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- Publication type: Journal article
- Journal: Cahiers Octave Mirbeau
2020, n° 27. varia - Authors: Lair (Samuel), Le Sayec (Loïc), Staroń (Anita), Bourrelier (Paul-Henri), Lemarié (Yannick), Gougelmann (Stéphane), Jordan (Tristan), Brey (Gérard), Brethenoux (Michel)
- Pages: 357 to 391
- Journal: Octave Mirbeau Studies
COMPTES RENDUS
Anita Staroń (sous la direction de), Art, artiste, artisan au xixe siècle, Folia litteraria romanica, 13, Presses universitaires de Łódź, Pologne, 2018, 180 pages.
Quatorze contributions fort complètes, toutes signées de la plume de dix-neuviémistes polonais, se proposent de sonder à la lumière du traitement littéraire les articulations entre art, artiste, artisan au xixe siècle.
Ouvrant ce bel ensemble préfacé par Anita Staroń, vice-présidente de la société Octave Mirbeau, le professeur Wieslaw Malinowski se propose de répondre à l’interrogation « Théodore de Banville : artiste ou artisan ? ». Le cas Banville intéresse en effet la problématique de la confusion de l’artiste et de l’artisan, arbitrairement opposés, il est vrai, depuis une date récente. En effet, la pratique des arts mécaniques range de facto le poète du côté des artisans ; et le fervent parnassien n’a jamais fait mystère de son attachement à ce qui compose le métier ; le réseau des métaphores requises (le poète en sculpteur, l’inspiration comme un matériau dur) confirme et complète la poétique de Banville, qui trouve à s’exprimer dans un métalangage s’intéressant avant tout à la rime et à ses inépuisables ressources ; cette dernière fait écho à l’image communément véhiculée par ses contemporains d’un poète « rimailleur », et dont l’habileté prévaut sur la virtuosité de l’artiste. Artisan, à l’exclusive de toute parenté avec l’artiste ? C’est qu’un tel labeur ferait aisément oublier que la vocation de cette profuse technique réside bien entendu dans l’expression de l’idée et du Beau, dans la divulgation des secrets de l’art ; avant tout artiste, Banville n’est par ailleurs pas avare de rapprochements entre la poésie et les autres formes d’expression artistique, illustrant l’idée que « le poème est l’enfant de l’inspiration disciplinée par les règles ». Marta Sukiennicka revient sur un roman peu connu de Charles Nodier, ou plutôt la réédition en 1832 de ce roman, Le 358Peintre de Saltzbourg publié en 1803, en montrant que ce récit contient déjà en germe les grands thèmes du romantisme des années 1830. Jolanta Rachwalska von Rejchwald se penche, quant à elle, à travers un parallèle ponctuel entre le personnage de Claude Lantier et Frenhofer, respectivement mis en scène dans L’Œuvre de Zola et Le Chef d’œuvre inconnu de Balzac, sur les victimes de l’Idéal ; la contribution se monte particulièrement éclairante quand elle met en perspective ces deux illustrations romanesques et l’état actuel de la réflexion sur l’herméneutique de l’œuvre d’art (Hannah Arendt, Jorge Baltrusaitis, Walter Benjamin, Simon Veil, Jean Clay). Elle aboutit entre autres conclusions à l’analyse selon laquelle, à la lumière des choix de la nouvelle société industrielle, l’échec de Lantier révèlerait moins les signes d’une impuissance fondamentale du peintre qu’un glissement de l’homo creator à l’homo faber ; la promotion zolienne de la valeur du travail régulier, y compris dans le champ de la création esthétique ici condamnée par son inachèvement, restitue le geste artistique à sa vérité de processus en cours, et le rend à son statut d’authentique travail en genèse perpétuelle – l’auteur ne dit pas si la condamnation par le critique Zola des esquisses impressionnistes ou du caractère inachevé des œuvres de Monet, par exemple, peut elle aussi s’inscrire dans cette perception réévaluée du rôle de la création désormais conçue non comme la quête d’un résultat, mais comme l’expérience jamais résolue d’une création sans cesse renouvelée, a work in progress. Anna Kaczmarek-Wiśniewska exploite elle aussi le corpus zolien, en s’intéressant au statut des femmes peintres, dans l’œuvre ; Ewa M. Wierzbowska engage l’étude du « Milieu d’artistes dans La Force du désir de Marie Krysinska », et comble les lacunes relatives à la connaissance de cette artiste incontournable à la fin du xixe siècle, seul élément féminin à pouvoir par exemple accéder au cercle fermé du Chat noir. Pour le lecteur moyen, la contribution est non seulement l’occasion de dépasser la boutade à laquelle la note du Journal de Jules Renard la réduit : « Mirbeau, un type d’adjudant d’artillerie. Marie Krysinska, une bouche à mettre le pied dedans », mais par surcroît à dépasser un autre lieu commun, celui qui limite son récit La Force du désir à un roman à clés.
Il ne nous est pas possible de rendre compte de l’ensemble de ce riche recueil de textes. Ce dernier offre en revanche une occasion supplémentaire de prendre la mesure de l’affection sans cesse renouvelée des 359chercheurs polonais pour la littérature francophone du xixe siècle, et un nouveau témoignage de l’extrême sagacité de cette entreprise critique.
Samuel Lair
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Pierre Glaudes, Bloy journaliste, chroniques et pamphlets choisis et présentés par, GF Flammarion, mars 2019, 403 pages, 12,50 €.
Peut-on qualifier un inqualifiable ? C’est ce à quoi ce sont essayés certains contemporains : « L’outrancier éloquent » (Edmond Magnier – L’Évènement), un écrivain ecclésiastique (Barbey d’Aurevilly), un « affreux-clérico-enragé, un porphyrogénète dévoyé, l’hydropathe meurtrier des modernes institutions » (Émile Goudeau). Quant à Léon Bloy lui-même il se définissait comme « ni journaliste, ni écrivain, ni pamphlétaire, mais comme un catholique véhément, indépendant, un catholique absolu, croyant tout ce que l’Église enseigne ». Il n’était pas question pour lui d’être assimilé à ceux dont il dénonce « la lâcheté et la bêtise », à ces journalistes, « populace de la plume », membres de « ce lupanar universel des intelligences ». Et Pierre Glaudes de constater : « Si sincère que soit la foi qui le motive, cette réticence de Bloy à s’avouer écrivain ou journaliste est paradoxale lorsqu’on considère non seulement l’ampleur de l’œuvre littéraire qu’il a laissé à la postérité, mais aussi le nombre d’articles en tout genre qu’il a publiés en cinquante ans dans des journaux et des revues. » Il ne faut pas alors s’étonner d’une telle production de la part de celui qui déclarait : « Qui donc parlera pour les muets, pour les opprimés et les faibles, si ceux-là se taisent, qui furent investis de la Parole ». Par « Parole » il faut bien sûr entendre Parole de Dieu. Vaste programme. L’anthologie proposée ici par Pierre Glaudes est composée 360de vingt-huit articles parus dans divers journaux et revues auxquels Bloy a collaboré. Extrait : « Il faut inventer des catachrèses qui empalent, des métonymies qui grillent les pieds, des synecdoques qui arrachent les ongles, des ironies qui déchirent les sinuosités du râble, des litotes qui écorchent, des périphrases qui émasculent et des hyperboles de plomb fondu. Surtout, il ne faut pas que la mort soit douce » (p. 84).
Tristan Jordan
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Jean Lorrain, Miscellanées, textes réunis et introduits par Amélith Deslandes, postface par Ian Geay, Les Âmes d’Atala, fin 2018, 139 pages.
Il faut louer bien vivement le mystérieux Amélith Deslandes d’avoir songé à réunir ces quelque seize textes du très décadent Jean Lorrain, en un petit volume à la couverture soignée, douce comme une peau, mauve comme le courant littéraire qu’elle illustre – à tout le moins a-t-on envie de l’imaginer ainsi. Le mérite singulier de cette anthologie ne tient pas à son caractère inédit, qui reprend somme toute surtout des récits déjà parus ; mais le petit opuscule propose à la lecture un bel échantillonnage de contes qui constituent la matière thématique et surtout le gisement esthétique et formel de celui qui fut l’un des plus belles plumes de la Belle-Époque : conteur, voyageur, esthète fasciné par les yeux et par la beauté de Salomé, narrateur frénétique de scènes de crimes, Jean Lorrain exploite ici en les croisant avec une particulière efficacité narrative les exigences du réalisme le plus vivace – ne dédie-t-il pas toutes affaires cessantes, en plein milieu de son récit, un fait authentique à Guy de Maupassant, dont il reprend plus loin le titre de l’une des œuvres, « Sur l’eau » – et les vaporeuses libertés du merveilleux, souvent puisées aux sources de la tradition, « cette poésie du bas peuple » ; telle 361la catholique Espagne (« Dévotions d’Espagne. Leurs Christs »), Lorrain « étale son effroyable et surprenant besoin de réalité », qui coexiste avec la séduction sans bornes qu’exerce sur lui l’irréel. Aussi ne sera-t-on pas surpris d’y trouver un matériau récurrent, propre à Lorrain, à la croisée du naturalisme et de l’esprit décadent : le bestiaire, volontiers composé de « monstrillons », oies, araignées, batraciens, et qui culmine dans le défilé final du conte « Images » ; le pays normand, également, à la fois terre de légendes et vivier de scènes rurales, tant il est vrai que l’écriture de Lorrain prend sa source dans une expérience résolument autobiographique ; et l’hommage aux artistes qu’interpellent à la fois les contraintes du réalisme et les tourments de la décadence : Maupassant, on l’a vu, Oscar Wilde, à qui il dédie « La Laus », Octave Mirbeau, salué pour avoir révélé le « navrant et délicieux rêveur » qu’est Maurice Maeterlinck, ou Georgette Le Blanc, compagne de ce dernier. La forme du texte, elle-même, dévoile la double et contradictoire aspiration à la matière et au rêve, tiraillée entre les développements descriptifs et les épanchements de la poésie, dont des strophes de la plume même de Lorrain court-circuitent sans complexe la linéarité de la prose.
On aurait par conséquent tort de ne voir en Lorrain qu’un artiste fasciné par les reflets esthétisants de ses propres inquiétudes propagés de façon privilégiée dans les méandres de l’art symboliste anglais ; ainsi une nouvelle comme « Le Prince Frog » décline-t-elle à la manière de certains chapitres du Journal d’une femme de chambre de Mirbeau la condamnation du snobisme et des excès engendrés par une littérature soi-disant éthérée – en réalité habitée de symboles plus réels qu’il n’y paraît.
1906, date de sa mort, 2020. Où, et qui est Jean Lorrain pour le lecteur du xxie siècle ? Il serait paradoxal qu’un écrivain de la trempe et de la race orgueilleuse de Paul Duval – on lira avec fruit le portrait (ou autoportrait) liminal qui évoque la toile qu’Antonio de La Gandara exécute de l’écrivain en 1904 – devienne un écrivain populaire au sens le plus convenu du terme. Et il est fort peu probable qu’un quelconque manuel scolaire en situe convenablement le parcours au sein d’une histoire littéraire qu’il contribua pourtant à marquer de son sceau.
Samuel Lair
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Régis Debray, Un été avec Paul Valéry, Équateurs Parallèles, mai 2019, 174 pages, 14 €.
Un été avec Paul Valéry, oui, mais lequel ? Le poète, le moraliste, le philosophe, le critique, le géopoliticien, le dramaturge ou le conférencier ? Ou encore « celui des petits classiques illustrés, genre noble et barbant, ou bien le sacripant drolatique, l’anar espiègle, le gamin salace aux mauvaises pensées » ? En trente-deux courts chapitres Régis Debray réussit avec humour et brio le tour de force de présenter toutes les facettes de celui à qui Degas disait : « Vous avez un grand défaut, Valéry, vous voulez tout comprendre. » Il ne pouvait mieux dire. Après un début prometteur encouragé par Pierre Louÿs, Mallarmé et André Gide, Paul Valéry met fin, provisoirement, à la littérature. Place aux mathématiques et à la science auprès d’Henri Poincaré ou de Marie Curie et à la connaissance du monde chez son employeur, l’agence Havas. Après La Soirée avec Monsieur Teste et vingt ans de silence c’est le retour à la poésie sous la houlette de Gide. L’auteur de La jeune Parque ne tarde pas à parvenir au faîte de la gloire : Académie française, Pen-Club, Collège de France, commissions et comités de tous ordres. Julien Benda le traitera de « poète de cour » et son collègue du collège de France, Bernard Faÿ, de « disciple attardé de Mallarmé, enfariné de mathématiques et barbouillé de philosophie. » Peu lui chaut. À son décès, en 1945, le Général de Gaulle décrètera des funérailles nationales. Plus tard et quelque peu oublié, un autre poète, son compatriote Georges Brassens célèbrera sa mémoire : Déférence gardée envers Paul Valéry / Moi l’humble troubadour sur lui je renchéris / Le bon maître me le pardonne / Et qu’au moins si ses vers valent mieux que les miens / Mon cimetière soit plus marin que le sien / N’en déplaise aux autochtones.
Tristan Jordan
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Florian Pennanech, Poétique de la critique littéraire, Paris, Le Seuil, « Poétique », 2019, 605 pages.
Résumer ce livre tient de la gageure tant par son volume et sa densité, que par le vertige d’entreprendre la critique d’un livre sur l’écriture de la critique. Essayons pourtant. L’ouvrage part du constat de l’existence d’innombrables poétiques du roman, de la nouvelle, d’autres genres littéraires, et de l’absence d’une poétique de la critique littéraire. Certes, la théorie s’est déjà occupée de la critique, en se demandant par exemple ce qu’il est licite ou non de faire dans un commentaire de texte (ex : condamner ou justifier le recours à la biographie de l’auteur). Mais ces considérations relèvent essentiellement de l’épistémologie de la critique et manquent une série de phénomènes tout en reconduisant un ensemble de présupposés qui tiennent notamment au fait que les théoriciens font eux-mêmes acte de critique. Il s’agit donc ici de proposer une poétique du discours critique, c’est-à-dire de dégager des catégories générales qui transcendent les œuvres, les auteurs, et les époques, ces catégories devant servir à rendre compte de l’écriture de la critique littéraire, qui, elle, prétend s’attacher à la particularité de son objet en dégageant la singularité des textes sur lesquels elle porte. Il s’agira de montrer comment ce discours qui se veut original s’élabore toujours à partir des mêmes opérations générales. Bien décidé à prendre la critique comme une littérature à part entière, Florian Pennanech étudie les procédés d’écriture que peut mettre en place un texte critique, à la manière dont pourrait le faire une poétique du roman ou du théâtre. Cette entreprise ne va pas sans résistance de la doxa, du public, voire des critiques eux-mêmes, tant la critique est considérée comme un simple miroir des textes, un discours soumis qui n’est souvent reconnu comme littéraire que s’il est pratiqué par des critiques qui font par ailleurs œuvre d’écrivain. Les critiques, quant à eux, pourraient s’offusquer de ce que la poétique de la critique ne tranche pas entre les approches ou les interprétations d’une œuvre, mais qu’elle cherche simplement à dégager les procédés utilisée dans l’écriture critique.
364Par critique, l’auteur désigne plus précisément la « métatextualité », ou commentaire d’un texte au sens large, c’est-à-dire dès lors qu’un texte fait l’objet d’une désignation. Cette définition permet ainsi de ne pas s’intéresser à la seule critique institutionnellement reconnue. Fort de cette définition inclusive, l’ouvrage se propose de dégager, formaliser et nommer diverses procédures caractéristiques des textes critiques. Publié dans la collection « poétique », l’ouvrage s’inscrit en cela dans la filiation directe des travaux de Gérard Genette – à qui il est dédié –, maintes fois cité dans les analyses, fût-ce pour être amendé ou discuté.
L’ouvrage se divise en six chapitres, qui sont autant d’opérations que la critique pratique dans son rapport aux textes. La première d’entre elles est la prédication, opération minimale. Pour qu’il y ait commentaire, il faut que le « métatexte » ait une forme prédicative, c’est-à-dire qu’il affirme quelque chose au sujet du texte, ou qu’il désigne au moins celui-ci ou un de ses passages. Prédiquer, c’est formuler une affirmation minimale sur le texte, réductible sous la forme « T = X ». Un recours aux acquis des poétiques de la description permet de saisir les nombreuses manières de prédiquer, que Florian Pennanech nomme et explique toutes à l’aide d’exemples variés et détaillés, comme il le fera tout au long de son ouvrage, capable de convoquer les commentaires des premiers philologues grecs tout autant que les contemporains Pierre Jourde et Éric Naulleau ou encore des textes médiévaux et/ou extra-européens. Il y a donc maintes façon d’affirmer quelque chose sur un texte, par exemple en prédiquant sur son auteur, mis en lien avec le texte par une relation métonymique, ou encore de manière négative, par exemple en affirmant « ceci n’est pas un roman ». Un texte critique n’est pas métatextuel de part en part mais souvent par petites touches, dans les moments précisément où il prédique quelque chose, au milieu de digressions ou d’autres développements. S’il ne faut pas confondre le métatexte et « l’hypertexte » (un texte dérivé d’un autre texte préexistant au terme d’une opération de transformation qui n’est pas un commentaire), ces deux écritures entretiennent des liens très étroits et les effets de brouillage entre elles sont nombreux. Le critique peut ainsi amplifier le texte qu’il commente, parfois pasticher ou parodier le texte source où la manière de l’auteur (voir par exemple l’article « Léon Bloy » de Mirbeau, paru dans Le Journal le 13 juin 1897, à la fois critique et pastiche).
365La référentiation (chap. 2) est l’opération par laquelle le discours critique construit son référent, c’est-à-dire comment il représente non seulement le texte, mais encore l’ensemble du personnel du discours critique : le commentateur et son lecteur ainsi que l’auteur et son lecteur, voire l’éditeur ou encore le copiste. Ce sont autant de figures (à la fois postures énonciatives et personnages) qui peuplent le commentaire. Des jeux complexes de circulations de pronoms s’établissent dans le texte, où peuvent intervenir simultanément différentes personnes grammaticales et différentes interlocuteurs parmi ceux qu’on vient de nommer. L’intervention et le dialogue de ces différents actants dans le métatexte permettent son axiologisation et sa modalisation. Le discours critique suppose également la partition (chap. 3) du texte, première opération du commentaire, permettant de parler du texte en le divisant en éléments. La critique fragmente l’œuvre, sélectionne dans le texte les éléments qui lui paraissent pertinents, de même qu’elle fragmente la littérature pour sélectionner les œuvres qui lui paraissent estimables. Le critique peut ainsi aborder le texte de différentes manières, le découper en sous-unités, suivre son ordre ou le refuser, ne garder que des passages saillants. Le commentateur décide de reconnaître une certaine unité au texte, ou au contraire de le fragmenter, lui appliquant parfois des « prédécoupages » relevant de l’histoire des genres ou de son goût personnel, pour comparer le texte à des modèles qui serviront à le valoriser ou à le déprécier. Le critique peut pratiquer une forme de censure en omettant certains passages des textes, en les moralisant par omission. Il peut affirmer qu’il manque quelque chose dans le texte ou que quelque chose est en trop, affirmant en cela deux prédicats fondamentaux : l’homogénéité et l’hétérogénéité. Ces prédicats renvoient aux deux opérations clefs du commentateur : la partition et la combinaison. Les commentateurs s’emploient à démontrer que le texte est unifié ou divisé, se déchirant parfois autour d’une œuvre, comme par exemple La Recherche du temps perdu. Selon Florian Pennanech, les œuvres ne sont pas tant morcelées ou unifiées qu’elles font l’objet de procédés de fragmentation ou d’homogénéisation.
L’aspectualisation (chap. 4) ressemble à la partition : il s’agit de se focaliser sur tel ou tel aspect d’un texte. Les deux types fondamentaux de l’aspectualisation sont la thématisation (prédiquer un thème à un texte : « ce texte parle de X ») et la rhématisation (prédiquer des propriétés formelles à l’œuvre : « la structure de ce texte est circulaire »). 366La thématisation permet elle aussi de créer une unité dans les textes. Le discours critique peut opérer une monoaspectualisation – réduisant l’œuvre à un seul aspect, voire toute la littérature (ex : « toute la littérature ne parle que d’amour ») ou au contraire procéder à une polyaspectualisation, c’est-à-dire insister sur les différents aspects d’un même texte. Ces deux opérations fournissent des grilles de lectures aux textes, en attirant l’attention sur tel(s) ou tel(s) aspect(s). La liaison, la hiérarchisation et la mise en perspective des aspects seront l’objet de la dernière opération : la combinaison. En effet, une fois qu’il a partitionné ou aspectualisé le texte, le critique peut pratiquer des opérations de substitution (chap. 5) ou de combinaison (chap. 6) : il peut substituer à un élément du texte un autre élément du texte, ou d’un autre texte, voire un élément de la « réalité » comme il peut combiner un élément du texte avec un autre élément du texte ou d’un autre texte, les frontières entre substitution et combinaison étant par ailleurs assez poreuses. Le chapitre 5 étudie donc longuement les possibilités de substitution auxquelles peut s’adonner le métatexte. Il s’agit de substituer un énoncé à un autre parce qu’on estime que ce dernier est insuffisant ou qu’un autre remplirait mieux sa fonction, qu’on lui assigne selon des critères divers afin de le faire coïncider à une norme quelconque. La substitution peut être supplétive ou suppressive selon qu’il s’agisse de suggérer une substitution possible ou de la prôner clairement. La substitution comprend en fait un grand nombre de manifestations métaxtuelles, à commencer par la note en bas de page, qui peut inviter à comprendre tel mot en tel sens, à expliquer une figure ou une référence historique en formulant un énoncé de type « par x il faut entendre y ». Il s’agit peu ou prou de fournir une clef de lecture par substitution, et ce à tous les niveaux du texte, de la note en bas de page à l’interprétation globale d’un texte dit « à clef » en passant par l’allégorèse médiévale ou les lectures psychanalytiques. La substitution suppressive, quant à elle, se propose de réécrire un passage, un épisode ou tout un récit, par exemple lorsque Scudéry commente Le Cid ou Valincour La Princesse de Clèves.
Le chapitre final étudie la combinaison, dernier procédé qui consiste à prendre deux éléments pour les mettre en rapport l’un avec l’autre, opération plus large que la substitution car bien souvent elle n’en reste pas à un élément du texte mais combine celui-ci à un élément allogène. La combinaison est l’opération employée notamment lorsque la critique traite 367de la composition d’une œuvre ou de sa contextualisation, l’originalité de Florian Pennanech tenant ici au rapprochement de ces deux opérations réputées antagonistes (ou si l’on veut l’opposition entre approche interne et approche externe). Combiner des parties ou des aspects consiste à prendre des éléments et à en faire un tout, en procédant essentiellement par accumulation ou par organisation (« il y a des alexandrins et des octosyllabes » vs « les alexandrins répondent aux octosyllabes »). Tout acte critique pratique ces opérations, même lorsqu’il prend le parti de la discontinuité des textes. Abandonner le présupposé de la cohérence et ne pratiquer que des lectures fragmentantes suppose tout de même un recours aux pratiques unifiantes à une échelle ou une autre et vice-versa. Selon Florian Pennanech, le commentaire invente le texte qu’il commente : un texte qui affirme l’unité ou l’éclatement de son objet ne parle en fait que de sa propre structure. Constatant l’omniprésence du phénomène de combinaison, l’auteur consacre les cent quarante dernières pages de son livre à l’étude des motivations apportées par la critique pour justifier ces rapprochements. Il dresse ainsi une savante typologie des manières de motiver tel passage d’un texte, voire l’existence de telle œuvre, ne manquant pas d’inclure le discours critique qui prétend qu’une œuvre est arbitraire et qui constitue lui aussi une opération critique à part entière : l’arbitrarisation. On ne peut que renvoyer à l’ouvrage pour le détail de ces nombreuses catégories, toutes assorties d’exemples. Cette riche Poétique de la critique littéraire ne manquera pas de faire parler d’elle, soit par l’originalité de sa démarche et le regard scrutateur qu’elle incite à porter sur la fabrique de la critique, soit par le scandale qu’elle provoquera chez des critiques craignant toujours l’accusation de parasitisme par rapport au texte source et qui ne verront pas d’un bon œil cette exhibition des rouages nombreux et subtils du métatexte.
Loïc Le Sayec
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Hicham-Stéphane Afeissa, Esthétique de la charogne, Belvaux, Éditions dehors, 2018, 643 pages.
Sous sa chatoyante couverture d’un bleu-vert brillant et annelé évoquant l’abdomen de quelque mouche stercoraire, cet ouvrage cache bien des horreurs. Un tel étui n’était pas superflu pour l’entreprise que s’est proposé de mener Hicham-Stéphane Afeissa : nous introduire à l’esthétique de la charogne. Sous ce titre paradoxal voire oxymorique, l’auteur cherche à expliquer l’attrait constant de l’art pour les cadavres en décomposition et autres corps soumis aux lois de la pourriture. Son point de départ lui a été fourni par un documentaire anglo-saxon (After Life : The Strange science of Decay) consistant en l’observation méticuleuse des étapes de la décomposition de divers aliments par des scientifiques commentant les réactions biologiques et chimiques à l’œuvre. Avec une précision et une délectation tout autant scientifiques qu’esthétiques, M. Afeissa ouvre son livre suivant pas à pas ces étapes qui voient l’émergence de la vie dans la mort, la décomposition de la matière débouchant sur la composition de nouvelles formes, d’où la traduction française du documentaire sous le titre L’art de la décomposition. Ce titre déplace la réflexion dans le champ esthétique et fait émerger chez l’auteur un questionnement proche des problématiques de l’esthétique environnementale d’Allen Carlson. L’idée centrale de cette approche est l’intrication de la connaissance scientifique et du jugement esthétique. La connaissance du fonctionnement biologique des mécanismes de la décomposition et du foisonnement vital qu’ils enclenchent permettrait de retirer une certaine satisfaction esthétique devant de tels spectacles a priori répugnants. L’auteur rapproche cette idée de l’alchimie baudelairienne, capable de changer la boue en or, et déplace la réflexion d’un cran supplémentaire en se demandant si une telle perspective est possible quand l’objet dégoûtant n’est plus réel et naturel mais qu’il consiste en un produit de l’art, peinture ou sculpture. Il n’est pas évident en effet qu’on puisse passer aisément d’une « connaissance scientifique qui désamorce le dégoût à une émotion esthétique », « la revalorisation se heurt[ant] 369à l’émotion », c’est-à-dire justement au dégoût, réaction viscérale de rejet, aux antipodes de tout plaisir, fût-il esthétique. Le spectacle de la décomposition semble constituer l’objet-limite de toute esthétique, d’où l’exclusion catégorique du dégoût de la sphère des émotions esthétiques par tous ses théoriciens, de Lessing à Kant et Schopenhauer. C’est en partant de cette exclusion qu’Hicham-Stéphane Afeissa se propose d’étudier avec érudition et méthode la longue histoire de l’iconographie macabre, de l’art médiéval aux réalisations du bio-art contemporain ou aux plastinations de Günther von Hagen, qui ont attiré 58 millions de visiteurs aux quatre coins de la planète.
L’étude révèle que l’histoire de l’art est massivement dominée par la représentation de la « mort sèche », c’est-à-dire par le choix de représenter un squelette ou des ossements plutôt que des chairs boursouflées ou des tissus corrompus (voir ainsi la majorité des danses macabres). Si les deux types de représentation semblent en concurrence à la fin du Moyen-Âge, la mort humide perd progressivement du terrain, comme en témoigne la domination du squelette dans le genre des Vanités au xviie siècle. L’auteur nous apprend également que, dans un registre différent, l’art de la dissection anatomique a lui aussi participé, pour des raisons techniques et surtout, contrairement à ce qu’on pourrait croire, esthétiques, à une oblitération de la mort humide, de la même manière que les véritables cadavres que présente Gunther von Hagens aux foules sont plastinés, c’est-à-dire rendus inodores et incorruptibles. Constatant cette continuité et expliquant dans le détail les subtilités de chaque période de l’histoire de l’art dans son rapport à la charogne, l’auteur se demande comment comprendre de tels procédés de contournement de la représentation de la mort sous sa figure du périssable et de la pourriture. Une des hypothèses les plus plausibles serait que le répugnant « ne se prête à la représentation artistique qu’au prix d’une transfiguration ou d’une sublimation, consistant à dépouiller l’objet représenté de son aspect rebutant ». Sans nier la réalité de cette rédemption, l’auteur entend progressivement interroger les présupposés de la théorie esthétique, qui déclare irreprésentable en art le corps en décomposition, et, plus largement, le spectacle de l’immonde. Cette interrogation, confrontée progressivement à des exemples concrets au fil des chapitres est pleinement développée sur le plan théorique dans un chapitre central, dont la différence avec le reste de l’ouvrage est 370signifiée par le passage à un papier vanille et une encre bleue. L’auteur y révèle tout son talent d’herméneute et tente de réhabiliter l’esthétique de la charogne à partir d’un court extrait de la Poétique d’Aristote, qu’il confronte à d’autres textes du Stagirite ainsi qu’aux textes de Lessing et de Kant, fondateurs de l’anti-esthétique du dégoût. Dans ce chapitre de plus de cent pages, Hicham-Stéphane Afeissa commence par revenir sur les concepts de rédemption esthétique de la laideur – capitale chez les romantiques – et sur le paradoxe des affects négatifs, qui ont tous deux fait couler beaucoup d’encre. Il s’agit dans les deux cas de justifier l’émotion négative du spectateur par une visée morale ou esthétique supérieure, c’est-à-dire par un enseignement moral ou par un grand talent d’exécution. Or précisément cette rédemption est impossible selon les théoriciens classiques, pour qui le dégoût est la seule émotion qui ne puisse pas fonctionner esthétiquement car elle empêche la représentation. Face à l’objet répugnant, le spectateur, confondant le réel et sa représentation, éprouverait un dégoût véritable et serait incapable de contempler l’œuvre avec distance. Contre cette tradition philosophique et conformément à l’esthétique environnementale, l’auteur fait jouer Aristote. Pour celui-ci, le répugnant n’est en aucun cas racheté par la beauté de la représentation ; au contraire, le cadavre peint serait plus répugnant qu’il ne l’est dans la réalité. Toutefois, un certain plaisir peut naître de la contemplation de l’œuvre dégoûtante, car la mimesis est instructive : la vue de la représentation fait éprouver du plaisir parce qu’on apprend quelque chose que la vue de l’objet réel n’apporte pas. Face à l’œuvre d’art, le spectateur pourrait retirer un enseignement qu’il serait incapable d’obtenir « sous la pression et les exigences des situations du monde réel ». M. Afeissa propose ici une lecture de la katharsis comme modification dans l’ordre des réactions émotionnelles du spectateur permettant de fausser le caractère douloureux qu’elles ont en réalité et rendant possible l’adoption d’une position de connaissance par laquelle, sans cesser d’éprouver du dégoût, le spectateur comprend ce que l’image lui donne à voir. L’artiste éduque, afin de percevoir in fine dans la nature ce que l’art a préparé à voir. Ce qui chez Kant valait pour objection est considéré par Aristote comme cela même qui confère une valeur pédagogique ou éducative à la représentation artistique. Leurs positions sont incompatibles car pour Kant, l’art n’a pas de fonction cognitive.
371Une telle hypothèse permet d’éclairer l’attrait pris aux représentations macabres que commente patiemment Hicham-Stéphane Afeissa au fil de ses chapitres. On laissera au lecteur le soin de parcourir ses pages savamment renseignées et on s’attardera pour finir sur le chapitre qu’il consacre plus particulièrement à la fascination morbide au xixe siècle. Le chapitre intitulé « poétique de la putréfaction », cite non seulement Mirbeau comme observateur privilégié de l’horreur et du dégoût, en s’appuyant sur des passages du Jardin des supplices, mais il s’appuie encore sur de nombreuses œuvres du temps, que Théophile Gautier nommait déjà « siècle de la charogne ». À la faveur d’un commentaire inévitable sur la charogne baudelairienne, le texte interroge cette fascination propre aux œuvres littéraires d’alors et la met en regard avec l’engouement pour les spectacles macabres comme la Morgue de Paris, accueillant quotidiennement des milliers de visiteurs, ou la fameuse collection Spitzner. Ce faisant, le chapitre convoque plusieurs fois les textes de Mirbeau, et leur fascination, partagée avec Flaubert, à l’égard du fumier et de la pourriture. Chez tous deux comme chez Baudelaire, l’or naît de la boue et la vie se nourrit de la mort, dont elle tire sa richesse. C’est retrouver là une attraction environnementale chère à l’auteur, en un siècle qui s’affranchit des conventions du passé et qui transgresse les règles poétiques préétablies. Pour finir, sans affirmer, comme Baudelaire, que « C’est le Diable qui tient les fils qui nous remuent », on voudra bien reconnaître, avec lui, qu’« aux objets répugnants nous trouvons des appas » et que, pour cette raison, la lecture de ce livre instructif et étonnant, agrémenté de magnifiques reproductions en couleur, s’impose à tout lecteur qui osera braver le dégoût.
Loïc Le Sayec
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Marcel Proust, Le Mystérieux Correspondant et autres nouvelles inédites suivi de Aux sources de La Recherche du temps perdu par Luc Fraisse, De Fallois, octobre 2019, 174 pages, 18,50 €.
C’est un objet étrange que ce volume livré au grand public proustien, que l’on me pardonne cet oxymore, composé de neuf nouvelles. Si elles n’étaient pas signées, l’identité de leur véritable auteur n’aurait pas échappé à la sagacité de Luc Fraisse dont les magistrales introductions débusquent les analogies et références avec ce qui sera plus tard La Recherche.
De quoi s’agit-il ? De très courtes nouvelles abordant principalement l’homosexualité, récemment réapparues à la faveur de l’ouverture des archives constituées par Bernard de Fallois (1926-2018) le premier éditeur de Jean Santeuil, de Contre Sainte-Beuve et auteur d’une thèse inachevée publiée sous le titre Proust avant Proust faisant référence à des textes inédits dont ces dites nouvelles. Pourquoi ne figurent-elles pas dans Les Plaisirs et les Jours datant de la même époque ? Luc Fraisse émet plusieurs hypothèses : « La mise en scène de l’homosexualité aurait constitué, de proche en proche, le sujet principal de l’œuvre. Proust ne l’a pas souhaité, sans doute en raison des révélations que cela aurait constitué sur lui-même, peut-être parce que certains de ces textes avaient besoin plutôt d’être écrits pour soi que publiés pour les autres, peut-être encore parce que l’écrivain souhaitait préserver une diversité plus délibérée au sein de son assemblage ; sans doute enfin parce qu’il pouvait douter de la qualité, de la réussite littéraire des textes finalement écartés. » Dans un article publié dans le journal Le Monde, Jean-Yves Tadié, grand spécialiste et biographe de Proust, se pose les mêmes questions mais apporte des réponses plus catégoriques : « Une voix tendre, adolescente, tente de raconter de pâles histoires souvent interrompues, sans intrigue et sans dramatisation […] Ici le style de Proust est mou et sentimental, celui de ses devoirs scolaires ». Si Proust n’a pas jugé utile d’inclure ces pages dans Les Plaisirs et les jours il prouve sa sûreté de jugement. « Elles ne constituent pas un chef d’œuvre méconnu, mais un livre de 373jeunesse. Il n’y a pas de Proust avant Proust, parce qu’il est un génie tardif, révélé à 42 ans. »
On aura compris que devant une telle publication le lecteur peut légitimement craindre, à tort ou à raison, de se trouver face à une opération plus commerciale que littéraire. Si l’on se souvient que plusieurs décennies se sont écoulées avant que le génie de Proust ne soit universellement reconnu, cette fois-ci encore laissons le temps délivrer son jugement.
Tristan Jordan
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Gérard Brey, Lucha de clases en las tablas. El teatro de la huelga en España entre 1870 y 1923, Zaragoza, Prensas de la Universidad de Zaragoza, 2018, 364 p.
Avec l’organisation du mouvement ouvrier en Espagne à partir de 1870, la grève et les rêves de transformation sociale occupent dorénavant les devants de l’actualité. Cela devient l’objet de débats non seulement dans les locaux des centres ouvriers ou les tribunes des assemblées ouvrières, mais aussi les innombrables journaux de tendances opposées, les pamphlets des divers secteurs politiques et idéologiques, les discours des parlementaires, les conversations des salons et cercles de la bourgeoisie. Rien de surprenant à cela. Ce qui l’est davantage, c’est que tous les secteurs idéologiques sans exception vont s’emparer de la question de la grève et la porter (en le combinant le plus souvent avec une impossible intrigue sentimentale) sur les planches. Voient ainsi le jour, entre 1870 et 1923, quelque quatre-vingt dix pièces, dramatiques ou parfois frivoles, dues à des militants socialistes ou anarchistes, mais 374surtout à des auteurs à la sensibilité ouvriériste et réformiste ou aux convictions conservatrices, sans parler des adeptes du pastiche et de la parodie. C’est l’ensemble de ce répertoire qui fait l’objet d’un livre d’un hispaniste français paru en Espagne. Dans le chapitre consacré au répertoire anarchiste, une petite dizaine de pages évoquent les traductions espagnole et catalane des Mauvais Bergers et la réception par la presse et par le public de la pièce d’Octave Mirbeau, qui fut jouée au moins dix-neuf fois entre 1901 et 1923, dans l’une ou l’autre de ces deux langues. Notons aussi que, dans le chapitre sur le théâtre conservateur, d’abondants développements sont consacrés à l’incroyable fortune de La Grève des forgerons, monologue en vers écrit par François Coppée en 1869, publié en espagnol en 1902, rééditée six fois et déclamée plus de 320 fois jusqu’en 1923. L’auteur a publié, avant la parution du livre, une synthèse de cette recherche : Gérard Brey, « Le théâtre de la grève en Espagne entre 1870 et 1923 », Revue d’Histoire du Théâtre, Paris, Société d’Histoire du Théâtre, juillet-septembre 2017, III, no 275, p. 129-147.
Gérard Brey
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Bulletin de la société Paul Claudel, 2019 – 2, no 228, sous la direction de Marie-Victoire Nantet, Paris, Classiques Garnier, 110 pages.
Cette livraison du Bulletin puise son intérêt dans la source que constitue l’irremplaçable apport, pour le chercheur, d’une collection de documents originaux, correspondances et manuscrits. Pascal Lécroart se propose d’explorer le fonds d’archives Ida Rubinstein de la bibliothèque du Congrès de Washington, riche d’une grosse quarantaine de lettres de Claudel à la danseuse et mécène, dédicataire du Boléro de Maurice 375Ravel. La connaissance de ces échanges autorise à mieux cerner le projet du drame claudélien d’un art fusionnant les ressources de multiples formes d’expression artistique ; cette correspondance débute en juillet 1919, au sujet d’une collaboration souhaitée, relative à la mise en scène des Choéphores, traduit par Claudel, mais qui n’aboutira vraisemblablement pas ; la dernière lettre est datée du 20 décembre 1950, et concerne l’oratorio de Claudel et Honegger, Jeanne au bûcher, créé par Ida Rubinstein en mai 1939. Entre ces deux bornes temporelles, l’expression d’une profonde entente, guidée par des motivations artistiques sincères, trouve à se dire en des termes parfois lyriques. « C’est à vous que la France, parmi d’autres obligations, doit cette belle œuvre. Ni Honegger, ni moi, ne l’avons oublié. Votre nom restera associé au nôtre, et nous aurions aimé, en ce soir inoubliable, vous voir à nos côtés. Du moins notre reconnaissance vous restera à jamais acquise. »
Samuel Lair
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Laure Lévêque, Jules Verne. Un lanceur d’alerte dans le meilleur des mondes, L’Harmattan, 2019, 207 pages.
On connaît un Jules Verne pionnier de la science-fiction française, sensible au progrès technique et scientifique, relatant sa marche dans des ouvrages amusants et instructifs à la fois. Évidemment, l’époque est déjà passée où l’on croyait ces ouvrages destinés surtout à des jeunes, si tant est que les jeunes d’aujourd’hui seraient encore réceptifs de leur message. Mais justement, Laure Lévêque élargit la réception possible de Verne non dans le sens de l’âge mais plutôt dans celui de l’horizon interprétatif. Il résulte notamment de ses investigations d’un très large 376corpus de l’œuvre vernienne (une quarantaine d’ouvrages examinés1) que l’écrivain était loin de présenter cette vision univoque de la réalité qu’on lui prête, divisant tout au plus sa production en deux phases, avant et après 1886, et attribuant à la première un certain optimisme ontologique, un émerveillement, encore non enduit de doute, vis-à-vis de la science. Paris au xxe siècle, ce manuscrit tardivement découvert et publié seulement en 1994, devient le pivot de cette argumentation, puisqu’il atteste de l’attitude éminemment critique de Verne envers la société contemporaine en même temps qu’il développe une vision extrêmement pessimiste du futur, aussi tôt qu’en 1863, donc au tout début de sa carrière. C’est Jules Hetzel, l’éditeur attitré de Verne, qui a empêché la publication de cet ouvrage incendiaire, en commandant à la place Cinq semaines en ballon et imposant ainsi un tout autre modèle.
Les éléments contestataires n’ont pas disparu pour autant des œuvres de Verne. Laure Lévêque s’occupe de les relever, en les inscrivant dans des catégories bien variées : critique de l’impérialisme, de la mondialisation, du militarisme, du Nouveau Monde, du matérialisme (non seulement américain)… pour n’en évoquer que quelques-unes. Nous y découvrons un Verne critique sévère de la guerre en laquelle il voit une fin possible de la civilisation, sans pourtant condamner une guerre d’indépendance (décrite dans un sous-chapitre « Le devoir de révolte », p. 49), ou un observateur lucide du colonialisme qu’il est loin de voir comme un bienfait pour les colonisés. En démasquant les gestes prétendument humanitaires des puissances européennes et dont le but réel est une soumission totale de nouvelles contrées, il propose des solutions pacifistes, fondées sur une éducation éclairée (p. 48) et une protection des droits des indigènes (51-54).
Cette analyse, fine et d’un grand intérêt, évite un manichéisme facile et parvient à esquisser un portrait de Jules Verne bien nuancé. Ainsi du dualisme vernien, visible par exemple dans son attitude envers le colonialisme dont il n’est pas seulement le contempteur, mais dont il voit parfois les bénéfices relevant d’une « civilisation immédiate » (57). Ainsi de la présentation de ses idées sur la nation et l’internationalisation, dont le symbole majeur se fait ce héros libertaire par excellence, Nemo (85-89) et pour lesquelles il est difficile de trancher entre « une solution supranationale et une réponse apatride » (85).
377Des allusions et des commentaires sur notre époque augmentent la valeur polémique de l’ouvrage. On découvre, grâce à eux, l’actualité profonde du message de Jules Verne, ce grand « catastrographe » et « catastrologue » (194) qui voit d’un œil pénétrant tous les dangers menaçant l’avenir de l’humanité. Une déshumanisation progressive ; un matérialisme effréné ; une humanité qui ne tire aucune leçon des événements passés et qui court à sa propre perte… Jules Verne, un lanceur d’alerte qu’on ferait bien d’écouter aussi à notre époque.
Anita Staroń
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Reine-Marie Paris et Philippe Cressent, Catalogue raisonné des œuvres de Camille Claudel, édition, revue, corrigée, augmentée, éd. Economica, 2019, 863 pages, 125 €.
Le Catalogue Raisonné des œuvres de Camille Claudel que Reine-Marie Paris vient de publier avec Philippe Cressent en avril 2019 n’est pas un simple complément des précédents, ni une compilation. S’il en reprend l’essentiel, il présente des œuvres retrouvées : Jambe gauche (plâtre, 1885, p. 321), Nu couché (fusain et couleur, 1885, p. 489) du temps de « l’élève de Rodin »(! ! !) et surtout une Valse (bronze ancien, de 1900) découverte en avril 2017, étudiée sur 3 pages, donc placée en rubrique « dernière minute » [sic] comme conclusion, et signe d’espoir… L’ensemble, par ses multiples photos, textes et index, est une encyclopédie de trésors, dont la moitié [environ 70 œuvres] est à admirer au Musée Camille Claudel, enfin créé et ouvert au printemps 2017à Nogent-sur-Seine.
Désormais, en « ce nom glorieux » de Claudel – mis en valeur, aussi, par la jeune académicienne Dominique Bona – il est juste de voir, en miroir, la petite-nièce de Camille. C’est l’ouvrage indispensable aux 378claudéliens – la sœur et le frère étant inséparables. Il nous offre les clefs pour redécouvrir tous les chefs-d’œuvre de la sculptrice – qui sont aussi « l’histoire d’une âme »… Paul le précisait en 1951, en préface de l’exposition Camille Claudel au Musée Rodin [40 œuvres – seulement !] : cette œuvre « tout entière, elle est l’histoire de sa vie » (Pr, 283). En quoi il ne faisait que réaffirmer ses « réflexions », après l’ultime visite à sa sœur, un mois avant sa mort : cette sculpture « est une confession tout imprégnée de sentiments, de passion, du drame intime. » (J,II,461 ; septembre 1943).
À ce jour, loin d’être un survol, ou même le référentiel de thèses, ce travail est exhaustif pour la connaissance en profondeur de Camille. On ne peut la réduire à sa biographie, au refrain de ses « 30 ans chez les fous », ni au mot de son frère sur les ondes : « moi, j’ai abouti à un résultat, elle, n’a abouti à rien ». L’ouvrage comptabilise, situe les œuvres mais aussi les met en lumière, avec commentaires de témoins et spécialistes. Camille est ainsi totalement révélée par la passion de Reine-Marie Paris, en collaboration avec Philippe Cressent, hélas récemment décédé. Cette Bible claudélienne ouverte à tous, riche de mille références, peut nourrir, inépuisablement, notre connaissance et notre admiration des œuvres… Ce monument de l’histoire de l’art restitue l’univers personnel, unique, de créations – qu’aujourd’hui nul analyste n’oserait réduire au travail d’une élève de « l’homme de génie » dont Paul fit l’impitoyable portrait en octobre 1905. En cette même période Camille modelait le buste poignant de Paul à 37 ans, qui laisse transparaître les brûlures de sa passion à lui, que peuvent désormais éclairer les 197 Lettres à Ysé (texte établi, présenté, annoté par Gérald Antoine) – publiées seulement en 2017, trois ans après la mort de l’éminent spécialiste…
Oui, la sculpture de ce génie – « le mot n’est pas trop fort » – affirmait Mirbeau dès 1893 – resta longtemps ensevelie de 1913 aux années 1980. Mais conjointement aux investigations de l’historien Jacques Cassar, vinrent les travaux de Reine-Marie Paris. C’est à juste titre qu’elle reprend, en épigraphe, les termes de Camille remerciant Gustave Geffroy dans l’aventure (en 1895) du Çakountala de Châteauroux : « je reconnais la main bienfaisante qui tire les vrais artistes de leur linceul et qui ouvre tout doucement la tombe… » [C.à G.,5-XI-1895]. Ainsi donc, ce catalogue exceptionnel est constamment éclairé par des témoignages, analyses et notes touchant à la vie entière de Camille. En couverture, 379un grand carré – « pavé » de 25 photos (format cartes d’identité) en quadrichromie – nous signifie la multiplicité et l’intérêt des œuvres : de la Femme accroupie (1885) aux Causeuses (1893) : sa sœur Louise (1885), son frère Paul (trois fois), et La Petite Châtelaine (1893-1896) de l’Islette, sa « petite princesse » fascinante – elle la fit poser 62 fois – substitut de l’enfant dont elle fut à jamais frustrée… Ce n’est donc pas un guide classique d’expositions, fût-il celui du musée Camille Claudel. Il nous conduit aux sources, permet d’approcher l’âme de l’artiste et de pénétrer dans l’intimité de son génie.
Ce pèlerinage aux sources implique un amour de la Beauté, jusqu’à ces portes mystérieuses des origines, d’un sacré qui nous dépasse … Cette jeune femme splendide, « d’une beauté extraordinaire », avec « tous ces dons superbes » mais « qui n’avait jamais eu d’idée religieuse », selon son frère, n’a-t-elle pas créé le Psaume ou La Prière ou L’Inspirée (1889), L’Implorante ou Suppliante (1898), et cette Profonde Pensée (1898) où Paul imagine, en 1942, une « échelle » [sic] qui permette, par degré, de monter du foyer mort où gisent les cendres de son amour jusqu’à la Lumière mariale ? Il y aurait résurrection de « la Séquestrée !.. » « Elle est sauvée, j’en suis sûr ! » écrira Claudel (à Marie Romain Rolland). Ainsi, on ne se lasse pas de contempler, où qu’ils soient posés ou exposés, ces monuments « de la pensée intérieure », qui permettent d’épouser « son âme nue » que Paul exaltait dès 1905 …
Après l’avant-propos par Philippe Cressent et la présentation par Reine-Marie Paris : « Sous le regard de la Petite Châtelaine », viennent la biographie illustrée (chronologie, arbre généalogique), les données biographiques, suivies de dix études ou témoignages. Notons, parmi les nouveaux, ceux de Brigitte Fabre-Pellerin qui évoque « le trou psychique » dans « L’étiologie du délire », et de Brigitte Serre-Bouret, qui met en relief la gageure d’être « femme et artiste ». Michel Brethenoux, montre dans « Passions et ré-enchantements » que le génie de Camille, bien au-delà de ce qu’on nomme « folie », s’inscrit dans la vie, et combien grâce à elle, la « Vraie Vie » n’est ni « absence », ni « silence », car enfin dans ses œuvres les « tourbillons de ténèbres alternent constamment avec des tourbillons de lumière ». En conclusion, un chapitre réunit les « fidèles », neuf de ses contemporains, par notes biographiques et photos, d’A. de Rothschild à Berthelot, des commanditaires, mécènes et amis.
380Le cœur du catalogue est consacré (p. 238 à 729), par signalétique scientifique – liste d’auteurs, expositions, variantes, contexte, notes, courriers…– aux 115 œuvres (marbres, bronzes, plâtres, peintures, dessins, croquis…) répertoriées, visibles ou disparues. Plusieurs photos sont agrandies pleine page. S’y ajoutent des variantes, parfois nombreuses : 14 Petites Châtelaines, 15 Valses, 8 Çakountala… Ensuite, les annexes portent sur des sujets encore brûlants et complexes, tels « Camille face à l’État » par J. Aittouarès, et « C.C. malade mentale » (de 1984). Puis vient la liste des musées, soit 46 en France et dans le monde, en plus du Musée Camille Claudel de Nogent-sur-Seine – donc, l’énoncé de 180 œuvres, puis le point sur « des reproductions très originales », suivi de « Quelques signatures de Camille ». Vient la liste des expositions en France et dans le monde [de 1882 à 2014] avec mention des œuvres. Non moins impressionnante, la bibliographie, par ordre alphabétique, des auteurs (14 pages sur deux colonnes, en quatre couleurs). Enfin, sur 42 pages, trois index : l- Œuvres de Camille ; 2- Fondeurs. 3-Et le récapitulatif exhaustif de tous les noms, œuvres, lieux mentionnés. Sont répertoriées les dernières découvertes, dont cette Valse Allioli (de 1900), comme l’augure de nouveaux miracles…
Ainsi, couronnant le labeur titanesque d’une vie, ce catalogue semble, à ce jour, définitif. Par son envergure culturelle et la quête d’un inventaire quasi ultime, cette densité eût mérité deux volumes. Les auteurs ont donc tenu à en faciliter la lecture par illustrations, photos pleine page, quadrichromie, jeu typographique, variation des caractères. Ainsi, le frère de Camille, qui savait cultiver l’humour, jouer sur les lettres alphabétiques, et « fantaisies orthographiques », aurait d’emblée repéré la couverture. En rouge, se détachent des mentions classiques, le nom Camille Claudel et le « i » de « raisonné ». « En rouge ! en rouge ! nous ne partirons qu’en rouge ! » N’est-ce pas, dans Le Soulier de Satin, le cri des Cavaliers ou découvreurs avides d’aventures [II,1] ? Les auteurs ont tenu à placer le point sur les « i » avec science et minutie. « Invitation au voyage » donc, digne des Fleurs du Mal ! Le poète qui nous confia son Cœur mis à nu eût apprécié un tel souci de précision, lui qui exigeait que son éditeur d’Alençon mît Fleurs en italiques, ou en « capitales penchées ». Il eût aussi félicité les auteurs de mettre en place d’honneur ce « génie » féminin qui, aujourd’hui, a « réussi ». Reine-Marie Paris le laissait présager dès son premier livre (1984) que suivit le film initiateur 381du 7 décembre 1988 (avec les vedettes Adjani et Depardieu), dont elle fut la référence, voire l’inspiratrice, Plus de 30 ans après « l’exhumation » du nom et des œuvres de Camille, ce catalogue est donc une consécration. Pour se purifier d’une civilisation qu’il disait déjà vieillie, Baudelaire exorcisait aussi son Mal. « Tel est le rôle divin de la sculpture : Sursum, ad sidera !… » écrivait-il dans le Salon de 1859. « Haut les cœurs !… Vers le ciel !… » En effet, si L’Oeil écoute les chefs d’œuvre, « nos yeux sont tirés en haut ». Même si, jusqu’à présent, à Paris, aucun monument n’exalte Camille Claudel en place publique par l’une de ses œuvres… Mais c’est bien grâce à Reine-Marie que Camille est honorée : à Montfavet, depuis 2008 par son cénotaphe, et à Nogent-sur-Seine, par le musée bien à son nom… Bref, aux pages de ce catalogue, chaque œuvre, telle une Fleur du Mal, pourrait, comme son auteur, murmurer – pour nos yeux, pour nos cœurs : « je suis belle, ô mortels ! comme un rêve de pierre » !
Certes, Camille a dû subir « L’Enfer du Génie », mais restent ces Fleurs immarcescibles que le catalogue implante en nous, et dans l’Histoire. On ne peut que féliciter les deux auteurs, infatigables explorateurs d’un monde qui parvient à spiritualiser la matière, souvent rebelle, mais belle comme l’onyx ou le marbre, et qu’ont transfigurée les mains de Camille. On le voit, ici « l’Amour et la Mort » marchent d’un même pas – sans même « claudiquer »… Dès sa première exposition de 1893, elle juxtapose La Valse d’un couple amoureux et l’effrayante Clotho. Cette « horrible quenouille », écrira Paul en 1905, avait d’emblée fait frémir O. Mirbeau. Le critique redoutable et redouté, fut l’un des premiers révélateurs de son génie très « haut, très mâle », quoique féminin. C’est avec la même justesse que le catalogue actuel juxtapose L’Horrible Parque et Le Transi ou L’Écorché de Ligier Richier qui, en l’église Saint-Pierre-de-Bar-le-Duc, a dû marquer à vie la petite adolescente. Dès La Valse, « la draperie battait comme un suaire », soulignait Mirbeau, cité 44 fois, dans le contexte artistique de l’époque. Ainsi, ce catalogue sur l’œuvre met en évidence la vie de celle qui voulait, « sous l’apparent chercher l’âme même des choses et des êtres ». Enfin, il est l’aboutissement de toute une vie de recherches de la part de la petite-nièce de Camille. Sans doute sera-t-il l’ultime, sauf miraculeuse découverte !…
Ce catalogue le confirme : on ne peut oublier la Passion ni de Camille, ni de Paul, à quoi s’ajoutent les remords du frère et du chrétien. Si l’Histoire fait parfois rimer génie et folie, l’art véritable, tel un enfantement, est impossible 382sans Passion. Après avoir admiré l’œuvre de sa sœur et son Persée, Paul, tourmenté de persistants remords, avait conclu : « le reste est silence » (Pr, 285). Et pourtant, la « Résurrection » n’est pas un mythe. Paul eût admiré notre passion pour Camille depuis les révélations des années 1980. Pour remercier sa petite-fille Reine-Marie, il eût sûrement repris ce cri triomphal du jeune Rimbaud : « Elle est retrouvée. / Quoi ? – L’Éternité. » À 18 ans, au même âge que l’auteur des Illumination qu’il découvrait, il avait reçu un même choc au cœur, aux pieds de Notre-Dame-de-Paris : une « passion à vie ». Et c’est à Camille qu’il se confia aussitôt, le soir même. N’était-elle pas déjà en proie à la « passion » du « génie » ?…
Michel Brethenoux
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Thadée Natanson, Un Henri de Toulouse-Lautrec, musée d’Orsay-RMN-Grand Palais, réédition 2019, 19 €.
À l’occasion de l’exposition au Grand Palais de la grande rétrospective « Toulouse-Lautrec résolument moderne », le musée d’Orsay et la RMN-Grand Palais rééditent le livre consacré par Thadée Natanson à son ami disparu 50 ans plus tôt. Stéphane Guégan, conseiller du président du musée d’Orsay, commissaire de l’exposition, en fait une présentation enthousiaste, soulignant la justesse inégalée du ton, la précision des détails qui donnent vie au portrait du peintre, ne cachant rien de sa difformité et de ses appétits, exprimant sans contraintes sa liberté et sa tendresse, arborant résolument une modernité incoercible, un profond idéalisme couplé à une autorité naturelle irrésistible.
Le livre publié en janvier 1952 alors que Thadée était décédé au mois d’août précédent est reproduit fidèlement avec ses illustrations et 383est complété par l’article nécrologique paru dans le numéro d’octobre 1901 de La Revue Blanche. Comme les deux ouvrages précédents, Peints à leur tour et Le Bonnard que je propose, annonçant à paraître un quatrième sur Vuillard, c’est un exercice de va-et-vient de la mémoire du passé, d’ajustement fin de la perception concomitant à un déplacement des repères temporels.
Paul-Henri Bourrelier
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Les Cahiers Naturalistes (dir. Alain Pagès) no 93, 2019, 364 pages, 25 €.
Si, parmi tous les romans du cycle des Rougon-Macquart, La Terre est connu, il l’est souvent moins pour ses qualités littéraires que pour le Manifeste des cinq dans lequel des écrivains proches d’Edmond de Goncourt qualifiaient le livre « [d’] irrémédiable dépravation morbide d’un chaste ». Heureusement, le temps passe et, après la thèse novatrice de Guy Robert en 1952, on rétablit enfin la vérité : La Terre est un grand roman et mérite mieux que les critiques qui lui ont été faites. C’est en tout cas ce que prouvent les cinq textes, préalablement présentés dans le cadre du congrès annuel de la Nineteenth Century French Studies, que les Cahiers naturalistes proposent dans son numéro 93. Chantal Pierre (« La Terre : une question de grandeur ») ouvre le dossier en insistant sur le changement d’échelle, et donc le renversement de perspective effectué par Zola : il ne s’agit plus de mettre l’homme au centre de l’histoire, mais plutôt la terre. Naturellement, ce passage du petit paysan à la « terre énorme » rompt, comme le montre David Charles (« La Terre ou “ce que les paysans ne voient pas ne sentent pas” »), à la fois avec la vision romantique du monde agricole et sa représentation « par défaut ». 384Même le personnage subit cette transformation : loin de rester « l’auguste semeur » d’autrefois, il apparaît dorénavant comme un « soldat-laboureur » (Nicolas Bourguignat, « Jean Macquart, un soldat-laboureur en guerres et paix »), une créature tragique et comique, grandiose et « grotesque » (« Le primitif et la grotesque : les visages dans La Terre » par Mihaela Marin). Avec « La Terre au risque du livre », Eléonore Reverzy trouve une autre raison de s’intéresser à l’œuvre de Zola : de fait, on y découvre de nouvelles pratiques de lecture et surtout l’avènement de nouveaux lecteurs. Au conte traditionnel oral se substituent les livres, les « bons livres ». Reste à savoir si la qualité supposée de ces nouveaux ouvrages est réelle… Cinq propositions donc, qui, par les pistes qu’elles suggèrent et les voies qu’elles ouvrent, donnent furieusement envie de retrouver la famille Fouan et de suivre à nouveau l’histoire de leur vie.
Les études littéraires qui suivent n’ont pas une unité aussi serrée que celles du premier ensemble. Rien de grave à cela puisqu’il s’agit, à travers une petite dizaine de contributions de rendre compte des « postérités naturalistes » qui se déploient en France comme à l’étranger. Naturellement, dans le second cas, la réception est importante. La traduction par exemple rend-elle toujours justice à l’écriture de Zola ? En s’attardant sur celle de l’incipit d’Une page d’amour par Mary Neal Sherwood, Élise Cantiran dévoile ainsi que le texte zolien subit au mieux des effets de simplification, au pire des biais moraux. Trahison ? Oui, sans doute, mais ce travail inaugural a non seulement permis au maître de Médan de dépasser les prévenances des lecteurs, mais également de favoriser de nouvelles traductions. Si les raisons d’une réception sont à chaque fois différente – Angleterre, Suède (« La percée d’É. Zola en Suède », par Hans Farnlof) ou Brésil (Pedro Paulo Catharina et Eduarda Martins) – c’est que revient, d’une manière récurrente, la question de l’environnement local et l’acclimatation d’un auteur aux réalités d’un pays. Si l’affaire Dreyfus, par exemple, contribue au surcroît de rayonnement de l’écrivain dans le nord Brésil, elle s’appuie aussi et surtout sur une vraie appétence pour les questions abordées par le cycle des Rougon-Macquart. Côté français, le champ des études s’élargit à des auteurs variés, à l’inspiration parfois fort différentes : Maupassant (« Mont-Oriol : fortune médiatique », par Noëlle Benhamou), Rosny aîné (« Eros pluriels et utopie sexuelle » par François Laforge), Georges Darien (« Expressions et détournements de la charité dans l’œuvre de Darien », par Aurélien Lorig), et Bonnetain (« L’opium de P. Bonnetain », par 385Jean-François Perrin). Le xxe n’est pas oublié avec la contribution de Pierre-Marie Miroux, « Céline : Hommage à Zola, du politique à la politique ». L’auteur y rappelle, en quelques pages, que le père du Voyage au bout la nuit, encore « clairement positionné à gauche » en 1933 (malgré déjà quelques relents antisémites dans ses écrits), était reconnu comme « une sorte de continuateur » du grand naturaliste. C’est la raison pour laquelle Descaves lui proposa de venir à Médan pour prononcer l’allocution traditionnelle. Céline évoqua alors ce qu’il voyait comme points communs entre son œuvre et celle de son devancier – instinct de mort, attrait puissant pour la vérité, style émotif, victimisation – tout en insistant in fine sur une grande différence : son pessimisme radical (qui prendra rapidement pour cibles les Juifs) face à un optimisme zolien, passé de mode selon lui.
La troisième partie du numéro propose, comme d’habitude, des études et des documents. On trouve ainsi, dans un premier temps, des commentaires de Thérèse Raquin par François-Marie Mourad (« Thérèse Raquin : de l’étude de crime au roman expérimental ») et par Elyssa Rebai (un original « L’empire de la main dans Thérèse Raquin »). Dans un second temps, on affine encore la connaissance de l’écrivain. Lucie Riou s’attarde ainsi sur son goût pour les objets (« Zola collectionneur : le cabinet de travail comme musée »). Quant à Robert Lethbrigde, il exhume une interview d’autant plus intéressante qu’elle est tardive – 1897 – et traversée par une dimension autobiographique inhabituelle. Christophe Oberle, quant à lui, présente dix nouvelles lettres inédites (d’un intérêt mineur, il faut bien le reconnaître) datant de 1873 à 1894.
En guise de conclusion, signalons la présence, dans la dernière partie de ces Cahiers naturalistes de comptes rendus, de notes de lecture, d’une chronique dreyfusienne et surtout de l’allocution d’Éléonore Reverzy, « Zola pour tous ». En cette occasion, l’universitaire souligne la relation que Zola entretenait avec ses lecteurs. Elle y voit une forme d’empathie dont elle dissèque avec pertinence les formes. Son texte repose tout autant sur une analyse objective de l’écrit que sur une connaissance intime de l’œuvre. Une belle leçon qui prouve que le pacte qui unit l’écrivain à son lectorat et le lectorat à l’écrivain est un plaisir non seulement intellectuel, mais charnel.
Yannick Lemarié
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Martina Dìaz Cornide, La Belle-Époque des amours fétichistes, Paris, Classiques Garnier, 2019
Un ouvrage intitulé La Belle-Époque des amours fétichistes ne peut que faire signe à tout amateur du Journal d’une femme de chambre. Dans cette thèse, parue en 2019 aux éditions Classiques Garnier, Martina Dìaz Cornide consacre quelques pages tant au roman de Mirbeau (p. 218-225) qu’à son adaptation cinématographique par Luis Buñuel en 1964 (p. 360-362). La lecture de ces deux œuvres, comme de toutes les autres abordées dans l’ouvrage, ne propose pas seulement une analyse poétique. Elle s’attache à l’intertextualité et, plus encore, à la contextualité. Cette mise au jour d’une circulation et d’un enrichissement du sens entre les textes, les auteurs et les domaines de savoirs est l’un des points forts de ce travail dont quelques fautes et coquilles ne parviennent pas à amoindrir la précision, la finesse et la rigueur. Le plan de l’ouvrage découle de cette démarche épistémocritique : il s’ordonne en deux parties, l’une (« Pathologisation de l’érotique ») qui, pour l’essentiel, présente tour à tour, au risque parfois de la répétition, les différentes théories et débats sur le fétichisme, l’autre (« Poétisation de la perversion ») qui montre comment certaines œuvres littéraires de la fin du xixe siècle peuvent faire écho aux discours savants (eux-mêmes pouvant prendre exemple sur des œuvres de fiction), soit dans la reproduction fidèle, soit, le plus souvent, dans l’appropriation qui transforme, contredit voire subvertit le substrat scientifique. Et si certains littérateurs de la Belle Époque s’intéressent au fétichisme, c’est moins par souci naturaliste de coller à une préoccupation médicale à la mode (certains, comme Armand Dubarry dans Les Déséquilibrés de l’amour, s’y montrent cependant perméables), que parce que le mécanisme supposé de cette « perversion » paraît métaphoriser le rapport au réel qu’entretient la littérature elle-même. En effet, à l’instar du fétichisme, la littérature peut naître d’une scrutation du détail, une passion des objets. Dans cette attention fervente aux choses ou aux fragments, le sujet se projette intimement, complétant imaginairement ce qui est épars, hypostasiant un tout ou un idéal dont 387il est fantasmatiquement en quête. Les mots eux-mêmes peuvent être vus comme des fétiches : le travail sur le signifiant contient l’espoir de l’expression jouissive d’un signifié plein, comme la chose adorée porte la promesse d’une coïncidence narcissique avec soi-même. Dans les deux cas, il est question d’une aspiration à la transcendance dans le morcellement de l’immanence.
Il n’est donc pas surprenant que le fétichisme, avant d’être une question psychiatrique, désigne un « culte matériel des puissances invisibles » (p. 41), une « réduction de l’inaccessible dans le palpable » (p. 51). À partir de Charles de Brosses (Le Culte des dieux fétiches, 1760), il se prête à l’enquête anthropologique. Durant tout le xixe siècle, le fétichisme religieux est souvent compris comme un bas degré de civilisation, un « premier âge théologique », selon la formule d’Auguste Comte, vision magique encore répandue chez les peuples dits « sauvages ». Mais, selon Max Müller, si « nous pouvons nous croire à l’abri du fétichisme du pauvre nègre ; […] il en est bien peu parmi nous, s’il en est, qui n’aient, eux aussi, leurs fétiches, leurs idoles, dans leur église et dans leur cœur. » (p. 51) Culte des bétyles, ces pierres dressées idolâtrées, et amour des bottines peuvent ainsi se comparer, voire se superposer : il entre une part sexuelle dans la croyance, une part de croyance dans la sexualité. Or, en un temps où les chapelles peu à peu se vident, où le positivisme dénie au réel toute part de merveilleux, « les objets s’animeraient parce que l’esprit fin-de-siècle, en replongeant dans les limbes de l’humanité, serait plus imaginatif que rationnel – et le corps plus sensuel » (p. 56). La démultiplication des marchandises, alors, est propice à aiguiser les appétits d’« une foule brutale de convoitise », le Grand Magasin formant le temple de cette « nouvelle religion » hyperconsumériste, « passion nerveuse » de la classe possédante, selon Zola. C’est d’ailleurs dans le dédale de ses rayons achalandés qu’un policier, Macé, repère des femmes kleptomanes, mais aussi, des messieurs, « affolé[s], […] aberré[s] passionel[s] », grisés par l’odor di femina, ou bien coupeurs de nattes – le phénomène fit les gros titres de la presse à sensation –, ou encore voleurs de dessous féminins. Si l’objet dérobé est le plus souvent un vêtement, c’est que « le sexe devient étoffe » (p. 71) : l’invention des pantalons glissés sous la jupe interdit définitivement la vue troublante d’une cheville, voire d’un mollet. Le désir, ainsi frustré, se rabat sur les objets entretenant un rapport de contiguïté avec le corps féminin, 388désormais caparaçonné. Culottes, bonnets de nuit, mouchoirs, chaussures, chevelures… se substituent métonymiquement à une nudité dérobée que, mentalement, le fantasme masculin redessine à sa guise. C’est « le règne du fétichisme érotique » (p. 72).
Psychologues, hygiénistes et psychiatres s’emparent alors de cette « extravagante idolâtrie » (p. 73). Ainsi, Paolo Mantegazza essaye de comprendre les « reliquaires de l’amour » (p. 73) et Alexandre Lacassagne décrit les « nihilistes de la chair » (p. 39), tandis que son élève, Julien Chevalier, donne à cette soi-disant épidémie le nom d’« azoophilie » (p. 40). En France, puis dans le monde, c’est Alfred Binet qui impose, en 1887, le qualificatif de fétichisme qu’il emploie dans l’article « Le Fétichisme dans l’amour » : le terme sera repris par Krafft-Ebing ou Albert Moll par exemple. Aux yeux de Binet, le fétichisme est un problème purement psychologique (ce n’est pas l’avis de Charcot et Magnan qui le considèrent comme une dégénérescence héréditaire). Il s’originerait dans une image-thème fixée dès l’enfance et vers laquelle s’aiguille obstinément la pulsion génésique, privilégiant ainsi l’accessoire au détriment du coït reproductif. Dans le « petit fétichisme », la chose ou la partie du corps aimée rappellent la personne à laquelle elles renvoient. Dans le cas du « grand fétichisme », elles sont adorées pour elles-mêmes, sans référence à un sujet possesseur. Il s’agit alors d’une pathologie : c’est la spirale aliénante qui entraîne le collectionneur dans l’accumulation des mêmes brimborions, ou des mêmes en mieux.
Les débats sont alors nombreux : le fétichisme exprime-t-il un amour partiel (Binet), ou un amour à côté (Paul Garnier) ? Est-il une des composantes de l’amour (Binet), ou bien l’un est-il antinomique de l’autre (Gabriel Tarde) ? L’homosexualité est-elle un fétichisme fixé sur le même sexe (Binet), ou répond-elle à une structuration psychique différente (Charcot et Magnan) ? Le fétichiste est-il capable d’entretenir une relation amoureuse complète, ou bien est-il uniquement voué à la pratique onaniste ? Existe-t-il un fétichisme féminin (la réponse est négative pour l’ensemble des aliénistes) ? Ces questions et d’autres encore, dont Martine Dìaz Cornide rend compte scrupuleusement, traversent la réflexion médicale jusqu’à la veille de la Grande Guerre, période où Clérambault publie sa grande étude illustrée de photographies sur la passion des étoffes et Louis Barras un essai sur le fétichisme podologique de Rétif de la Bretonne.
389Ces travaux, dans leur ensemble, postulent une sexualité saine guidée par le besoin reproductif, au regard de laquelle le fétichisme constitue une anomalie jugée dangereuse pour la société et qui justifie l’internement. Ils se contentent souvent de décrire des cas (parfois recopiés sur d’autres traités) ou de rapporter des confidences de patients, rarement exemptes de « maints détails voluptueux » (p. 147). La littérature médicale s’apparente alors à un volumineux répertoire de vies déviantes, pittoresques ou tristes, à la source duquel puiseront de nombreux romans de mœurs. On en viendrait même à ne lire que d’une main, comme dit Rousseau, certains de ces ouvrages psychiatriques. Paul Näcke rapporte ainsi que certains clients demandent aux prostituées d’être traités comme dans les pages de Psychopathia sexualis de Krafft-Ebing. De même, dans Le Journal d’une femme de chambre, la maquerelle indique des « manies » qui relèvent de la clinique : « Ce qu’ils préfèrent, ce qu’ils me demandent le plus, c’est des femmes de chambre, des soubrettes… une robe noire très collante… un tablier blanc… un petit bonnet de linge fin… Par exemple, des dessous riches, ça oui… » Mirbeau paraît avoir puisé ces exemples chez Charcot et Magnan (le bonnet et le tablier sont mentionnés dans le traité sur l’inversion du sens génital) : « quoique le mot “fétichisme” n’apparaisse pas dans le roman, il est évident que son roman dialogue avec les discussions médicales sur la sexualité. » (p. 219) Mais, « c’est le point de vue de la femme qui est envisagé, celui de la victime du fétichisme » (p. 221), du moins dans la célèbre scène des bottines, et non pas, comme dans la prose médicale, celui du pervers. Hors du champ d’intérêt des aliénistes également, mais qui est le trait dominant de cet épisode romanesque : la critique sociale. La bottine qui, étymologiquement, vient de bot (le tuyau des lieux d’aisance) évoque les couches les plus pauvres et « les bassesses des besoins. » (p. 222) Rabour, en réclamant de cirer les souliers de Célestine (le verbe, rappelons-le, peut vouloir dire, en argot, se masturber), n’opère pas seulement un renversement carnavalesque grotesque. En se livrant ainsi corps et âme à l’acte même qui avilit la bonne, il joue et jouit de ce qui est sa raison d’être bourgeoise : sa domination sociale et sexuelle. On aurait aimé que Martina Dìaz Cornide fasse davantage émerger les implications subversives d’une telle scène. Elle rappelle surtout que Célestine, qui considère la sexualité comme naturelle, en vient à penser qu’il n’existe pas d’amour autre que vicieux. Dubarry la conforterait dans cette 390impression : « nous sommes tous un tantinet fétichistes » (p. 227), indique-t-il dans un roman sur un amateur d’odeur d’aisselle. C’est la norme qui ferait exception !
La seconde partie de l’ouvrage propose donc une série d’analyses monographiques rangées, nous a-t-il semblé, en fonction du degré d’éloignement pris par rapport aux modèles hygiénistes. En effet, un vent baudelairien souffle de plus en plus fort sur les œuvres du tournant du siècle, et qui pousse à plonger sans réticence dans les eaux dormantes des chevelures autonomes. Ainsi Martina Dìaz Cornide nous fait-elle découvrir les livres pornographiques de la « Select bibliothèque », dirigée par Roland Brévannes de 1907 à 1939, où la figure du pervers, décrite en des termes qui restent proches de la signalétique médicale, échappe néanmoins à la stigmatisation. Un miroir rassurant et fédérateur est ainsi tendu à une communauté de lecteurs esseulés : « Pourquoi rester plus longtemps dupe d’un préjugé ? Car c’en était un que de s’imaginer qu’il est des désirs anormaux ou ridicules. Non ! il n’en est pas ! Toutes les parties du corps sont adorables », lit-on dans Le Règne de la cravache et de la bottine (1913, p. 240). Les extraits proposés, issus de cette collection licencieuse, affichent un luxe de détails qui confond, dans une comparable jouissance, bonheur des mots et de la chose, plaisir du livre et du fétiche. Les aliénistes ne remarquent-ils pas que les fétichistes sont souvent raffinés, amateurs d’arts et bibliophiles ? Buñuel semble aussi le savoir, qui entoure Rabour d’une bibliothèque garnie de livres mais aussi de chaussures.
Dans cette partie littéraire, il faut saluer les pages très suggestives consacrées aux contes de Maupassant, ces récits brefs qui sont autant de fragments indépendants. Plus l’amour y est délicat, plus il éloigne de « l’acte ordurier et répugnant » (p. 295) de la reproduction et distingue l’homme de la brute. Or le fétichisme participe de cette esthétisation salvatrice, selon Maupassant, comme en témoigne, par exemple, le savoureux conte La Moustache. Si l’analyse de La Chevelure n’est pas entièrement inédite, elle souligne pertinemment que le fantasme capillaire figure le rêve universel d’abolir le temps mortifère (le fou aime les cheveux d’une morte). La passion exclusive des cheveux est autant symptôme de folie que manifestation d’un imaginaire lyrique. Jean Lorrain n’appelle-t-il pas un coupeur de nattes « un baudelairien » (p. 327) dans Âmes d’automne, un recueil de textes en prose que Martina 391Dìaz Cornide interprète admirablement ? Cheveux poétiques toujours dans Bruges-la-morte de Rodenbach où la dépouille capillaire s’inscrit dans un espace de symboles à travers lesquels tout se noue et se répond. L’objet fétiche, à l’orée du xxe siècle, revivifie le passé et ouvre à l’idéal. Quant à l’œuvre, elle est ce « fétiche enfanté par les poètes et auquel on se cramponne, pour que le monde moderne redevienne, malgré ses lois, une chose fée. » (p. 316)
Stéphane Gougelmann
1 Il faut applaudir à l’idée de donner comme référence l’édition électronique de la Bibliothèque de Québec, ce qui assure l’accès le plus facile à l’œuvre de Verne.
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- ISBN: 978-2-406-10518-3
- EAN: 9782406105183
- ISSN: 2726-0518
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-10518-3.p.0357
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 04-15-2020
- Periodicity: Annual
- Language: French