Compte rendu
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Cahiers Mérimée
2022, n° 14. varia - Auteur : Garcia (Michel)
- Pages : 121 à 124
- Revue : Cahiers Mérimée
Daniel-Henry Pageaux, Esquisses parisiennes. Lectures de Mérimée, Paris, L’Harmattan/AGA, « L’Orizzonte », 2021. 166 p.
Il n’est guère d’écrivain qui, plus que Mérimée « l’Inclassable », résiste à une lecture critique, tant son œuvre offre peu de prise à un lecteur pressé ou mal armé pour en appréhender la subtilité, mais nul n’est plus qualifié que D.-H. Pageaux pour relever ce défi, car, à une maîtrise parfaite des outils de l’analyse comparée, il joint la finesse d’un lecteur tout à la fois réceptif et incisif.
Sa Préface énonce les principes qui ont guidé sa manière dans une démarche qui ne va pas de soi, dans la mesure où elle convoque des concepts qui apparemment s’ignorent : « esquisses », « lectures », « Paris ». L’idée générale est de partir de l’espace parisien mentionné dans certaines des nouvelles de Mérimée pour en tirer un mode possible de lecture, en espérant que ce point de vue dévoilera des aspects ignorés ou mal perçus des nouvelles concernées : L’Enlèvement de la redoute (1829) ; Le Vase étrusque (1830) ; La Double Méprise (1833) ; Arsène Guillot (1844).
L’approche retenue est double : voyager et conter vont de pair ; le « lieu mériméen » n’est pas un simple support spatial au récit. L’avantage qu’offre un regard apparemment aussi limité est qu’il écarte, chez le lecteur critique, la tentation d’une approche génétique de l’œuvre au profit d’une invention, c’est-à-dire de la recherche du processus de composition, en s’appuyant principalement sur la lecture du texte pour deviner comment il a pris forme. Dès lors, s’imposent trois lignes de force : le choix de la forme d’écriture adoptée qui est signifiante en soi ; le détail, qui permet de percer la dure carapace du texte et ouvre la possibilité d’une lecture plus profonde ; le lecteur, enfin, qui ne traduit pas mais montre les sens possibles à l’exception de ceux que le texte refuse.
Ces principes sont suffisamment précis pour ouvrir des perspectives critiques sûres et suffisamment lâches pour permettre des échappées vers d’autres horizons.
L’Enlèvement de la redoute en offre un bon exemple en proposant une originale formule de solution narrative. Le détail que révèle le paragraphe 122initial de la nouvelle ne concerne pas les faits rapportés mais introduit l’économie complexe du récit, selon laquelle le narrateur rapporte les propos d’un « militaire de ses amis », mort depuis, qu’il a transcrit de mémoire et dont il fait la lecture devant ses auditeurs du salon parisien de Mme de B[oigne]. Cette reprise hors contexte, c’est le moins que l’on puisse dire, d’un épisode guerrier qui a eu lieu à une époque déjà ancienne et dans un ailleurs fort éloigné contribue à donner au récit un caractère singulier et au salon parisien une allure d’alibi, non dépourvu d’ambiguïté, dans la mesure où il invite à considérer le narrateur comme un double de l’auteur. Cette ambiguïté se retrouve dans le récit, très bref au demeurant, qui, malgré ses prétentions de témoignage guerrier, s’intéresse surtout au comportement d’un jeune militaire qui connait son baptême du feu. Le fait que le témoignage soit de seconde main accentue encore le caractère fictif des aveux prêtés au héros de cet épisode. Dès lors, D.-H. Pageaux a beau jeu de souligner l’ironie qui consiste en l’incorporation sous le Second Empire de cette nouvelle dans le Trésor littéraire conçu pour inculquer des traits d’héroïsme à de futurs soldats, en l’amputant de l’interjection finale du colonel à l’agonie (« F… ! ») et de toute dimension sexuelle, malgré la substitution du terme « enlèvement » à celui de « prise » qui pourtant conclut le récit.
Dans Le Vase étrusque, le cadre des événements rapportés consiste en Paris et sa campagne (quelque part du côté du bois de Verrières). Ce n’est plus le récit qui est concerné par cette localisation, mais les événements eux-mêmes. Ce Paris est un espace habité, jalonné de quartiers et de monuments que visite le héros Saint-Clair, comme tout bon Parisien de sa classe et de son âge. Mais la topographie n’offre qu’un arrière-plan, le premier étant occupé par certaines pratiques qui définissent « le monde » et ses codes sociaux. Dans cet espace clos fait irruption un ailleurs matérialisé dans ce vase étrusque, dont le décor, représentant le combat des Lapithes et de Centaures, déclenche une cruelle violence dans une société pourtant policée ou qui se prétend telle, ce qui se traduit par la fin tragique des amours et de la vie de Saint-Clair et de Mathilde de Coursy.
Entre Le Vase étrusque et La Double Méprise, on relève bien des similitudes, à commencer par un dénouement tragique, chaque fois provoqué par une méprise : celle de Saint-Clair à l’égard du vase étrusque et la familiarité dont il paraissait témoigner entre Massigny et Mathilde 123n’a rien à envier à celle des deux héros de la seconde. Il faut y ajouter l’opposition entre Paris et la campagne qui joue un rôle décisif dans le déroulement de l’intrigue, avec, cependant, une inversion des valeurs surprenante. En effet, les scènes de la vie parisienne qui occupent le début de la nouvelle témoignent d’une absence de respect des codes, alors que la demeure de Mme Lambert reconstitue, hors de la ville, un salon digne de la meilleure société de la capitale.
Mais cette longue nouvelle, bien partie pour faire un roman si son auteur n’avait jugé bon de l’interrompre brutalement, ce qui l’oblige à quelques raccourcis finaux auxquels le lecteur a du mal à adhérer, fait intervenir trop d’éléments pour qu’il soit permis d’en dégager une clef unique. D.-H. Pageaux n’en néglige aucun, mais celui qui l’emporte est le motif de la voiture, dont on relève pas moins de treize occurrences : de la promesse d’une voiture neuve, qui pesa dans la décision de Julie d’épouser son généreux prétendant Chaverny, jusqu’à la calèche qui conduisit l’héroïne dans cette auberge de campagne où elle allait connaître une mort tragique. Mais, de toutes les occurrences, c’est, bien évidemment, la voiture de Darcy, qui abrita les amours des deux protagonistes qui compte surtout. Ce ne sont pas de simples mentions occasionnelles, tant il est clair que le narrateur les contrôle dans le but évident de déconsidérer par un traitement constamment ironique le comportement et la psychologie de ses personnages, et dans lequel il ne se prive pas certains emprunts particulièrement significatifs, par exemple avec les Fourberies de Scapin. Ce dispositif dépréciatif a pour effet de dénoncer le rapport que Julie entretient avec la société dans laquelle elle vit, et de souligner le cynisme de Darcy et sa mentalité calculatrice, autant de moyens de dénier tout romanesque à ces personnages.
Des quatre nouvelles analysées, Arsène Guillot est la seule dont l’intrigue se déroule entièrement dans Paris, l’épisode du voyage en Italie de Max de Salligny n’intervenant que pour créer une césure temporelle dans les relations que ce personnage entretenait avec madame de Piennes et Arsène et à fournir un ressort dramatique du plus grand intérêt. C’est un Paris d’une autre nature que celui qui est le cadre des précédentes nouvelles, parce qu’il ignore « le monde », méprisé par la dévote madame de Piennes et inaccessible à Arsène. Il ne dépasse pas les limites de la paroisse de Saint-Roch et, à l’intérieur de celles-ci, un espace très réduit, la mansarde de l’héroïne étant « à trois portes » 124de l’hôtel de la noble dame. Cet étroit périmètre est propice à des huis-clos au cours desquels les protagonistes s’affrontent tout en étant confrontés, dans le cas de madame de Piennes et de Max, à leurs propres contradictions. La dévotion de l’une apparaît exacerbée et inopérante, la désinvolture de l’autre n’empêche pas des accès de clairvoyance et de générosité. L’analyse que déploie D.-H. Pageaux ne néglige aucun élément susceptible d’éclairer l’écriture de cette nouvelle : références à des épisodes de la vie de Mérimée ; analogies entre ces personnages et ceux de La Double Méprise, qui invitent à relire celle-ci sous un jour nouveau ; savant et convaincant commentaire de l’épigraphe homérique. Toutes ces considérations le conduisent à placer l’écriture de cette nouvelle dans une critique du feuilleton et de ses stéréotypes et, en fin de compte, à présenter la riche gamme des modèles suivis par Mérimée.
Dans une conclusion qui reprend le titre du volume (« Esquisses parisiennes »), D.-H. Pageaux prolonge la synthèse des chapitres précédents en l’élargissant à la totalité du corpus littéraire de Mérimée. D’une part, il démontre comment les « images parisiennes » se nourrissent d’apports extérieurs, qu’il s’agisse d’une indéniable présence de l’Espagne ou du contraste permanent entre la capitale et la province. D’autre part, il démontre tout ce que l’économie de ces textes doit à la présence, fictive ou non, d’un personnage qui, sous la forme du voyageur, de l’informateur ou du conteur complète la figure du narrateur et occulte en partie Mérimée lui-même. Pour rendre compte de ce jeu complexe, il fallait toute la sagacité du critique, qui ne cache pas l’admiration que lui inspire le jeu subtil de l’écrivain et sait la faire partager à ses propres lecteurs.
Michel Garcia
Paris 3 – Sorbonne nouvelle
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-13324-7
- EAN : 9782406133247
- ISSN : 2262-2098
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-13324-7.p.0121
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 13/07/2022
- Périodicité : Annuelle
- Langue : Français