Comptes rendus d'ouvrages
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Cahiers Jean Giraudoux
2023, 51. Le Paris de Jean Giraudoux - Auteurs : Almeida (Pierre d'), Leroy (Christian), Brémond (Mireille)
- Pages : 333 à 339
- Revue : Cahiers Jean Giraudoux
Bernard Chambaz, Portugal, François Bourin, 2013.
Bernard Chambaz est l’auteur d’une œuvre très nombreuse et très diverse. À ce jour, elle compte une cinquantaine de titres : recueils de poèmes (en 2005 il a reçu le prix Apollinaire pour Étés), essais sur des peintres et sur le sport (cyclisme et football), récits de voyage, romans (le premier, L’Arbre de vies, paru en 1992, a pour narrateur le fils du conventionnel Couthon ; le plus récent, La Peau du dos, raconte une improbable amitié entre Renoir et Raoul Rigault, le futur procureur de la Commune1) – ainsi qu’une trilogie autobiographique intitulée Mes Disparitions2, dont le premier volume, Kinopanorama, est centré sur la figure de son père, l’intellectuel communiste Jacques Chambaz, qui fut député de Paris3. Cette abondance et cette diversité serviront d’excuses aux giralduciens, pour n’avoir pas repéré plus tôt un bref récit de voyage intitulé Portugal et paru il y a dix ans déjà4 ; la publication des Essais, articles, récits et témoignages en donne enfin l’occasion.
En 1992, Martin, l’un des fils de Bernard Chambaz, est mort à seize ans dans un accident ; cette mort lui a inspiré un récit intitulé Martin cet été. Quelque vingt ans plus tard, il a fini par ouvrir un « petit livre vert pâle, au titre simple, Portugal, écrit par Jean Giraudoux » (p. 5), que recélait la bibliothèque de son lycée (Louis-le-Grand) ; une sorte d’illumination le traverse alors : « Ce voyage au Portugal, c’est le voyage que nous avions prévu avec nos trois enfants l’été 1992, abandonné à cause de la disparition de notre fils Martin, reporté sine die. » (p. 12). Grâce à cette lecture, Chambaz va pouvoir l’accomplir enfin – à la suite 334de Giraudoux parti à la recherche de son fils Jean-Pierre disparu à vingt ans, et qu’il n’aura jamais revu.
À vrai dire, Chambaz ne suit pas « l’itinéraire portugais5 » de Giraudoux, puisqu’il entre dans le pays par « la frontière du nord-est » et Miranda do Douro, alors que Giraudoux y est entré au sud, par Elvas ; même, alors qu’il visite Coimbra et Alcobaça et décrit les tombeaux de D. Pedro et d’Inès de Castro (p. 77-78), il ne se réfère pas au « Tombeau de Henri Lavedan », tant admiré pourtant par Aragon6. Leurs trajets semblent ne se croiser qu’en un seul lieu, à Viseu, où, dit Chambaz, « Giraudoux a écrit le plus beau chapitre de son livre, quatre ou cinq pages exceptionnelles » (p. 59), qui racontent le « miracle » d’une transparence totale, prolongé par le fameux « monologue du bégonia » ; à cette occasion, Chambaz montre qu’il connaît bien son œuvre, puisqu’il rapproche l’évocation de la pêche aux écrevisses dans le Nahon et l’incipit de Juliette au pays des hommes7. Au fil de son récit, on rencontre en revanche d’autres écrivains, Pessoa, Miguel Torga ou Saramago bien sûr (et même le Père Vieira et son Sermon de saint Antoine aux poissons8), mais aussi Valery Larbaud qu’il décrit « respirant à pleins poumons » dans la serra de Bussaco : « Il le sait parfaitement, Larbaud, que c’est Giraudoux qui lui a parlé, le premier, et si bien, de ce pays où il fait bon vivre sans qu’on sache exactement pourquoi » (p. 75).
Mais c’est bien Giraudoux qui fournit, si l’on peut dire, le cadre de ce Portugal – ou plutôt les Giraudoux, père et fils. Les premières pages racontent leur séparation à Dijon, le 9 juin 1940, la « désertion » de Jean-Pierre et le départ de Jean pour le Portugal ; après quoi Chambaz évoque les deux séjours de « Giraudoux à Lisbonne », en 1916, à l’Avenida 335Palace (il cite même une lettre à Lilita) et en 1940 « à l’Hôtel Borges, qui est plus modeste » (p. 15)9. Cette deuxième section s’achève sur une phrase qui témoigne d’une grande « sympathie » de Chambaz envers Giraudoux : « Résister de l’intérieur est sa pente, sans qu’il en sente l’urgence, il est vrai » (p. 16). À la fin de l’avant-dernière section (p. 139), il raconte sa visite au cimetière des Anglais de Lisbonne où est enterré Henry Fielding – sur les pas de Giraudoux qui en parle non dans Portugal, mais dans Privas, juillet10–, évoque le tremblement de terre de 1755, et rappelle que le jeune Jean Racine, fils de Louis et petit-fils de Jean, figurait (à 21 ans) « parmi les victimes de la catastrophe » (non du séisme même, mais du tsunami), ce qui le ramène à Jean-Pierre Giraudoux, auteur d’une vie de Jean-Baptiste Racine, le frère aîné de Louis11. La dernière section s’intitule sobrement « Passy » ; Chambaz y raconte la visite de Jean à Aragon, le 24 janvier 1944, sa mort, une semaine plus tard, ses obsèques et son inhumation définitive au cimetière de Passy ; le livre s’achève sur un résumé de la vie de Jean-Pierre, qui enfin a rejoint son père à Passy, « soixante ans après leur voyage, chacun de son côté, au Portugal ».
Les amis de Giraudoux ne pourront qu’être réconfortés de voir que sa vie et son œuvre – et dans son œuvre un petit livre alors mal édité, et presque ignoré (l’exemplaire de Louis-le-Grand n’était même pas coupé !), ont pu émouvoir et inspirer un écrivain que sans doute ils n’auraient pas songé à rapprocher de lui.
Pierre d’Almeida
CELIS –
Université Clermont-Auvergne
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Jérôme Bastianelli, Les Années retrouvées de Marcel Proust. Essai de biographie, Paris, Sorbonne Université Presses, coll. « essais », 2022.
Le centenaire de la mort de Marcel Proust a donné lieu à de nombreux ouvrages dont les moins bons ne sont pas ceux qui ont cherché à éclairer les vies satellites qui ont tourné autour de celle de l’auteur : À la recherche de Céleste Albaret de Laure Hillerin (Flammarion) ou Un Amour de Proust – sur son chauffeur Agostinelli – par Jean-Marc Quaranta (Bouquins – essais).
À ces extensions spatiales du corps mystique de Proust, il convient d’ajouter, sous la plume de Jérôme Bastianelli, président de l’Association des Amis de Marcel Proust, un prolongement temporel, d’ailleurs envisagé par Anne Simon dans son « Avant-propos » au colloque Proust politique. De l’Europe du Goncourt 1919 à l’Europe de 2019 (Quaderni proustiani, 14, 2020) : Les Années retrouvées de Marcel Proust. Dans la lignée des Vies imaginaires de Marcel Schwob ou, plus près de nous, des Trois Rimbaud de Dominique Noguez, l’auteur imagine que Proust n’est pas mort le 18 novembre 1922 mais que, survivant à son asthme, il traverse, académicien fêté et respecté voire potentiel prix Nobel, tout l’entre-deux-guerres. Ayant fui l’occupation allemande grâce à Varian Fry et refugié à New-York, c’est là qu’il meurt, ayant gagné vingt ans de vie, le 18 novembre 1942.
On désire toujours que ceux qu’on aime ne meurent pas, et imaginer leur survie est un devoir d’amitié. J. Bastianelli y obéit avec élégance et finesse, habile à insérer, pour le meilleur et le pire, son auteur dans le tissu de l’Histoire, lui inventant des propos, des lectures (V. Woolf, Fitzgerald, Julien Green, Céline), des rencontres (S. Zweig) et des aventures vraisemblables.
Comment dans cette re-vie (plus que survie) Proust pouvait-il ne pas renouer avec Jean Giraudoux dont il avait admiré Nuit à Châteauroux et évoqué le style dans Du Côté de Guermantes ? Admiration réciproque dont témoigne, dès 1919, la chronique « Du côtéde chez Marcel Proust »337et, à la « première mort » de Proust, telle page de Visite chez le Prince (NRF, 1923).
Le pastiche d’un index nominum à la fin de l’ouvrage de Bastianelli nous propose treize entrées pour notre propre auteur. S’y reporter est l’occasion de voir Proust, futur spectateur enthousiaste de Siegfried et d’Amphitryon 38, féliciter Giraudoux pour Juliette au pays des hommes : « Votre pensée bondit avec une agilité merveilleuse, c’est délicieux et très spirituel. On est constamment éberlué par des rapprochements imprévus, déconcertants – que vous excellez, avec un art que je vous envie, à mettre en lumière le plus naturellement du monde ». Invité par Giraudoux à la reprise d’Ondine en mars 1940, Proust est malheureusement trop faible pour y assister.
Mais surtout, dans le livre, Giraudoux est l’ami bienveillant qui conseille à Proust de quitter Paris occupé par les troupes hitlériennes et lui sauve donc indirectement la vie, « mise en abysme » du travail de Bastianelli lui-même : ce sera Marseille puis les USA. Ainsi, est-il heureux de ne rien lire ici sur notre auteur qui soit faux, biaisé ou calomnieux. Bien informé, Bastianelli ne fait de Giraudoux que le Commissaire général à l’information du gouvernement Daladier et rien de plus, sans nulle accointance avec l’« État français ».
Ce que Jérôme Bastianelli a réalisé avec intelligence et sensibilité, il ne nous reste donc plus qu’à souhaiter qu’à l’occasion du 80e anniversaire de la mort de Jean Giraudoux, en 2024, un esprit aussi talentueux, le réussisse aussi pour notre auteur.
Christian Leroy
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André Warnod12, Visages de Paris, Firmin Didot, 1930.
Un Cahier sur le Paris de Giraudoux ne pouvait pas faire l’économie d’un compte rendu de ce vieux livre abondamment illustré, qui nous intéresse pour sa description de la période à laquelle vivait Giraudoux. Partant du Moyen-Âge et allant jusqu’à imaginer « Paris demain », l’auteur accorde une très large place à l’époque qui s’étend de la fin du xixe siècle jusqu’en 1930. Ainsi, nous découvrons une photo du fameux café Vachette et de la pension Laveur (p. 251). Un plan (p. 361) montre l’extension de Paris depuis l’Île de la Cité jusqu’à l’enceinte fortifiée de 1841-1845. Quelques pages sont consacrées à la description de la « zone » :
Sitôt passées les fortifications commence le pays des « biffins », des chiffonniers.
On se croirait dans un village bombardé pendant la guerre ; de larges brèches trouent les murs, les maisons sont veuves de portes et de fenêtres, la rue entre dans les demeures et ne fait qu’un avec elles. L’atroce marée des détritus, des chiffons noirâtres, des vieux papiers, des os, des débris de toutes sortes, étend ses droits aussi bien dans les chambres que dans les cours. Des tas d’ordures tiennent lieu de meubles ; une table boiteuse et un lit de fer rouillé chevauchent les vieux chiffons et les os, les murs lépreux sont nus […] (p. 273).
Après la description des lieux, celle des habitants :
339[D]es gosses grouillent, déguenillés, sales, les yeux rouges. Des mouches tourbillonnent en essaim, des mouches effrontées qui sortent tout d’un coup d’un tas d’immondices et se collent au visage, rongent les yeux des tout-petits, transportent sur leurs ailes et sur leurs pattes un peu de l’ignoble poussière et mêlent toutes les pourritures.
Les détritus et les ordures envahissent tout. […][l]a même crasse recouvre les murs, les pavés de la rue, et tout ce qui vit dans cet empire. L’humanité qui grouille dans l’ordure semble faire corps avec elle. Vêtues de loques, des femmes mal peignées fouillent avec acharnement les tas de déchets […] Leurs bras souvent couverts de plaies mal enveloppées de linges crasseux, leurs yeux rouges et pleurards disent les dangers de triturer ainsi cette pourriture (p. 273 ; 275).
Les maisons « sont construites de cent façons diverses, cabanes faites de tout et de rien, de bouts de bois, et de bouts de fer avec des toits en carton goudronné ou en tôle ondulée, une cheminée percée, un toit comme un diable qui sort d’une boîte » (p. 276). Et malgré la verdure due à quelques jardins, « persiste l’aspect mélancolique et lépreux de cette zone où l’herbe rare est semée de vieux journaux, de cendres, de cailloux et de coquilles d’huîtres » (Ibid.).
La description se termine par l’auberge A Picollo, « le château merveilleux, le palais enchanté qui dispense les beaux rêves et entretient les illusions » (p. 278).
L’ouvrage se clôt sur une anticipation et présente des projets pour Paris, l’un signé Le Corbusier, les deux autres Albert Laprade, un ami de Giraudoux (p. 362-363) :
Le Corbusier a étudié le projet d’une reconstruction du centre de Paris, avec des gratte-ciels entourés de parcs […]. Le développement de Paris en hauteur permettrait de laisser plus d’espace pour les voies de communication et pour les jardins, pour les terrains de jeux et de sport.
La cité d’affaires élevée ainsi au centre de Paris, on pourrait établir, sur d’autres points, des cités de manufactures, d’administrations, etc.
Les Parisiens habiteraient des cités jardins en banlieue, ils renonceraient au repos de midi et fourniraient sans interruption leurs heures de travail selon la méthode anglaise (p. 362).
Mireille Brémond
Aix-Marseille Université
1 L’une et l’autre disponibles dans la collection Points des éditions du Seuil. Signalons aussi, actualité oblige, Vladimir Vladimirovitch (Flammarion, 2015), qui a pour (anti)héros un homonyme, ou plutôt un double de Poutine.
2 Aux éphémères éditions du Panama.
3 Une section de Portugal évoque son propre voyage portugais, au printemps de 1995 (p. 61-64).
4 Il est encore disponible. La couverture reproduit une photographie de Georges Dussaud, dont on connaît les images du Douro et du Trás-os-Montes, citées en effet par Chambaz (p. 33).
5 L ’ Itinéraire portugais est le titre d’un livre savoureux d’Albert t’Serstevens, paru justement en 1940, et chez Grasset ; Chambaz écrit que son « originalité n’a d’égale que [sa] drôlerie » (p. 109).
6 Voir EAT I, p. 639-643 et EAT II, p. 314-318 (et note 48).
7 « Mourir, en pêchant les écrevisses ! », rêve Gérard (ORC I, p. 785). Chambaz remarque aussi que le sacristain de la cathédrale connaît la date de la naissance de Jean-Pierre ; en fait le sacristain parle du 29 décembre 1920, alors que Jean-Pierre est né un an plus tôt. La trop myope note 15 d’EAT I (p. 648) aurait dû signaler ce déplacement ; mais que recouvre l’autre date citée par le sacristain (12 juillet 1913) ?
8 Les œuvres du jésuite António Vieira (1608-1697) sont des classiques de la prose portugaise. Une traduction de son Sermon de saint Antoine aux poissons a été publiée par Chandeigne, comme le précise Chambaz, qui a acheté son exemplaire dans l’ancienne librairie de la rue Tournefort (p. 123).
9 Sur les deux séjours de Giraudoux au Portugal, voir Pierre d’Almeida, « Le pays où la mort n’existe pas », CJG no 45, p. 213-227.
10 EAT I, p. 603 : le double de Giraudoux « a acheté Tom Jones parce qu’il a vu à Lisbonne, au cimetière anglais, le tombeau de son auteur, le tombeau où Fielding repose ».
11 Jean-Baptiste Racine, une vie cornélienne, Grasset, 1982.
12 André Warnod (1885-1960) est né à Giromagny, près de Belfort, mais en 1894, sa mère, veuve, s’installa à Montmartre avec ses quatre enfants, et il devint un « Fils de Montmartre », où il vécut toute sa vie : tel est le titre de ses souvenirs, parus en 1955 chez Arthème Fayard. Il se destina d’abord à la peinture, et fit partie de la bohème artistique de la Butte. Puis, engagé en 1909 à Comœdia pour y tenir un « courrier des lettres et des arts », il fut un pilier de l’Association des Courriéristes littéraires. Enfin, à partir de 1913, il publia de nombreux ouvrages sur Montmartre et ses peintres et sur la vie de la capitale, qu’il illustrait lui-même ; parmi eux, quelques romans (Lily modèle, roman de Montmartre, 1919). Les éditions L’Échappée viennent de rééditer un recueil d’anecdotes de 1920, Les Plaisirs de la rue, avec une préface de sa fille Jeanine ; elle y écrit qu’il est « passé au grade d’historien en publiant, en 1930, Visages de Paris du Moyen Âge à nos jours » (p. 17). André Warnod avait bien connu Alain-Fournier et André du Fresnois ; il croyait même être « le dernier de ses amis à avoir vu vivant » ce dernier, à la fin d’août 1914 (Fils de Montmartre, p. 119-120). Il a interviewé par cinq fois Giraudoux pour Le Figaro dans les années 1930 (voir le CJG no 19). Note de Pierre d’Almeida.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-15788-5
- EAN : 9782406157885
- ISSN : 2552-1004
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-15788-5.p.0333
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 29/11/2023
- Périodicité : Annuelle
- Langue : Français