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Classiques Garnier

Éditorial Octave Mirbeau, échappées et sorties de route

  • Publication type: Journal article
  • Journal: Cahiers Octave Mirbeau
    2021, n° 28
    . varia
  • Author: Lair (Samuel)
  • Pages: 11 to 14
  • Journal: Octave Mirbeau Studies
  • CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN: 9782406120841
  • ISBN: 978-2-406-12084-1
  • ISSN: 2726-0518
  • DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-12084-1.p.0011
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 07-13-2021
  • Periodicity: Annual
  • Language: French
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Éditorial

Octave Mirbeau, échappées et sorties de route

Les contributions qui suivent, pour différentes quelles soient, adoptent toutes sur lécrivain et son œuvre un regard résolument libre. Elles délaissent avec force lanachronisme qui consiste à plier les textes, le ton et linspiration dOctave Mirbeau aux exigences rassurantes dun discours unilatéral ou de constructions critiques désormais caduques. À bien y réfléchir, est-ce lapproche adoptée et le prisme ici choisi par les contributeurs qui suscitent le sentiment de cette tonalité ? Les textes de, et sur, Mirbeau réunis dans les pages qui suivent sont incontestablement traversés par la voix universaliste et profondément humaniste de lauteur. À limage dun Clemenceau par exemple, sa sensibilité est marquée par un farouche anticolonialisme, adopté de cœur et desprit. Jean-Marie Seillan, Yannick Lemarié et Gérard Poulouin sappuient de façon privilégiée sur le corpus journalistique ; Jacques-Philippe Saint-Gerand situe La 628-E8, qui comporte les pages superbes sur le caoutchouc rouge, dans la lignée des efforts de la littérature pour se soustraire à la crise de la rhétorique, contemporaine du premier vingtième siècle ; Sylvie Thorel propose parmi dautres une lecture de « Maroquinerie », lun des avant-textes du Jardin des supplices afin de montrer comment le législateur donne au crime divers exutoires légaux, parmi lesquels le commerce colonial.

Dans ce volume qui souligne le positionnement singulier de Mirbeau dans le champ littéraire, il est abondamment question de posture, de coups et de crispations, de style inventé et de moteur, de jeu et daffrontement, de souffle et même de sauts et gambades, tous termes ayant aussi cours dans lespace de lactivité physique. Cest par conséquent de façon naturelle que nous nous sentons autorisés à emprunter notre titre au domaine du sport, sagissant dun auteur qui fut un inconditionnel du vélo et lun des premiers automobilistes en France. Nous plaidons par conséquent, dans ces pages, pour une lecture sportive dOctave Mirbeau.

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Jean-Marie Seillan situe Mirbeau dans le mouvement anticolonialiste et lui confère sa juste place. Il donne sa spécificité à cette voix dans le concert anticolonialiste, à travers une présence dont il faut sans doute relativiser limportance ; « grand[s] écrivain[s] à petits tirages, peu connu[s] des petits écrivains à grands tirages », Mirbeau, dont la sous-information en matière de connaissance de première main des pays concernés est patente, inscrit par conséquent sa riposte anticolonialiste dans une littérature seconde, biaisée, faite de réponses à des paroles proférées par dautres. Partant, son analyse rate ce qui mériterait plus de finesse et se cantonne dans une forme de monologue excluant toute sorte de dialectique, préférant la rageuse hyperbole à la prudente atténuation : « À un écrivain qui utilise la page comme un ring et lécriture comme un pugilat, le journalisme va comme un gant ».

Auteur rompu aux sports de contact, Mirbeau nest donc pas un écrivain-voyageur. Mais en dépit de sa lecture hexagonale du colonialisme à laquelle le condamne, entre autres, sa relative sédentarité, il excelle à développer un discours critique sur lexpansion française ; toutefois, en faisant de Remy de Gourmont son compagnon de route dun temps, à compter de 1891 (Gérard Poulouin), il réalise non pas un pas de côté, mais une double sortie de route, sans doute à son insu. Car si, en avril 1891, prendre dans son giron lauteur du « Joujou patriotisme » témoignait dune courageuse liberté de pensée à légard de la doxa, cétait aussi se positionner, sans le savoir, comme le défenseur dun partisan de la colonisation, assez indifférent, plus tard, au sort de Dreyfus, et somme toute bien disposé aux démonstrations de force manifestées par les nations…

Politique du pas de côté, aspiration vers LEn dehors, pour reprendre le titre du journal de Zo dAxa, auxquelles répond une poétique de la marge et de la digression. Jacques-Philippe Saint-Gerand analyse ce quil est convenu dappeler la rhapsodisation de lécriture et la place de la suture, dans La 628-E8, récit où le principe de cohérence est paradoxalement assuré par la digression. Les lignes brisées plutôt que les lignes droites, le déploiement dun style tenté par lécole buissonnière, montrent chez Octave Mirbeau une écriture de la divagation trop peu soulignée jusquà présent ; la parabase, nom savant de la digression, ne sécarte pas tant du thème principal quelle ninvite à considérer le travail induit par le maintien dune rhétorique destinée à disparaître à brève échéance ; ce 13faisant, La 628-E8 ne ménage pas son « lecteur brinqueballé dans un développement [] qui dresse léloge de lautomobile ».

Cette approche hexagonale des événements comporte par ailleurs un risque, au moins pour la réception de lœuvre cinématographique adaptée des romans de Mirbeau ; dans le cas de The Diary of a chambermaid, de Renoir, elle rend en effet peu intelligible pour les USA lenjeu sociologique lié aux aspirations de la domesticité, dans un pays qui ne croit pas aux classes (Frédéric Levéziel). Le battage médiatique à quoi se sentent obligés les studios en 1946 – « Chicago fête ses femmes de chambre » – paraît bien loin de linspiration du roman, hormis si lon enrichit lanalyse par lidentification des conditions décriture du scénario : ladaptation théâtrale du roman par André de Latour et André Heuzé tient lieu de source dinspiration aux côtés du récit de 1900. Ce travail de réécriture à partir dun roman dont la lecture diffractée passe par le Grand-Guignol débouche sur une réception tributaire des attentes déçues, en Amérique : dissonance géographique, décalage avec la production cinématographique contemporaine, lœuvre de Mirbeau relue par Renoir accuse les ruptures de ton.

Le pas de côté est-il de linitiative du cinéaste, ou procède-t-il dune qualité propre à lœuvre de Mirbeau ? Yannick Lemarié penche pour la seconde hypothèse, en étudiant conjointement la révolution vélocypédique et la création littéraire dans leurs analogies profondes. Lœuvre dAlfred Jarry et celle dOctave Mirbeau sont polarisées par un élan dindépendance esthétique et politique qui en font des adeptes de la roue libre, au sens propre comme au sens figuré ; la moindre sortie de route ouvre les deux hommes à une nouvelle compréhension du monde et des hommes : elle ravive leur sensibilité anarchiste. Sylvie Thorel démontre brillamment que le concombre fugitif, « presque un cornichon » mais néanmoins héros de la nouvelle éponyme de Mirbeau, incarne la déclinaison végétale et dérisoire dune union de la course et de la révolte. Le « vaste cucumodrome » rêvé par Hortus permet à la contributrice une conclusion aussi originale que convaincante sur laliénation administrative de lartiste par lÉtat et sur la norme, lexception et la règle.

Cette quête de lécart jette Mirbeau loin des voies balisées, sur les chemins de traverse, vers les petites revues comme le Mercure de France, La Revue blanche, et leurs auteurs ; ils sont la garde des cadets qui ne sont encore que des minores : Paul Claudel, écrivain résolument 14contemporain dont lexemplaire de Tête dor (Marie-Thérèse Mourlevat) dédicacé à Mirbeau figure à ce titre dans la seconde vente des ouvrages de Mirbeau en 1919 ; Paul Léautaud (Jean-Auguste Poulon) qui partage avec lauteur de La 628-E8 une commune inspiration, écartelée entre réalité et imagination ; Alfred Jarry, « irrémédiablement associé à son véhicule dans limaginaire de ses contemporains » selon Yannick Lemarié ; et Remy de Gourmont (Gérard Poulouin), qui reconnaît en Mirbeau lun des seuls qui clame « pour quon regarde à côté ».

Samuel Lair