Compte rendu
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Cahiers Mérimée
2017, n° 9. varia - Auteur : Zviguilsky (Alexandre)
- Pages : 179 à 185
- Revue : Cahiers Mérimée
Prosper Mérimée, Études et traductions de littérature russe, textes établis, présentés par Jean-Louis Backès, annotés par Jean-Louis Backès et Antonia Fonyi, avec le concours de Michel Cadot, Œuvres complètes, Paris, Honoré Champion, Section I, Littérature, sous la direction d’Antonia Fonyi, t. 6, 2016, 579 p.
Blâmer et faire l’éloge sont des opérations sentimentales qui n’ont rien à voir avec la critique.
Jorge Luis Borges
Un lecteur profane ou ignorant, qui aurait eu en main ce tout récent recueil de Prosper Mérimée, aurait pris l’auteur pour un savant exégète et traducteur de l’œuvre de Pouchkine, Gogol et Tourguéniev.
Or, comme l’ouvrage est censé s’adresser à un public éclairé, il doit être lu sur deux plans. Le texte de Mérimée d’abord, quand il étudie ou traduit, puis l’appareil critique présenté par une spécialiste de l’écrivain, Antonia Fonyi, et par deux universitaires slavisants et comparatistes, Jean-Louis Backès et Michel Cadot.
C’est du moins ce qui apparaît sur la page de titre : les notices sont toutes signées des initiales A. F. et J.-L. B., sauf une qui porte la signature conjointe M. C. Quant aux notes, elles sont d’Antonia Fonyi et Jean-Louis Backès, un heureux mariage de raison entre Mérimée et la Russie.
Une fois encore, le travail précis et rigoureux d’Antonia Fonyi, qui dirige les œuvres complètes de Mérimée et la société qui porte son nom, s’affirme ici. La besogne considérable, érudite et minutieuse, accomplie par Jean-Louis Backès, me la fait considérer comme définitive et rend superflu tout compte rendu critique : c’est pourquoi je me suis demandé, sans fausse modestie, ce que je pourrais ajouter à l’édifice. Cependant, m’étant vu confier cette mission, et l’exercice du genre aidant, j’ai cédé à la tentation après avoir lu, ce qui s’appelle lu, les 579 pages du livre.
180Ma première remarque concerne une évidente réhabilitation d’un Mérimée considéré par certains comme un mauvais connaisseur du russe, alors qu’il est le seul grand écrivain français du xixe siècle à le pratiquer et à le traduire. C’est avec un véritable amour pour cet auteur que ses deux éditeurs ont travaillé à cette réhabilitation tout à fait justifiée.
Le corpus est plus ou moins celui qui composait les Études de littérature russe, publiées par Henri Mongault en 1931-1932 chez le même éditeur Honoré Champion. On en a extirpé à juste raison Mtsyri de Lermontov, que Mérimée n’a ni traduit ni commenté (voir plus loin). Si l’édition princeps des Études figure dans la bibliographie de notre ouvrage, nous constatons l’absence de la version russe abrégée du mériméiste et académicien Andréï Mikhaïlov : Prosper Mérimée, Études de littérature russe, Moscou, Institut de littérature mondiale de l’Académie des Sciences, 2003, 112 pages. On n’y trouve que 5 études, auxquelles l’éditeur a ajouté en appendice la préface de Pouchkine aux Chants des Slaves de l’Ouest, une note de Gogol sur Les Âmes du purgatoire de Mérimée, la nécrologie que lui dédie Tourguéniev, et des extraits du discours de ce dernier à l’inauguration en 1880 du monument Pouchkine à Moscou, où Mérimée est nommé. Il manque aussi la référence au recueil bilingue publié sous la direction de Zoïa Ivanovna Kirnozé, Prosper Mérimée – Alexandre Pouchkine, Moscou, Radouga, 1987, 432 p., tiré à 53 000 exemplaires.
Puisque nous en sommes au chapitre de la bibliographie, nous regrettons l’omission des articles de Thierry Ozwald, « Autour d’une collaboration littéraire : les destins croisés de Mérimée et Tourguéniev » (Cahiers Ivan Tourguéniev, Pauline Viardot, Maria Malibran, no 15, 1991, p. 79-101), de Nicholas Zekulin, professeur de littérature russe à l’Université de Calgary, « Ernest Charrière, traducteur de Tourguéniev » (ibid., no 15, 1991, p. 79-101), qui montre l’influence de la préface de Charrière sur l’article de Mérimée sur le servage, de Nina Dmitrieva, « Les droits de l’homme vus par E. Charrière » (ibid., no 26, 2002, p. 25-29), texte auquel il faut adjoindre la « lettre de protestation de Tourguéniev à propos de la traduction d’Ernest Charrière » qu’il est inutile de chercher sur internet dans la seconde édition académique (p. 162, n. 190), enfin du mien, « À propos d’une traduction française de Mtsyri (Tourguéniev et Lermontov) » (ibid., no 15, 1991, p. 15-21). Ces cinq lacunes provenant 181de la même revue prouvent l’ignorance de son existence par les universitaires et les chercheurs français. Pourtant, les Cahiers paraissent en France et sont déposés dans les grandes bibliothèques. Sans doute Tourguéniev n’est-il pas Français, mais l’interlocuteur attitré de Flaubert manie notre langue à la perfection. Rappelons que Taine et Maupassant le considéraient comme Français.
Je reviens à dessein sur le dernier article cité qui concerne les mauvaises relations de Mérimée avec Louis Viardot. Les deux hommes ne se sont jamais affrontés directement, sinon par personnes interposées. Ainsi, nous apprenons par une lettre de Viardot à Charles Dollfus, directeur de la Revue moderne, que Mérimée a censuré la préface de Viardot à la traduction du poème de Lermontov par Tourguéniev. Viardot a rétabli son texte : « Je vois tout à coup paraître, à la place de mon nom, celui de M. Mérimée, qui n’a rien fait, absolument rien, si ce n’est de supprimer dans la préface quelques lignes qui devaient déplaire à ses amis de la cour de Russie et qui, par conséquent, me semblaient devoir convenir à la Revue Moderne. Je disais, par exemple, au début de la préface : “Dans un pays où nulle supériorité n’obtient le pardon, Michel Lermontoff a été, comme Al. Pouchkine, la victime de sa célébrité”, etc. Voilà ce qui m’a causé un léger mouvement de juste colère. » Il est évident que Louis Viardot, républicain et démocrate, détestait un homme qui avait fait allégeance à l’Empire. Du reste, cette appartenance politique nuit encore aujourd’hui à la réputation de Mérimée. Tourguéniev a cru devoir adresser à ce dernier une « petite galanterie »… en lui attribuant la traduction du poème, faite à l’accoutumée par Louis Viardot et le Russe. Cette histoire a du reste déclenché une polémique en Russie il y a 25 ans : la fibre patriotique a vibré quand on a vu que la préface au poème, incluse dans le tome X des Œuvres complètes de Tourguéniev, devait en être retranchée. Mérimée ne sort donc pas tout à fait innocent dans cette affaire, car s’il n’a pas participé à la traduction d’un texte dont la symbolique lui échappait, il a, dans sa « révision », découpé des passages de l’avant-propos qui ne lui convenaient pas. Le manuscrit autographe du poème, autrefois conservé à la Maison Pouchkine, d’après les éditions de 1934 et 1958, aurait mystérieusement disparu : il aurait permis de reconnaître l’écriture de Louis Viardot et les coupes sombres de Mérimée. Il s’agit là non d’un apport de Mérimée, mais d’une amputation.
182Jean-Louis Backès se demande (p. 117, n. 3) si c’est bien Mérimée qui est visé par Louis Viardot dans sa préface aux Nouvelles choisies de Gogol. Viardot ne fait que reproduire l’avis de Tourguéniev lui-même : « les esprits les plus pénétrants parmi les étrangers, un Mérimée p. e., n’ont vu en Gogol qu’un humoriste à la façon anglaise » (lettre à Pauline Viardot, 27 février / 10 mars 1852, Correspondance Ivan Tourguéniev – Louis Viardot, Paris, Hermann, 2010, p. 137). Mérimée a appris la mort de Gogol et la destruction par lui de la seconde partie des Âmes mortes par un article de Louis Viardot (pseudonyme Auguste Jullien), paru dans Le Siècle du 2 avril 1852 (ibid., p. 138). C’est là que Viardot revient à la définition mériméenne d’« écrivain de fantaisie, humouriste à la manière anglaise ».
Nous ne sommes pas toujours d’accord avec Jean-Louis Backès sur les modifications qu’il apporte aux traductions de Mérimée. Ainsi, nous considérons que ce dernier a raison de parler de superstition et non de préjugé – terme trop général, non synonyme du précédent et n’incluant pas la nuance religieuse que Mérimée entend lui conférer (p. 87, n. 37). Parmi les différentes traductions de « yourodivy », rendu de façon peut-être insuffisante par Mérimée (« innocent »), nous préférons de beaucoup « fol-en-Christ », retenu par Édith Scherrer dans sa traduction d’Étrange histoire (Romans et Nouvelles complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque la Pléiade », t. III, 1986, p. 161-162) et non pas « fol-en-Dieu », proposé par Pierre Pascal (p. 553, n. 39). Nous avons eu l’opportunité d’étudier la mentalité et le langage d’un « magnétiseur » dont toute la force repose sur la foi et qui se prend, même si c’est une femme, pour Jésus-Christ, tout en ne prononçant jamais le nom de Dieu, remplacé par « Le Père ». Mérimée, incrédule et athée, avoue avoir cru à l’apparition du revenant, contée par Tourguéniev (« Vous avez raconté à merveille l’apparition : on comprend très bien qu’elle ait lieu », lettre à Tourguéniev du 2 février 1870, Maurice Parturier, Une amitié littéraire. Prosper Mérimée et Ivan Tourguéniev, Paris, Hachette, 1958, p. 244), tout en prétendant le contraire ailleurs (p. 87, n. 37). Mérimée souffre alors de crises de névrose dont il fait état deux mois plus tard à Albert Stapfer (30 mars 1870) : « mon grand mal est une névrose et vous savez que la médecine est à peu près impuissante » (Correspondance générale, établie et annotée par Maurice Parturier, avec la collaboration, pour les tomes I à VI, de Pierre Josserand et de Jean Mallion, t. I-VI, Paris, Le Divan, 1941-1947, t. VII-XVII, Toulouse, Privat, 1953-1964, t. XV, p. 80).
183Quand il écrit à Tourguéniev, le 12 juin 1860, à propos d’une nouvelle de Marko Vovtchok : « Stenka Razine, Pougatchev et autres grands hommes avaient bien raison de travailler à la réforme des abus par les moyens les plus courts et les plus énergiques » (Maurice Parturier, op. cit., p. 61), on ne sait pas bien s’il plaisante ou s’il dit vrai. Or, dans son étude sur Gogol (p. 123) figure cette assertion étonnante : « malgré moi, l’énergie de ces hommes en lutte avec la société tout entière m’arrache une admiration dont j’ai honte » – une admiration dont aujourd’hui il aurait eu à répondre devant les tribunaux.
L’intérêt de Mérimée pour les « flibustiers » et autres coquins lui vient, à mon avis, de la littérature picaresque espagnole, qu’il mentionne dans la même étude (p. 128), à propos de Tchitchikov qui a un certain air de famille avec les picaros. Pourtant Mérimée n’a rien d’un anarchiste ni d’un révolutionnaire. Même si le parallèle n’a rien à voir avec Mérimée, mais concerne Gogol et Tourguéniev, Alexandre Bourmeyster intitule un de ses articles « De Tchitchikov à Bazarov » (Actes du colloque Le Rire de Gogol et le rire de Tourguéniev, dir. A. Zviguilsky, Paris, ATVM, 2009, p. 92-99). Bazarov, cet homme nouveau qui se situe entre Bakounine et les bolchéviks, est à peine nommé dans l’avant-propos de circonstance à Pères et Enfants (p. 187-189). Alors que Maupassant, en 1880, insistera à juste titre sur le personnage dans sa chronique « L’inventeur du mot “nihilisme” » (Cahiers Tourguéniev, no 17-18, p. 105-108). Je pense qu’il conviendrait de retirer les premiers mots de la note 49, p. 558, sur les nihilistes suggérés à la fin d’Étrange histoire : Tourguéniev pense vraiment à eux.
Je suis quelque peu surpris que, dans un autre registre (les Mémoires d’un fou), Mérimée l’hispanisant n’ait pas pensé à rapprocher la chienne Medji du Colloque des chiens de Cervantès (p. 125 ; voir à ce sujet mon article dans « Russie-Espagne », numéro spécial de Slavica-Occitania, 2017, Université de Toulouse à paraître).
J’en viens à quelques remarques de détail. Il aurait fallu signaler l’existence d’une reproduction intégrale (6 pages) du manuscrit autographe du Hussard de Pouchkine, que Mérimée reçut en cadeau de Sobolevsky ; il est agrémenté d’une note de Mérimée (Cahiers Ivan Tourguéniev, no 27, Catalogue, no 39). Et puisque nous parlons de Serge Sobolevsky, abondamment cité, ami intime de Mérimée et « bibliophile passionné » (p. 21), nous recommandons le petit livre de Sergio Sobolevsky, Bibliofilia 184romántica española (1850), Valencia, Editorial Castalia, 1951, annoté par le « prince des bibliophiles espagnols » Antonio Rodríguez Moñino, traduit du français et préfacé par Joaquín del Val.
N’ayant pas vu le manuscrit où apparaît la curieuse graphie « Tchetchenge » au lieu de « Tchétchense » pour Tchétchène (p. 90), je remarque néanmoins que Mérimée écrit systématiquement un de ses « s », quand il est doublé, à la façon d’un « g », et on trouve sous sa plume, rarement, il est vrai, des « g » qui ressemblent au « s » avec une longue queue.
Nous allons maintenant cueillir une épingle dans une meule de foin : j’extrais de l’article sur Gogol le mot « partisan » (p. 122), à propos des Cosaques Zaporogues. Il aurait fallu une note que l’on trouve plus loin, sur Denis Davydov, nommé dans Le Coup de pistolet, auteur d’un célèbre Journal des actions partisanes en 1812, auquel il a travaillé presque toute sa vie. Davydov n’a pas introduit ce vocable, venant du français, car il existait déjà sous Pierre le Grand, mais il a été divulgué par le poète partisan. Je trouve intéressant que Mérimée l’ait employé une fois.
Nous ne sommes pas d’accord avec Jean-Louis Backès sur le peu d’importance qu’il accorde à une influence exercée par Balzac sur Gogol (p. 120, n. 12). Les éditeurs actuels des œuvres complètes de Gogol, qui ont plus d’autorité que moi en la matière, sont plutôt de mon avis.
Dans la notice sur l’article de Mérimée sur Tourguéniev (p. 195), paru dans Le Moniteur universel du 25 mai 1868 et, aussitôt après, en guise de préface à Fumée, il aurait peut-être fallu insister sur son importance pour la notoriété en France de Tourguéniev, à l’âge de 50 ans, au moment de la parution de son cinquième roman, qui se situe au centre de sa production littéraire. Une controverse s’établit sur les diverses éditions de Fumée, dont l’une porte la mention « augmentée d’une préface par P. Mérimée ». Nous interprétons différemment l’affirmation de Tourguéniev à Hetzel, le 11 juin 1868 : « Si la 2-de édition de “Fumée” a paru, envoyez, s’il vous plaît, 4 ou 6 exemplaires à mon nom ici [à Baden-Baden]. » Seconde édition chez Hetzel, mais en fait la troisième, si on compte comme première celle parue chez Douniol en 1867, elle-même refonte de celle en plusieurs livraisons dans Le Correspondant. C’est pourquoi les premières dédicaces aux amis chers (Pauline Viardot, par exemple) figurent sur une page imprimée « 3e édition », préfacée par Mérimée. Hetzel en publia deux, à trois mois d’intervalle, en mars et en juin 1868.
185Je terminerai par quelques considérations sur l’article en deux parties consacré à Pouchkine, l’étude mériméenne la plus importante, à mon sens.
Il n’a pas placé par hasard à la fin le poème « Le Prophète » dont la facture ésotérique lui échappait, mais dont il devinait la portée philosophique. Mikhaïl Ossorguine le définit au début du xxe siècle comme « un poème rosicrucien ». « Brûle par la parole le cœur des humains » : dans ce dernier vers, la parole, le verbe, peut être remplacé par l’amour. Mais c’est un autre Pouchkine qui captive Mérimée : « Plus tard Pouchkine trouva le style qui convient aux récits merveilleux, et quelques-unes de ses ballades sont des modèles en ce genre ; on s’aperçoit qu’il a étudié et surpris les procédés des conteurs populaires. À leur exemple il devient crédule, il se fait enfant ; mais il oblige son lecteur à se transformer avec lui. » (P. 89.) Et Mérimée avoue ici avec spontanéité qu’au contact du poète russe, il est devenu lui-même crédule, lui, le sceptique et l’incroyant, il est devenu enfant, ce qui est sans doute la plus merveilleuse des histoires qu’il nous ait contées. Et il compte sur la crédulité des autres.
C’est bien lui, qui s’était déguisé il y a longtemps en actrice espagnole. Travesti maintenant en Cosaque, Mérimée me rappelle un autre écrivain que j’ai bien connu, Henri Troyat, qui, pour chacune de ses biographies d’auteurs russes, plantait le décor approprié dans son appartement de la rue Bonaparte.
Alexandre Zviguilsky
Musée Européen Ivan Tourguéniev (Bougival)
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-06988-1
- EAN : 9782406069881
- ISSN : 2262-2098
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06988-1.p.0179
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 30/06/2017
- Périodicité : Annuelle
- Langue : Français