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Classiques Garnier

Compte rendu

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Cahiers Mérimée
    2022, n° 14
    . varia
  • Auteur : Garcia (Michel)
  • Pages : 121 à 124
  • Revue : Cahiers Mérimée
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406133247
  • ISBN : 978-2-406-13324-7
  • ISSN : 2262-2098
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-13324-7.p.0121
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 13/07/2022
  • Périodicité : Annuelle
  • Langue : Français
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Daniel-Henry Pageaux, Esquisses parisiennes. Lectures de Mérimée, Paris, LHarmattan/AGA, « LOrizzonte », 2021. 166 p.

Il nest guère décrivain qui, plus que Mérimée « lInclassable », résiste à une lecture critique, tant son œuvre offre peu de prise à un lecteur pressé ou mal armé pour en appréhender la subtilité, mais nul nest plus qualifié que D.-H. Pageaux pour relever ce défi, car, à une maîtrise parfaite des outils de lanalyse comparée, il joint la finesse dun lecteur tout à la fois réceptif et incisif.

Sa Préface énonce les principes qui ont guidé sa manière dans une démarche qui ne va pas de soi, dans la mesure où elle convoque des concepts qui apparemment signorent : « esquisses », « lectures », « Paris ». Lidée générale est de partir de lespace parisien mentionné dans certaines des nouvelles de Mérimée pour en tirer un mode possible de lecture, en espérant que ce point de vue dévoilera des aspects ignorés ou mal perçus des nouvelles concernées : LEnlèvement de la redoute (1829) ; Le Vase étrusque (1830) ; La Double Méprise (1833) ; Arsène Guillot (1844).

Lapproche retenue est double : voyager et conter vont de pair ; le « lieu mériméen » nest pas un simple support spatial au récit. Lavantage quoffre un regard apparemment aussi limité est quil écarte, chez le lecteur critique, la tentation dune approche génétique de lœuvre au profit dune invention, cest-à-dire de la recherche du processus de composition, en sappuyant principalement sur la lecture du texte pour deviner comment il a pris forme. Dès lors, simposent trois lignes de force : le choix de la forme décriture adoptée qui est signifiante en soi ; le détail, qui permet de percer la dure carapace du texte et ouvre la possibilité dune lecture plus profonde ; le lecteur, enfin, qui ne traduit pas mais montre les sens possibles à lexception de ceux que le texte refuse.

Ces principes sont suffisamment précis pour ouvrir des perspectives critiques sûres et suffisamment lâches pour permettre des échappées vers dautres horizons.

LEnlèvement de la redoute en offre un bon exemple en proposant une originale formule de solution narrative. Le détail que révèle le paragraphe 122initial de la nouvelle ne concerne pas les faits rapportés mais introduit léconomie complexe du récit, selon laquelle le narrateur rapporte les propos dun « militaire de ses amis », mort depuis, quil a transcrit de mémoire et dont il fait la lecture devant ses auditeurs du salon parisien de Mme de B[oigne]. Cette reprise hors contexte, cest le moins que lon puisse dire, dun épisode guerrier qui a eu lieu à une époque déjà ancienne et dans un ailleurs fort éloigné contribue à donner au récit un caractère singulier et au salon parisien une allure dalibi, non dépourvu dambiguïté, dans la mesure où il invite à considérer le narrateur comme un double de lauteur. Cette ambiguïté se retrouve dans le récit, très bref au demeurant, qui, malgré ses prétentions de témoignage guerrier, sintéresse surtout au comportement dun jeune militaire qui connait son baptême du feu. Le fait que le témoignage soit de seconde main accentue encore le caractère fictif des aveux prêtés au héros de cet épisode. Dès lors, D.-H. Pageaux a beau jeu de souligner lironie qui consiste en lincorporation sous le Second Empire de cette nouvelle dans le Trésor littéraire conçu pour inculquer des traits dhéroïsme à de futurs soldats, en lamputant de linterjection finale du colonel à lagonie (« F… ! ») et de toute dimension sexuelle, malgré la substitution du terme « enlèvement » à celui de « prise » qui pourtant conclut le récit.

Dans Le Vase étrusque, le cadre des événements rapportés consiste en Paris et sa campagne (quelque part du côté du bois de Verrières). Ce nest plus le récit qui est concerné par cette localisation, mais les événements eux-mêmes. Ce Paris est un espace habité, jalonné de quartiers et de monuments que visite le héros Saint-Clair, comme tout bon Parisien de sa classe et de son âge. Mais la topographie noffre quun arrière-plan, le premier étant occupé par certaines pratiques qui définissent « le monde » et ses codes sociaux. Dans cet espace clos fait irruption un ailleurs matérialisé dans ce vase étrusque, dont le décor, représentant le combat des Lapithes et de Centaures, déclenche une cruelle violence dans une société pourtant policée ou qui se prétend telle, ce qui se traduit par la fin tragique des amours et de la vie de Saint-Clair et de Mathilde de Coursy.

Entre Le Vase étrusque et La Double Méprise, on relève bien des similitudes, à commencer par un dénouement tragique, chaque fois provoqué par une méprise : celle de Saint-Clair à légard du vase étrusque et la familiarité dont il paraissait témoigner entre Massigny et Mathilde 123na rien à envier à celle des deux héros de la seconde. Il faut y ajouter lopposition entre Paris et la campagne qui joue un rôle décisif dans le déroulement de lintrigue, avec, cependant, une inversion des valeurs surprenante. En effet, les scènes de la vie parisienne qui occupent le début de la nouvelle témoignent dune absence de respect des codes, alors que la demeure de Mme Lambert reconstitue, hors de la ville, un salon digne de la meilleure société de la capitale.

Mais cette longue nouvelle, bien partie pour faire un roman si son auteur navait jugé bon de linterrompre brutalement, ce qui loblige à quelques raccourcis finaux auxquels le lecteur a du mal à adhérer, fait intervenir trop déléments pour quil soit permis den dégager une clef unique. D.-H. Pageaux nen néglige aucun, mais celui qui lemporte est le motif de la voiture, dont on relève pas moins de treize occurrences : de la promesse dune voiture neuve, qui pesa dans la décision de Julie dépouser son généreux prétendant Chaverny, jusquà la calèche qui conduisit lhéroïne dans cette auberge de campagne où elle allait connaître une mort tragique. Mais, de toutes les occurrences, cest, bien évidemment, la voiture de Darcy, qui abrita les amours des deux protagonistes qui compte surtout. Ce ne sont pas de simples mentions occasionnelles, tant il est clair que le narrateur les contrôle dans le but évident de déconsidérer par un traitement constamment ironique le comportement et la psychologie de ses personnages, et dans lequel il ne se prive pas certains emprunts particulièrement significatifs, par exemple avec les Fourberies de Scapin. Ce dispositif dépréciatif a pour effet de dénoncer le rapport que Julie entretient avec la société dans laquelle elle vit, et de souligner le cynisme de Darcy et sa mentalité calculatrice, autant de moyens de dénier tout romanesque à ces personnages.

Des quatre nouvelles analysées, Arsène Guillot est la seule dont lintrigue se déroule entièrement dans Paris, lépisode du voyage en Italie de Max de Salligny nintervenant que pour créer une césure temporelle dans les relations que ce personnage entretenait avec madame de Piennes et Arsène et à fournir un ressort dramatique du plus grand intérêt. Cest un Paris dune autre nature que celui qui est le cadre des précédentes nouvelles, parce quil ignore « le monde », méprisé par la dévote madame de Piennes et inaccessible à Arsène. Il ne dépasse pas les limites de la paroisse de Saint-Roch et, à lintérieur de celles-ci, un espace très réduit, la mansarde de lhéroïne étant « à trois portes » 124de lhôtel de la noble dame. Cet étroit périmètre est propice à des huis-clos au cours desquels les protagonistes saffrontent tout en étant confrontés, dans le cas de madame de Piennes et de Max, à leurs propres contradictions. La dévotion de lune apparaît exacerbée et inopérante, la désinvolture de lautre nempêche pas des accès de clairvoyance et de générosité. Lanalyse que déploie D.-H. Pageaux ne néglige aucun élément susceptible déclairer lécriture de cette nouvelle : références à des épisodes de la vie de Mérimée ; analogies entre ces personnages et ceux de La Double Méprise, qui invitent à relire celle-ci sous un jour nouveau ; savant et convaincant commentaire de lépigraphe homérique. Toutes ces considérations le conduisent à placer lécriture de cette nouvelle dans une critique du feuilleton et de ses stéréotypes et, en fin de compte, à présenter la riche gamme des modèles suivis par Mérimée.

Dans une conclusion qui reprend le titre du volume (« Esquisses parisiennes »), D.-H. Pageaux prolonge la synthèse des chapitres précédents en lélargissant à la totalité du corpus littéraire de Mérimée. Dune part, il démontre comment les « images parisiennes » se nourrissent dapports extérieurs, quil sagisse dune indéniable présence de lEspagne ou du contraste permanent entre la capitale et la province. Dautre part, il démontre tout ce que léconomie de ces textes doit à la présence, fictive ou non, dun personnage qui, sous la forme du voyageur, de linformateur ou du conteur complète la figure du narrateur et occulte en partie Mérimée lui-même. Pour rendre compte de ce jeu complexe, il fallait toute la sagacité du critique, qui ne cache pas ladmiration que lui inspire le jeu subtil de lécrivain et sait la faire partager à ses propres lecteurs.

Michel Garcia

Paris 3 – Sorbonne nouvelle