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Classiques Garnier

Compte rendu

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Cahiers Mérimée
    2017, n° 9
    . varia
  • Auteur : Zviguilsky (Alexandre)
  • Pages : 179 à 185
  • Revue : Cahiers Mérimée
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406069881
  • ISBN : 978-2-406-06988-1
  • ISSN : 2262-2098
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06988-1.p.0179
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 30/06/2017
  • Périodicité : Annuelle
  • Langue : Français
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Prosper Mérimée, Études et traductions de littérature russe, textes établis, présentés par Jean-Louis Backès, annotés par Jean-Louis Backès et Antonia Fonyi, avec le concours de Michel Cadot, Œuvres complètes, Paris, Honoré Champion, Section I, Littérature, sous la direction dAntonia Fonyi, t. 6, 2016, 579 p.

Blâmer et faire léloge sont des opérations sentimentales qui nont rien à voir avec la critique.

Jorge Luis Borges

Un lecteur profane ou ignorant, qui aurait eu en main ce tout récent recueil de Prosper Mérimée, aurait pris lauteur pour un savant exégète et traducteur de lœuvre de Pouchkine, Gogol et Tourguéniev.

Or, comme louvrage est censé sadresser à un public éclairé, il doit être lu sur deux plans. Le texte de Mérimée dabord, quand il étudie ou traduit, puis lappareil critique présenté par une spécialiste de lécrivain, Antonia Fonyi, et par deux universitaires slavisants et comparatistes, Jean-Louis Backès et Michel Cadot.

Cest du moins ce qui apparaît sur la page de titre : les notices sont toutes signées des initiales A. F. et J.-L. B., sauf une qui porte la signature conjointe M. C. Quant aux notes, elles sont dAntonia Fonyi et Jean-Louis Backès, un heureux mariage de raison entre Mérimée et la Russie.

Une fois encore, le travail précis et rigoureux dAntonia Fonyi, qui dirige les œuvres complètes de Mérimée et la société qui porte son nom, saffirme ici. La besogne considérable, érudite et minutieuse, accomplie par Jean-Louis Backès, me la fait considérer comme définitive et rend superflu tout compte rendu critique : cest pourquoi je me suis demandé, sans fausse modestie, ce que je pourrais ajouter à lédifice. Cependant, métant vu confier cette mission, et lexercice du genre aidant, jai cédé à la tentation après avoir lu, ce qui sappelle lu, les 579 pages du livre.

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Ma première remarque concerne une évidente réhabilitation dun Mérimée considéré par certains comme un mauvais connaisseur du russe, alors quil est le seul grand écrivain français du xixe siècle à le pratiquer et à le traduire. Cest avec un véritable amour pour cet auteur que ses deux éditeurs ont travaillé à cette réhabilitation tout à fait justifiée.

Le corpus est plus ou moins celui qui composait les Études de littérature russe, publiées par Henri Mongault en 1931-1932 chez le même éditeur Honoré Champion. On en a extirpé à juste raison Mtsyri de Lermontov, que Mérimée na ni traduit ni commenté (voir plus loin). Si lédition princeps des Études figure dans la bibliographie de notre ouvrage, nous constatons labsence de la version russe abrégée du mériméiste et académicien Andréï Mikhaïlov : Prosper Mérimée, Études de littérature russe, Moscou, Institut de littérature mondiale de lAcadémie des Sciences, 2003, 112 pages. On ny trouve que 5 études, auxquelles léditeur a ajouté en appendice la préface de Pouchkine aux Chants des Slaves de lOuest, une note de Gogol sur Les Âmes du purgatoire de Mérimée, la nécrologie que lui dédie Tourguéniev, et des extraits du discours de ce dernier à linauguration en 1880 du monument Pouchkine à Moscou, où Mérimée est nommé. Il manque aussi la référence au recueil bilingue publié sous la direction de Zoïa Ivanovna Kirnozé, Prosper Mérimée – Alexandre Pouchkine, Moscou, Radouga, 1987, 432 p., tiré à 53 000 exemplaires.

Puisque nous en sommes au chapitre de la bibliographie, nous regrettons lomission des articles de Thierry Ozwald, « Autour dune collaboration littéraire : les destins croisés de Mérimée et Tourguéniev » (Cahiers Ivan Tourguéniev, Pauline Viardot, Maria Malibran, no 15, 1991, p. 79-101), de Nicholas Zekulin, professeur de littérature russe à lUniversité de Calgary, « Ernest Charrière, traducteur de Tourguéniev » (ibid., no 15, 1991, p. 79-101), qui montre linfluence de la préface de Charrière sur larticle de Mérimée sur le servage, de Nina Dmitrieva, « Les droits de lhomme vus par E. Charrière » (ibid., no 26, 2002, p. 25-29), texte auquel il faut adjoindre la « lettre de protestation de Tourguéniev à propos de la traduction dErnest Charrière » quil est inutile de chercher sur internet dans la seconde édition académique (p. 162, n. 190), enfin du mien, « À propos dune traduction française de Mtsyri (Tourguéniev et Lermontov) » (ibid., no 15, 1991, p. 15-21). Ces cinq lacunes provenant 181de la même revue prouvent lignorance de son existence par les universitaires et les chercheurs français. Pourtant, les Cahiers paraissent en France et sont déposés dans les grandes bibliothèques. Sans doute Tourguéniev nest-il pas Français, mais linterlocuteur attitré de Flaubert manie notre langue à la perfection. Rappelons que Taine et Maupassant le considéraient comme Français.

Je reviens à dessein sur le dernier article cité qui concerne les mauvaises relations de Mérimée avec Louis Viardot. Les deux hommes ne se sont jamais affrontés directement, sinon par personnes interposées. Ainsi, nous apprenons par une lettre de Viardot à Charles Dollfus, directeur de la Revue moderne, que Mérimée a censuré la préface de Viardot à la traduction du poème de Lermontov par Tourguéniev. Viardot a rétabli son texte : « Je vois tout à coup paraître, à la place de mon nom, celui de M. Mérimée, qui na rien fait, absolument rien, si ce nest de supprimer dans la préface quelques lignes qui devaient déplaire à ses amis de la cour de Russie et qui, par conséquent, me semblaient devoir convenir à la Revue Moderne. Je disais, par exemple, au début de la préface : “Dans un pays où nulle supériorité nobtient le pardon, Michel Lermontoff a été, comme Al. Pouchkine, la victime de sa célébrité”, etc. Voilà ce qui ma causé un léger mouvement de juste colère. » Il est évident que Louis Viardot, républicain et démocrate, détestait un homme qui avait fait allégeance à lEmpire. Du reste, cette appartenance politique nuit encore aujourdhui à la réputation de Mérimée. Tourguéniev a cru devoir adresser à ce dernier une « petite galanterie »… en lui attribuant la traduction du poème, faite à laccoutumée par Louis Viardot et le Russe. Cette histoire a du reste déclenché une polémique en Russie il y a 25 ans : la fibre patriotique a vibré quand on a vu que la préface au poème, incluse dans le tome X des Œuvres complètes de Tourguéniev, devait en être retranchée. Mérimée ne sort donc pas tout à fait innocent dans cette affaire, car sil na pas participé à la traduction dun texte dont la symbolique lui échappait, il a, dans sa « révision », découpé des passages de lavant-propos qui ne lui convenaient pas. Le manuscrit autographe du poème, autrefois conservé à la Maison Pouchkine, daprès les éditions de 1934 et 1958, aurait mystérieusement disparu : il aurait permis de reconnaître lécriture de Louis Viardot et les coupes sombres de Mérimée. Il sagit là non dun apport de Mérimée, mais dune amputation.

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Jean-Louis Backès se demande (p. 117, n. 3) si cest bien Mérimée qui est visé par Louis Viardot dans sa préface aux Nouvelles choisies de Gogol. Viardot ne fait que reproduire lavis de Tourguéniev lui-même : « les esprits les plus pénétrants parmi les étrangers, un Mérimée p. e., nont vu en Gogol quun humoriste à la façon anglaise » (lettre à Pauline Viardot, 27 février / 10 mars 1852, Correspondance Ivan Tourguéniev – Louis Viardot, Paris, Hermann, 2010, p. 137). Mérimée a appris la mort de Gogol et la destruction par lui de la seconde partie des Âmes mortes par un article de Louis Viardot (pseudonyme Auguste Jullien), paru dans Le Siècle du 2 avril 1852 (ibid., p. 138). Cest là que Viardot revient à la définition mériméenne d« écrivain de fantaisie, humouriste à la manière anglaise ».

Nous ne sommes pas toujours daccord avec Jean-Louis Backès sur les modifications quil apporte aux traductions de Mérimée. Ainsi, nous considérons que ce dernier a raison de parler de superstition et non de préjugé – terme trop général, non synonyme du précédent et nincluant pas la nuance religieuse que Mérimée entend lui conférer (p. 87, n. 37). Parmi les différentes traductions de « yourodivy », rendu de façon peut-être insuffisante par Mérimée (« innocent »), nous préférons de beaucoup « fol-en-Christ », retenu par Édith Scherrer dans sa traduction dÉtrange histoire (Romans et Nouvelles complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque la Pléiade », t. III, 1986, p. 161-162) et non pas « fol-en-Dieu », proposé par Pierre Pascal (p. 553, n. 39). Nous avons eu lopportunité détudier la mentalité et le langage dun « magnétiseur » dont toute la force repose sur la foi et qui se prend, même si cest une femme, pour Jésus-Christ, tout en ne prononçant jamais le nom de Dieu, remplacé par « Le Père ». Mérimée, incrédule et athée, avoue avoir cru à lapparition du revenant, contée par Tourguéniev (« Vous avez raconté à merveille lapparition : on comprend très bien quelle ait lieu », lettre à Tourguéniev du 2 février 1870, Maurice Parturier, Une amitié littéraire. Prosper Mérimée et Ivan Tourguéniev, Paris, Hachette, 1958, p. 244), tout en prétendant le contraire ailleurs (p. 87, n. 37). Mérimée souffre alors de crises de névrose dont il fait état deux mois plus tard à Albert Stapfer (30 mars 1870) : « mon grand mal est une névrose et vous savez que la médecine est à peu près impuissante » (Correspondance générale, établie et annotée par Maurice Parturier, avec la collaboration, pour les tomes I à VI, de Pierre Josserand et de Jean Mallion, t. I-VI, Paris, Le Divan, 1941-1947, t. VII-XVII, Toulouse, Privat, 1953-1964, t. XV, p. 80).

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Quand il écrit à Tourguéniev, le 12 juin 1860, à propos dune nouvelle de Marko Vovtchok : « Stenka Razine, Pougatchev et autres grands hommes avaient bien raison de travailler à la réforme des abus par les moyens les plus courts et les plus énergiques » (Maurice Parturier, op. cit., p. 61), on ne sait pas bien sil plaisante ou sil dit vrai. Or, dans son étude sur Gogol (p. 123) figure cette assertion étonnante : « malgré moi, lénergie de ces hommes en lutte avec la société tout entière marrache une admiration dont jai honte » – une admiration dont aujourdhui il aurait eu à répondre devant les tribunaux.

Lintérêt de Mérimée pour les « flibustiers » et autres coquins lui vient, à mon avis, de la littérature picaresque espagnole, quil mentionne dans la même étude (p. 128), à propos de Tchitchikov qui a un certain air de famille avec les picaros. Pourtant Mérimée na rien dun anarchiste ni dun révolutionnaire. Même si le parallèle na rien à voir avec Mérimée, mais concerne Gogol et Tourguéniev, Alexandre Bourmeyster intitule un de ses articles « De Tchitchikov à Bazarov » (Actes du colloque Le Rire de Gogol et le rire de Tourguéniev, dir. A. Zviguilsky, Paris, ATVM, 2009, p. 92-99). Bazarov, cet homme nouveau qui se situe entre Bakounine et les bolchéviks, est à peine nommé dans lavant-propos de circonstance à Pères et Enfants (p. 187-189). Alors que Maupassant, en 1880, insistera à juste titre sur le personnage dans sa chronique « Linventeur du mot “nihilisme” » (Cahiers Tourguéniev, no 17-18, p. 105-108). Je pense quil conviendrait de retirer les premiers mots de la note 49, p. 558, sur les nihilistes suggérés à la fin dÉtrange histoire : Tourguéniev pense vraiment à eux.

Je suis quelque peu surpris que, dans un autre registre (les Mémoires dun fou), Mérimée lhispanisant nait pas pensé à rapprocher la chienne Medji du Colloque des chiens de Cervantès (p. 125 ; voir à ce sujet mon article dans « Russie-Espagne », numéro spécial de Slavica-Occitania, 2017, Université de Toulouse à paraître).

Jen viens à quelques remarques de détail. Il aurait fallu signaler lexistence dune reproduction intégrale (6 pages) du manuscrit autographe du Hussard de Pouchkine, que Mérimée reçut en cadeau de Sobolevsky ; il est agrémenté dune note de Mérimée (Cahiers Ivan Tourguéniev, no 27, Catalogue, no 39). Et puisque nous parlons de Serge Sobolevsky, abondamment cité, ami intime de Mérimée et « bibliophile passionné » (p. 21), nous recommandons le petit livre de Sergio Sobolevsky, Bibliofilia 184romántica española (1850), Valencia, Editorial Castalia, 1951, annoté par le « prince des bibliophiles espagnols » Antonio Rodríguez Moñino, traduit du français et préfacé par Joaquín del Val.

Nayant pas vu le manuscrit où apparaît la curieuse graphie « Tchetchenge » au lieu de « Tchétchense » pour Tchétchène (p. 90), je remarque néanmoins que Mérimée écrit systématiquement un de ses « s », quand il est doublé, à la façon dun « g », et on trouve sous sa plume, rarement, il est vrai, des « g » qui ressemblent au « s » avec une longue queue.

Nous allons maintenant cueillir une épingle dans une meule de foin : jextrais de larticle sur Gogol le mot « partisan » (p. 122), à propos des Cosaques Zaporogues. Il aurait fallu une note que lon trouve plus loin, sur Denis Davydov, nommé dans Le Coup de pistolet, auteur dun célèbre Journal des actions partisanes en 1812, auquel il a travaillé presque toute sa vie. Davydov na pas introduit ce vocable, venant du français, car il existait déjà sous Pierre le Grand, mais il a été divulgué par le poète partisan. Je trouve intéressant que Mérimée lait employé une fois.

Nous ne sommes pas daccord avec Jean-Louis Backès sur le peu dimportance quil accorde à une influence exercée par Balzac sur Gogol (p. 120, n. 12). Les éditeurs actuels des œuvres complètes de Gogol, qui ont plus dautorité que moi en la matière, sont plutôt de mon avis.

Dans la notice sur larticle de Mérimée sur Tourguéniev (p. 195), paru dans Le Moniteur universel du 25 mai 1868 et, aussitôt après, en guise de préface à Fumée, il aurait peut-être fallu insister sur son importance pour la notoriété en France de Tourguéniev, à lâge de 50 ans, au moment de la parution de son cinquième roman, qui se situe au centre de sa production littéraire. Une controverse sétablit sur les diverses éditions de Fumée, dont lune porte la mention « augmentée dune préface par P. Mérimée ». Nous interprétons différemment laffirmation de Tourguéniev à Hetzel, le 11 juin 1868 : « Si la 2-de édition de “Fumée” a paru, envoyez, sil vous plaît, 4 ou 6 exemplaires à mon nom ici [à Baden-Baden]. » Seconde édition chez Hetzel, mais en fait la troisième, si on compte comme première celle parue chez Douniol en 1867, elle-même refonte de celle en plusieurs livraisons dans Le Correspondant. Cest pourquoi les premières dédicaces aux amis chers (Pauline Viardot, par exemple) figurent sur une page imprimée « 3e édition », préfacée par Mérimée. Hetzel en publia deux, à trois mois dintervalle, en mars et en juin 1868.

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Je terminerai par quelques considérations sur larticle en deux parties consacré à Pouchkine, létude mériméenne la plus importante, à mon sens.

Il na pas placé par hasard à la fin le poème « Le Prophète » dont la facture ésotérique lui échappait, mais dont il devinait la portée philosophique. Mikhaïl Ossorguine le définit au début du xxe siècle comme « un poème rosicrucien ». « Brûle par la parole le cœur des humains » : dans ce dernier vers, la parole, le verbe, peut être remplacé par lamour. Mais cest un autre Pouchkine qui captive Mérimée : « Plus tard Pouchkine trouva le style qui convient aux récits merveilleux, et quelques-unes de ses ballades sont des modèles en ce genre ; on saperçoit quil a étudié et surpris les procédés des conteurs populaires. À leur exemple il devient crédule, il se fait enfant ; mais il oblige son lecteur à se transformer avec lui. » (P. 89.) Et Mérimée avoue ici avec spontanéité quau contact du poète russe, il est devenu lui-même crédule, lui, le sceptique et lincroyant, il est devenu enfant, ce qui est sans doute la plus merveilleuse des histoires quil nous ait contées. Et il compte sur la crédulité des autres.

Cest bien lui, qui sétait déguisé il y a longtemps en actrice espagnole. Travesti maintenant en Cosaque, Mérimée me rappelle un autre écrivain que jai bien connu, Henri Troyat, qui, pour chacune de ses biographies dauteurs russes, plantait le décor approprié dans son appartement de la rue Bonaparte.

Alexandre Zviguilsky

Musée Européen Ivan Tourguéniev (Bougival)