Comptes rendus
- Publication type: Journal article
- Journal: Cahiers Mérimée
2015, n° 7. varia - Authors: Santurenne (Thierry), Mervaud (Michel)
- Pages: 201 to 211
- Journal: Mérimée Studies
Hervé Lacombe, Christine Rodriguez, La Habanera de Carmen. Naissance d’un tube, Paris, Fayard, 2014, 224 pages.
Si la Carmen de Bizet a souvent focalisé l’attention du public – et de la critique – sur la seule nouvelle homonyme de Mérimée, un peu au détriment du reste de sa production littéraire, pareil déséquilibre prenait acte en même temps de la fécondité mythique d’une œuvre lyrique qui a conféré une puissante résonance au propos de l’écrivain. Cette fois, au sein de l’opéra lui-même, c’est un nouvel effet de loupe qu’opèrent Hervé Lacombe et Christine Rodriguez dans un ouvrage consacré à l’air d’entrée de Carmen, la fameuse « Habanera », devenue un « tube » d’une popularité jamais démentie. Au-delà de son efficacité musicale sont interrogées les raisons de la fascination qu’exerce un morceau examiné sous toutes ses facettes afin d’en dévoiler la nature matricielle, en tant qu’aleph où se concentre la substance de l’opéra. Il est aussi proposé une exploration des nombreuses réutilisations et adaptations de ce fragment, preuves de son impact dans l’inconscient collectif.
Dans une première partie (« Origines et territoires »), les auteurs montrent comment les contours de l’héroïne, dont la nature est révélée d’emblée par la « Habanera », ont été tracés par les librettistes à partir d’un examen attentif de l’ensemble du récit originel, et non exclusivement à partir de la scène de sa première apparition devant José. Le nomadisme amoureux suggéré par les paroles de l’air est mis en rapport avec son identité de gitane et la vision mériméenne du Bohémien, « symbole d’une force vitale incontrôlable, […] allégorie d’une liberté physique et intérieure » (p. 34). Puisque son travail de cigarière est aussi constitutif du personnage, les auteurs soulignent les communes origines cubaines du cigare et du genre musical appelé habanera, puis rappellent les connotations sensuelles du tabac, ainsi que le « militantisme libertaire qui fut la marque des cigarières historiques autant que fantasmées » (p. 44). Par ailleurs, ils notent que le personnage de Carmen concentre avec bonheur des motifs pittoresques importés dans la culture française par les écrivains-voyageurs.
À juste titre, l’examen de la genèse du morceau met l’accent sur l’apport décisif de la créatrice du rôle, facteur souvent crucial dans l’élaboration des ouvrages lyriques. Actrice-cantatrice incomparable, Célestine Galli-Marié ne se satisfit pas des premières moutures d’un air d’entrée dont le ton et l’allure faisaient de Carmen « un personnage d’opéra-comique, plaisant, léger ou un peu sentimental » (p. 61). L’engouement récurrent du public parisien pour la musique espagnole mettait une riche matière musicale à la disposition de Bizet qui, pour composer la version définitive du morceau, emprunta son matériau à une « chanson havanaise » du compositeur espagnol Iradier, « El areglito ». Au prix de quelques modifications, les paroles de l’air initialement prévu « rencontrent la force expressive et l’imaginaire de la habanera » (p. 81).
L’emprunt formel à ce qui est à l’origine une danse exotique exprime en effet « la dialectique de l’identité et de la différence qui anime le personnage central » (p. 85). Le recours à un genre né à Cuba et acclimaté à Paris renvoie au nomadisme culturel et amoureux de l’héroïne. Mais pareille dialectique concerne aussi la « Habanera » en tant que telle puisqu’elle s’applique également aux circonstances de sa composition, à sa thématique, à son origine générique et à ses adaptations futures, qui convoquent les notions d’ici et d’ailleurs, d’imprévisibilité, d’instabilité et de liberté. De ce genre musical aussi bien adapté à la fonction que lui assignent les créateurs de Carmen, les auteurs retracent l’histoire complexe. Créolisation de la contredanse européenne, la habanera se fait pièce instrumentale, chanson, danse, chanson dansée, non sans acquérir au passage ses lettres de noblesses, notamment grâce à des musiciens ayant séjourné à Cuba : Gottschalk et, bien sûr, Iradier, dont la chanson « La Paloma » était destinée à faire le tour du monde sous diverses adaptations, tout comme le thème que lui avait emprunté Bizet pour l’entrée de Carmen. Empreinte d’une langueur ressentie comme féminine et sensuelle, la habanera allait s’implanter à Paris dans la seconde moitié du xixe siècle et dépasser le cadre de la chanson ou du morceau de piano en s’acclimatant à l’opéra, à l’exemple de Carmen, dans des ouvrages comme Françoise de Rimini d’Ambroise Thomas (1882), et en offrant son rythme à des compositions ambitieuses, parmi lesquelles se distingue la « Havanaise » pour violon (1887) de Saint-Saëns.
La deuxième partie du livre (« Lecture et symboles ») expose d’abord la dimension corporelle de la Habanera, sans rapport aucun avec la
vulgarité lascive souvent associée au rôle de Carmen. Il est fait retour sur la nouvelle pour dégager les éléments textuels qui, esquissant la silhouette de l’héroïne, de sa tenue à sa démarche en passant par ses postures, suggèrent un corps « rythmé, provocant, dansant et spectaculaire » (p. 129). Il attire les regards et impose « un thème particulièrement mériméen : la dangerosité du voir » (p. 132) que l’opéra reprend à son compte en retardant habilement la première apparition de Carmen. Et, puisque « le genre de la habanera dit le corps » (p. 141), cet air d’entrée se fait incarnation singulière en ne relevant plus du chant « pur » traduisant l’idéalisation du féminin.
Ce « corps scandaleux » (p. 147) contribue à faire de la « Habanera » une réflexion à vocation universelle sur l’amour. Une analyse attentive des paroles et de la musique en confirme l’économie de moyens, basée sur un vocabulaire au réseau sémantique serré, mis en valeur par le continuum rythmique et mélodique. Quant à l’« allure dialogique » (p. 154) d’un morceau qui estompe l’identité des pronoms « je », « tu » et « il », elle confirme la portée universaliste de cette leçon sur l’amour en même temps qu’elle révèle l’éclatement du sujet pris dans la tourmente du désir amoureux. Les auteurs insistent aussi sur une rhétorique marquée par l’emploi fréquent de la négation, laquelle prend valeur d’avertissement dans la mesure où la non-réciprocité menace la relation amoureuse, ce que résume la phrase-clé : « Si tu ne m’aimes pas, je t’aime. Mais si je t’aime, prends garde à toi ! », cela jusqu’au vertige identitaire, dès lors qu’on ne sait plus qui porte malheur à l’autre – et des exemples empruntés à la chanson contemporaine révèlent que les adaptateurs ont été sensibles à cet aspect de l’air.
Mais la « Habanera » n’en est pas moins narrative car les paroles employées mettent en scène les surprises de l’amour, notamment à travers un emploi subtil de la subordination, de la coordination et de l’asyndète (« L’un parle bien, l’autre se tait ») utilisées pour marquer les étapes, les rebondissements et les coups de théâtre d’une relation amoureuse. À cette dramaturgie de l’emprise passionnelle participe la musique, « sorte de mécanique répétitive, sidérante, hypnotique » (p. 175) qui traduit une dépossession de soi comme provoquée par un sortilège. Pareille emprise a partie liée avec les illusions nées de métamorphoses incessantes, ainsi qu’en atteste la métaphore de « l’oiseau rebelle », à la fois proie et prédateur, mais aussi « oiseau-gitan » (p. 182), pour désigner
un amour toujours insaisissable. En dernière analyse, celui-ci met en jeu la question de la liberté et du destin, dès lors que s’estompe en la matière toute notion précise de volonté ou d’autorité de la part d’un sujet déconcerté qui ne commande plus son destin, quelle que soit sa position initiale dans le rapport de forces établi. La dimension subversive de la « Habanera » réside finalement dans sa désignation d’une insécurité foncière par laquelle chacun devient aventurier grâce à l’amour. L’épilogue de l’ouvrage donne enfin une idée de la « mondialisation » du morceau qui, à travers réemplois et adaptations, « infiltre des sphères esthétiques et sociales irréductibles à une seule grille de lecture » (p. 198), celles du cinéma, de la série télévisée et de la chanson, entre autres. Il se confirme que la Habanera est une allégorie révélant toute la complexité du mythe amoureux avec une simplicité et une force expressive dont ont pris acte ses innombrables utilisateurs et transcripteurs.
Sa richesse informative et analytique impose cet ouvrage original au premier rang d’une littérature critique sur Carmen pourtant abondante. Ce n’est pas la moindre de ses qualités que d’unir avec bonheur des compétences diverses, mises au service d’une étude entendant faire d’un morceau emblématique la voie royale d’accès à une œuvre et à l’imaginaire qu’elle a engendré. Les auteurs y joignent l’attention portée à la dimension performative de la « Habanera » en s’intéressant à la perception de Carmen par des interprètes du rôle telles que Régine Crespin, Teresa Berganza et Béatrice Uria-Monzon, ainsi qu’à des mises en scène récentes de l’opéra – cependant réduites aux seules productions de Calixto Bieito et de Martin Kušej, alors que Robert Carsen et Olivier Py ont proposé des lectures non dépourvues d’intérêt. Il eût sans doute été bon de se référer aussi à deux adaptations célèbres, curieusement écartées, à savoir le ballet homonyme de Roland Petit, créé en 1949, et, surtout, La Tragédie de Carmen (1981) de Marius Constant et Peter Brook, concentrée sur l’essence du mythe : la « Habanera » y devenait une entreprise de séduction menée sous les yeux de Micaëla et conclue par l’étreinte des nouveaux amants. Si le nombre d’adaptations, de réécritures et d’emplois divers de la « Habanera » défie bien entendu l’exhaustivité – et on pardonnera aux auteurs d’une liste déjà substantielle de n’y avoir pas inclus la transcription de l’humoriste Spike Jones, avec accompagnement de … machine à écrire –, on aimerait signaler ici le cas particulier de l’opérette, négligée alors que ce genre se distingue
souvent par ses clins d’œil au « grand » répertoire. Ainsi de Toi c’est moi (1934) de Moïses Simons, comprenant un morceau dans lequel, sur un rythme de rumba, est reformulée la leçon de Carmen (« On s’aime un soir, / On s’quitte un jour. / C’est ça, la vie, / C’est ça, l’amour ! »), ou de Passionnément (1926) d’André Messager avec le personnage de Julia qui commence ses couplets par la première phrase de la « Habanera » avant de confier que toute la difficulté est moins de mettre l’oiseau en cage « que de le forcer à chanter », en un détournement grivois de l’original.
Par ailleurs, même si les auteurs reconnaissent que « la Habanera ne prend tout son sens que si on la situe dans l’économie générale du rôle de Carmen » (p. 75), une mise en rapport plus soutenue avec les autres airs de l’héroïne leur aurait peut-être permis d’approfondir le phénomène de non-réciprocité qu’ils analysent par ailleurs brillamment. C’est une illustration frappante du désir mimétique qu’offre en effet la « Habanera », centrée sur l’autosuffisance alternée des sujets, aimant souverain du désir dont René Girard a analysé le fonctionnement en se référant à l’attitude caractéristique de la « coquette » (notion ramenée aux deux sexes). José ignore Carmen à sa première apparition, ce qui attire l’attention de la jeune femme, séduite par un individu que son retrait désigne comme objet de désir puisqu’est désiré en priorité ce qui se présente comme inaccessible. Sa phrase « Si tu ne m’aimes, pas je t’aime » indique qu’elle a compris un mécanisme auquel elle aura recours dans la « Séguedille » en affectant à son tour une indifférence (« Je chante pour moi-même ») qui attisera définitivement le désir de José.
Les limites imposées par la collection et l’abondance de matière ne pouvaient de toute façon que circonscrire une enquête stimulante, menée à partir d’un fragment significatif – méthode qui n’est pas sans rappeler celle d’Erich Auerbach dans Mimesis –, dont il est à espérer qu’elle encouragera des démarches semblables tant dans le domaine de la musicologie que de la critique littéraire. Les études mériméennes y ont gagné les premières une contribution de choix.
Thierry Santurenne
Université Paris-Sorbonne
Thierry Ozwald, Mérimée et la Russie, Paris, Eurédit, 2014, 349 p. Bibliographie, cartes, index.
Mérimée et la Russie ? Le sujet a de quoi surprendre : n’a-t’il pas été traité depuis longtemps ? Eh bien, non. On ne disposait jusqu’ici que de rares et brefs essais, de Gaston Cahen (1921), Henri Mongault (1931), Michel Cadot (1999), et, en russe, d’Andreï Mikhailov (2003). C’est dire que la synthèse de Thierry Ozwald comble une lacune.
Pourquoi Mérimée s’est-il intéressé à la Russie ? Il n’est pas le premier, en France, à avoir scruté en profondeur « l’inconnue russe », pour reprendre l’expression de Charles Corbet (L’Opinion française face à l’inconnue russe, 1799-1894, Paris, 1967), que ne cite pas T. Ozwald. Mais il est le premier écrivain français qui ait consacré autant d’études à la littérature et à l’histoire de la Russie, en ayant fait l’effort d’apprendre la langue. Cet intérêt pour la Russie, nous dit d’emblée Thierry Ozwald, « n’est pas seulement intellectuel, linguistique ou mondain ». Il se situe dans une perspective plus large, toute l’œuvre de Mérimée, selon l’auteur, étant « de nature fondamentalement anthropologique ». Mérimée est frappé par la violence terrifiante qui règne dans nos sociétés. S’inspirant de René Girard, T. Ozwald considère que pour Mérimée, comme pour Tocqueville, « le règne de cette violence est d’abord et surtout celui du mimétisme et de l’indifférenciation généralisée ». Conscient de l’« européanité » du monde slave, Mérimée voudrait montrer qu’il est « travaillé historiquement par une dialectique de la barbarie et de la civilisation », et engagé comme l’Occident « dans un même processus civilisationnel ». Pour les Occidentaux, on l’a souvent dit, la Russie est le sphinx. Mais la Russie nous connaît-elle mieux ? C’est cette « double cécité » de deux mondes « qui ne savent pas se voir », que Mérimée, comme Ivan Tourguéniev, se propose d’analyser.
Dans une première partie, « À la rencontre du monde russe », l’auteur rappelle la situation historique de « l’immense nation qui se lève à l’Est », afin de mieux comprendre, à l’aide d’un examen minutieux de la Correspondance générale, la « singulière curiosité » dont témoigne Mérimée dans les années 1850. Dès les années 1840, avant même de se passionner pour la culture russe, Mérimée est en effet un observateur attentif du monde russe, « encore assimilé à on ne sait quelle barbarie orientale ». Puis vient la guerre de Crimée, dont l’imminence suscite les inquiétudes de Mérimée, et dont les effets provoquent son horreur de la guerre. Sous Alexandre II, dont le
relatif libéralisme tranche sur l’autoritarisme de son père Nicolas, la question russe, c’est, malgré l’abolition du servage et les réformes, l’émergence du nihilisme révolutionnaire. Mérimée se fait l’écho des attentats contre le tsar, qu’il désapprouve. Il réprouve également l’insurrection polonaise de 1863. Il en vient même à partager quelque peu les vues de la Russie, irritée des remontrances que lui font les nations occidentales à cause de la répression en Pologne, et craint que cela ne conduise à une nouvelle guerre entre la Russie et les puissances occidentales. Toutefois, il est conscient que cette répression suscite l’hostilité de la France, et que la Russie, par ailleurs, « marchera dans la voie des conquêtes ».
La rencontre avec le monde russe, ce sont aussi les contacts personnels : Mérimée noue très tôt des relations avec de nombreux Russes : Serge Sobolevski, rencontré dès 1829, des écrivains tels qu’Alexandre Tourguéniev ou Vassili Joukovski, puis Ivan Tourguéniev, dont il fait la connaissance en 1857, et qui deviendra son ami. Mais la rencontre décisive est celle de Mme de Lagrené, née Doubenskaia, avec laquelle Mérimée se met à l’étude du russe. On avait cru qu’il avait abordé cette étude dès 1837. T. Ozwald démontre qu’il n’en est rien, et que c’est bien avec Mme de Lagrené, vers 1846-1847, donc assez tardivement, que Mérimée commence vraiment à apprendre le russe, ce qui lui permettra bientôt d’entreprendre des traductions.
Mérimée n’est ni le premier traducteur ni le premier commentateur de Pouchkine en France. T. Ozwald le rappelle et examine ses traductions de La Dame de pique et des poésies de Pouchkine, non exemptes d’erreurs, mais supérieures à celles de ses devanciers. Il analyse ensuite son étude « fouillée » sur Pouchkine parue en 1868 dans Le Moniteur universel. Mérimée a moins d’affinités avec Gogol, dont la langue par ailleurs réserve de redoutables pièges à un débutant. Mérimée lui consacre pourtant un article (là encore il est devancé par d’autres, comme Sainte-Beuve ou Buloz), dans la Revue des Deux Mondes du 1er novembre 1851, donc bien avant l’étude sur Pouchkine. Il traduit aussi plusieurs nouvelles d’Ivan Tourguéniev, corrige la traduction de Fumée par Augustin Galitzine. Dans un article du Moniteur du 25 mai 1868, il fait l’éloge de ce roman dont il apprécie le dépouillement et la justesse de l’observation, tout en reprochant à son auteur « l’abondance de menus détails » et sa « tentation lyrique ». Dès 1854, en pleine guerre de Crimée, il n’avait pas hésité à faire un compte rendu élogieux des Mémoires d’un chasseur dans son article « La littérature et le servage en Russie » paru
dans la Revue des Deux Mondes. Ainsi, comme le rappelle T. Ozwald, selon le mot « juste et synthétique » d’Henri Mongault, si Mérimée « ne fut pas à proprement parler l’initiateur des études russes en France, il leur apporta le poids de son autorité d’écrivain, d’académicien, d’homme en vue ».
La deuxième partie, « Malaise dans la civilisation. Le “syndrome métaphysique” », nous éloigne tout d’abord du thème russe. T. Ozwald part en effet d’une analyse de La Guzla, et il montre que, par ses schèmes narratifs, elle est la « matrice » des œuvres ultérieures de Mérimée. Contrairement à certains, qui prennent cette « farce illyrique » pour un hymne à la violence archaïque, T. Ozwald en souligne « l’outrance grotesque », qui en fait une parodie du romantisme. Dans ses œuvres, Mérimée continuera de mettre en évidence les « ravages » de la mode exotique, et de s’élever contre la « fabrication » de fausses identités nationales à l’époque romantique, chez Nodier ou Mme de Staël.
Selon T. Ozwald, la Russie apparaît dans trois nouvelles : Vision de Charles XI, L’Enlèvement de la redoute, et Lokis. Dans L’Enlèvement de la redoute, l’ennemi russe est en effet « nettement identifié ». Mais la Vision de Charles XI exprime-t-elle vraiment « la même terreur sourde vis-à-vis de cet ogre inconnu et innommable, la même hantise paranoïaque archaïque de l’Autre » ? Le tribunal infernal y symboliserait « l’indicible menace » de la Russie. Pourtant, dans cette étrange nouvelle, la présence de la Russie n’est guère sensible, mise à part une fugitive allusion à des drapeaux « moscovites ». Y domine le fantastique. Quant à Lokis, son action se situe en Lituanie, mais dans une Lituanie confondue avec la Russie, qui désignerait la Russie « tout en l’occultant, un peu comme le ferait un masque ». Certes, mais, plus frappant que le thème russe est le thème obsédant de l’ours, dont on trouve des traces dans la correspondance de Mérimée (et dont T. Ozwald montre d’ailleurs en note l’importance). Quant aux deux récits de siège analogues, l’un dans L’Enlèvement de la redoute, l’autre dans Lokis, amènent-ils réellement le lecteur à se représenter la Russie comme un pays « qui détient et produit toute la violence du monde » ?
Cette deuxième partie se termine par une étude sur la collaboration littéraire de Mérimée et de Tourguéniev. L’auteur souligne les « innombrables » similitudes que l’on trouve dans les œuvres des deux écrivains. Mérimée a peut-être inspiré à Tourguéniev certains personnages : Paul Petrovitch Kirsanov, le dandy anglomane de Pères et Fils, et Potouguine, le farouche occidentaliste de Fumée. T. Ozwald décèle une analogie entre la
mort de Bazarov, le nihiliste de Pères et Fils, et celle du capitaine George de Mergy, dans la Chronique du règne de Charles IX : une mort héroïque d’esprits forts et de rebelles. Chez Mérimée, comme chez Tourguéniev, on observe la même réprobation des mœurs modernes. Le conformisme (ou le snobisme) bourgeois, que T. Ozwald qualifie de « syndrome imitatif », se retrouve aussi bien chez les personnages de Mérimée (Alphonse de Peyrehorade de La Vénus d’Ille, Lydia Nevil ou Orso de Colomba) que chez Irène de Fumée, comme Mérimée l’avait d’ailleurs noté lui-même. Dès son Introduction, T. Ozwald analyse de manière suggestive ces analogies entre les personnages des deux écrivains, leur « mimétisme » et leur « vide d’être », qui les apparente à Hamlet et Don Quichotte. Chez Mérimée et Tourguéniev, on remarque la même tendance à éviter le naturalisme (ce que Mérimée appelle le « réalisme ») : même souci des nuances, même sens de l’observation, qui incite à saisir les personnages dans leur devenir, bref, même « impartialité ». Aussi Mérimée a-t-il de l’affection pour le personnage de Bazarov, même s’il émet quelques réserves sur son portrait et sur la fin « idéologique » de Pères et Fils. Mais il est un point sur lequel nos deux auteurs s’opposent : leur conception du fantastique. Peut-on d’ailleurs parler de fantastique chez Tourguéniev ? Mérimée, en tout cas, le dissuade d’y recourir.
La troisième partie est consacrée à « l’anthropologie historique » de Mérimée, analysée dans la « trilogie » Les Faux Démétrius, Histoire du règne de Pierre le Grand, et Bogdan Chmielnicki. C’est sans doute la partie la plus originale du livre. T. Ozwald estime en effet avec raison que ces récits historiques sont « injustement méconnus » et méritent « de retrouver la place essentielle qui leur revient au sein de l’œuvre mériméenne ». Œuvres d’un « historien scrupuleux », ils sont en outre « des modèles de netteté et d’élégance ». La méthode de Mérimée diffère nettement de celle des historiens contemporains, qualifiée d’histoire « idéologique » par T. Ozwald, qu’elle soit celle d’Augustin Thierry, de Thiers ou de Mignet, dont le déterminisme fonde l’ordre « bourgeois », ou celle de Michelet, apparemment aux antipodes, mais qui, par son culte du peuple, forge un mythe national. Contre cette « appropriation » de l’histoire, Mérimée, tendant à l’objectivité, « fait figure d’anti-Michelet ».
Comme Custine, Mérimée découvre le « spectacle confondant » de la Russie, et s’interroge sur la problématique de la violence. Et c’est peut-être Custine qui l’a incité à s’intéresser à Pierre le Grand et aux Cosaques.
Quoi qu’il en soit, il s’est passionné pour une autre histoire, celle des faux Démétrius. Cette période « shakespearienne » de l’histoire russe est compliquée, et T. Ozwald a eu la bonne idée d’en rappeler les principaux faits. Il montre que Mérimée s’est sérieusement documenté, et fait même preuve d’un « luxe d’érudition », en recourant à de nombreuses sources en plusieurs langues, notamment à des documents de première main, dont les auteurs ont été des témoins directs des événements.
Périodes violentes également que celles de Bogdan Chmielnicki et de Pierre le Grand. Pierre Trahard pensait que Mérimée s’intéressait à ces époques parce qu’il avait une « prédilection pour les spectacles cruels » et se complaisait à les décrire. Sans se référer à Trahard, Thierry Ozwald récuse cette thèse. Pour lui, il n’y a pas chez Mérimée de fascination pour la violence, individuelle ou collective ; bien au contraire, il éprouve pour elle une « répulsion absolue », et la condamne sans appel. Mérimée ne croit pas au progrès, mais son « anthropologie de la violence » suppose la lutte pour endiguer cette dernière, et donc la possibilité d’un progrès. Selon T. Ozwald, on l’a vu, La Guzla n’est pas une apologie de la violence, mais une mise en garde contre ses dérives. Pour Mérimée, Pierre le Grand, loin de vouloir assouvir ses instincts sanguinaires, s’efforcerait de juguler la violence qui l’environne. Alors que Bogdan Chmielnicki est gouverné par la violence, Pierre cherche à la maîtriser. Si telle est la vision de Mérimée, elle nous semble, comme celle de Voltaire, trop « rationnelle ». Elle ne tient pas compte de la démesure de Pierre, des « aspects inquiétants » de sa personnalité, bien mis en évidence par l’historien Roger Portal, qui relève chez le tsar son « imagination malsaine » et les « écarts d’un esprit mal équilibré ». Quoi qu’il en soit, comme l’a bien vu T. Ozwald, dans l’Histoire du règne de Pierre le Grand, Mérimée poursuit la « méditation historique » entreprise avec Les Faux Démétrius.
À l’évidence, l’ouvrage de Thierry Ozwald est novateur. Sans doute les historiens regretteront-ils un certain nombre d’erreurs ou d’imprécisions. Nous n’en relèverons que quelques-unes. Que Vuk Karadžič ne soit pas monténégrin, mais serbe, que le nom russe de l’ours ne soit pas Meszka, mais Michka, peu importe. Mais on ne peut pas dire que les mots ataman et hetman sont synonymes (Mérimée les confond aussi) : l’ataman (mot turco-tatar) est un chef cosaque, alors que l’hetman (de l’allemand Hauptmann) est le commandant élu des armées cosaques. Boris Godounov n’a pas fait cloîtrer Irène, la veuve du tsar Fëdor, elle s’était d’elle-même retirée dans
un couvent après avoir renoncé au trône, comme Mérimée le rappelle dans Les Faux Démétrius. Le premier faux Dmitri était-il « probablement ukrainien » ? C’est ce que suppose Mérimée, mais ce n’est qu’une hypothèse parmi d’autres. Ce n’est pas dans la Préface aux Chants des Slaves du Sud que Pouchkine cite la lettre de Mérimée sur La Guzla, mais dans la Préface aux Chants des Slaves occidentaux. Les quatre « pièces originales » reproduites par Voltaire dans son Histoire de l’empire de Russie sous Pierre le Grand figurent bien dans l’édition de Kehl de 1784. Mais elles ont été reproduites bien avant, d’après Rousset de Missy, dès la première publication de l’ouvrage, en 1763 (voir notre édition critique dans les Œuvres complètes de Voltaire, Voltaire Foundation, Oxford, 1999, t. 47, p. 943-964). L’article de Michel Cadot ne s’intitule pas « Mérimée ou la découverte du monde russe » (p. 319 ; le bon titre se trouve à la p. 62). Le slaviste sera un peu perplexe devant les graphies des noms russes, désuètes et parfois incohérentes. Pourquoi transcrire le phonème š tantôt par ch (Chouisky), tantôt par sch (Schouvalof) ? Et pourquoi les patronymes russes diffèrent-ils selon les personnages ? Alexandre Serguéiévitch Pouchkine est pourvu de son patronyme « normal », alors que celui d’Ivan Serguéitch Tourguéniev est familier.
Le non spécialiste ne remarquera pas ces vétilles. Il sera d’emblée frappé par une compréhension cohérente de Mérimée. Peut-être jugera-t-il cette vision – essentiellement psychanalytique – un peu trop systématique, alors que, comme le reconnaît l’auteur, rien ne répugne tant à Mérimée que l’esprit de système. A-t-il vraiment eu l’intuition que la violence collective « implique nécessairement » un « processus sacrificiel » ? Il y a beaucoup de boucs émissaires dans ce livre. Quoi qu’il en soit, T. Ozwald insiste à juste titre sur les mérites de Mérimée historien. Dans le contexte d’incompréhension de l’époque face à la Russie, il se garde de l’idéaliser ou de la diaboliser. Il continue l’effort de démythification de Voltaire. Mais, on l’aura compris, le projet du présent ouvrage ne se limite pas à l’analyse de la conception mériméenne de la Russie : il nous invite à une réflexion globale sur Mérimée.
Michel Mervaud
Université de Rouen
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-8124-4708-2
- EAN: 9782812447082
- ISSN: 2262-2098
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-8124-4708-2.p.0201
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 08-27-2015
- Periodicity: Annual
- Language: French