Gourmont (Gérard Poulouin), qui reconnaît en Mirbeau l’un des seuls qui clame « pour qu’on regarde à côté ».
Samuel Lair
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-12084-1
- EAN : 9782406120841
- ISSN : 2726-0518
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12084-1.p.0011
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 13/07/2021
- Périodicité : Annuelle
- Langue : Français