Columns of studies on Giraudoux
- Publication type: Journal article
- Journal: Cahiers Jean Giraudoux
2020, n° 48. Supplément au voyage de Cook - Pages: 261 to 276
- Journal: Jean Giraudoux Studies
Ouvrages
André Job, Giraudoux. L’Humanisme républicain à l’épreuve, Michalon, coll. « Le bien commun », 2019, 126 pages.
Spécialiste de Giraudoux et directeur avec Sylviane Coyault du Dictionnaire Jean Giraudoux publié chez Honoré Champion en 2018, André Job nous donne ici un essai d’une grande précision consacré à l’inscription politique et morale de cet auteur dans son époque et à la façon dont nous pouvons l’appréhender aujourd’hui.
Normalien, diplômé d’études supérieures d’allemand, diplomate, radical-socialiste, Giraudoux est-il l’exemple parfait de l’écrivain de la IIIe République et de l’entre deux-guerres ? À cette question, et selon les trois grandes parties de son essai, André Job répond trois fois non. L’humanisme républicain dont il est question dans le titre est mis à l’épreuve par Giraudoux lui-même et cela pour une simple raison : il ne lui suffit pas. Sa créativité, son intelligence supérieure, son extrême sensibilité ne peuvent que déborder de ce cadre – qui suffit fort bien par ailleurs à un Anatole France, à un Valéry, parmi d’autres. Obsessionnel, insatisfait, Giraudoux est l’élève dans la classe qui sans cesse ergote et pose des questions, non pas parce qu’il n’a pas compris, mais parce que les explications du maître ne lui suffisent pas.
Dans la première partie, « Un Radical non conformiste », André Job signale les liens que Giraudoux a pu nouer avec Herriot, Berthelot, Briand, Daladier. Mais il s’engagea tout juste et prit bien vite des distances. Dans son œuvre dramatique et ses romans, les fonctionnaires, les inspecteurs et d’une façon générale l’administration, sont régulièrement moqués, désignés comme froids et secs, inaffectifs. Les héros de Giraudoux, Jérôme, Edmée, Hans, quittent le monde ordinaire pour se ressourcer auprès d’un être pur et premier. Ce sera le Kid pour Jérôme, Ondine pour Hans, et ils cherchent alors une relation unique. Ils se rapprochent aussi de la nature et de ses lois. C’est sans doute une quête semblable de propreté, mais aussi de raison, une raison novatrice 262et créatrice, qui poussa Giraudoux à s’intéresser à un urbanisme hygiénique et lumineux, lequel pourrait effacer le chaos des zones et des bidonvilles de son époque. Il n’était pas le seul à s’approcher d’une « technocratie » éclairée, qui n’était ni de gauche ni de droite et pouvait rassembler des personnalités aussi diverses qu’Emmanuel Mounier et Thierry Maulnier. La crainte des positions extrêmes et caricaturales amenait ainsi Giraudoux à prendre des positions nuancées, toujours en recherche de perfectionnisme et d’équilibre.
Dans la deuxième partie, « Un Symbole de l’idéologie trouble des “Lettres françaises” », André Job examine les attaques, formulées depuis les années 1970, dont l’homme et l’œuvre furent l’objet. Avec une patience admirable, il détaille et réfute les accusations d’antisémitisme exprimées par certains, Mehlmann, Milner, Onfray, qui confondent les dates, tronquent les citations et n’ont manifestement rien compris à une œuvre trop difficile pour eux. Plus intéressante que ces polémiques ridicules, qui parfois (Mehlman) vont jusqu’à solliciter les romans, est l’enquête que mène André Job sur l’attitude et les positions de Giraudoux pendant la guerre, ce qui inclut aussitôt son rôle de Commissaire à l’Information dans le gouvernement Daladier, de septembre 1939, déclaration de guerre, à mars 1940, démission de ce ministère. Giraudoux, dès lors, joua son rôle de responsable de la propagande, attaquant l’Allemagne nazie, et œuvra, avec le consistoire, à accueillir les réfugiés juifs venant de l’étranger.
Ayant perdu assez vite comme beaucoup tout espoir d’une résistance de la part de Pétain, Giraudoux se replia sur son travail d’écrivain. Ses pièces ne furent plus guère jouées. Maladroitement, il tenta de promouvoir ses conceptions modernes de l’urbanisme, mais dès 1942 il entra en contact avec des résistants, Jean Paulhan, Jean Blanzat, Claude Roy, Aragon, et fit parvenir en 1943, aux Éditions du Rocher, Écrit dans l’ombre, un pamphlet anti-vichyste.
La troisième partie, « Une œuvre qui se joue des identités », est la plus intéressante. André Job y remarque combien Giraudoux échappe aux définitions simplistes. C’est que cet auteur est un perpétuel insatisfait et qu’il bouscule sans cesse les raisonnements ordinaires, alors même que, normalien, respectueux des auteurs classiques, il fut formé dans le moule des humanités. Or, sans cesse il se réfugie ailleurs, vers l’Antiquité, vers le Romantisme allemand, vers la mythologie. Son œuvre évolue parfois au hasard des improvisations, par « chance » de la phrase. Les catégories 263simples ne lui conviennent pas. Pour Gilbertain, dans Je présente Bellita, la rencontre avec la femme est faite d’estime, d’amour, d’amitié et de désir. Mais au-delà d’un amour rare et qu’il imagine démesuré, le même personnage, directeur des cultes au Ministère de l’Intérieur, pressent dans le paysage « la France qui avait fait de la religion un levain de liberté, de poésie, d’esprit critique », et cette religion « amenait l’homme à une espèce d’aise terrestre, et, croyance suprême, au scepticisme vis à vis du doute » (La France sentimentale, ORC II, p. 144).
Giraudoux veut trouver la vérité ultime, celle qui se cache. Quand Jérôme fugue et se débarrasse de son personnage officiel, identité en troisième personne, c’est pour trouver son identité en première personne – et il en est de même pour Edmée dans Choix des Élues. Derrière l’impureté se cache la pureté, pour Judith, pour Lucile. Insatisfait, désireux de réunir les contraires, Giraudoux tente des alliages inattendus : Siegfried est Français et Allemand, les sexes sont moins différents qu’on le dit. L’androgynie rôde dans l’œuvre. Il écrit au féminin Suzanne et le Pacifique. Dans Sodome et Gomorrhe, Lia se désole que les hommes ne soient pas adultes. Ils sont trop adolescents. Pour Giraudoux, élève de Laclos et des libertins du xviiie siècle, « C’est le spectacle de ce superbe assemblage lâché à la chasse du plaisir qui est nouveau, de l’égalité de la femme et de l’homme dans l’exercice de leurs passions » (Littérature, éd. Folio, p. 74).
Cet estompage des différences parvient à son comble avec le personnage de Fontranges, le héros de Bella et d’Églantine, qui parvient, à travers ses malheurs, à la paix et à l’innocence, se réconciliant, s’approchant d’Églantine sans la toucher. Une même recherche de conjonction rapproche les riches et les pauvres dans Combat avec l’ange. Mais le point le plus sensible de ce chapitre concerne la foi. Giraudoux a prêché comme ses contemporains la laïcité. Cependant, elle ne lui suffit plus, il est toujours en recherche d’un absolu, et celui-ci se trouve bien au-delà des figurations trop factices de la religion catholique, à Oberammergau, dans Siegfried et le Limousin, à New York, dans Églantine. Et il faut avouer une incapacité à opérer le transfert du religieux au laïc.
La conclusion amène à redéfinir Giraudoux comme un écrivain français. Mais c’est un Français de la IIIe République, d’après la guerre de 1870, accablé par cette médiocrité et ce manque d’ambition universelle que pointait déjà Anatole France. Giraudoux a voulu redonner à la France un panache et un romantisme, à la fois « rayonnant et un peu 264pathétique ». Peu de temps après sa mort surviendront d’autres défis, et nous changerons d’époque, avec la guerre froide, guerre d’empires chauffant au maximum l’opposition des systèmes. Le temps ne sera plus aux nuances et aux négociations.
Quentin Debray
Université René Descartes (Paris V)
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Quentin Debray, Giraudoux, Cocteau, Giono. Un réalisme multifocal, Éditions Orizons, coll. Profils d’un classique, 2019, 198 pages.
Essayiste et psychiatre bien connu des giralduciens, Quentin Debray réserve à Giraudoux une place de choix dans ce curieux essai panoramique où une histoire littéraire esquissée à grands traits joue à saute-mouton avec la psychologie clinique. Partant du principe que la littérature est sensori-motrice dans son premier élan et que le « réalisme » littéraire du xixe siècle a échoué à rendre compte des modalités les plus fines de l’accès à la conscience, il s’arrête sur trois écrivains du xxe siècle qui ont, selon lui, approfondi considérablement la façon dont s’agrègent dans l’inspiration artistique les événements psychiques. Cette thèse, car c’en est une, ne craint pas de chercher ses points d’appui dans la psychologie cognitive (en particulier chez Daniel Denett). Mais là où un lecteur soupçonneux aurait pu craindre de voir ainsi réduite la création à un strict déterminisme, la surprise est grande de la voir au contraire déplier sous nos yeux, et à chaque fois sur des bases singulières, une aptitude renouvelée à élargir l’appréhension poétique de l’inconnu. Ainsi Giraudoux apparaît comme un « surdoué » à l’intelligence sensible arborescente, Cocteau comme un investigateur hanté par la netteté du trait qui chercherait un équilibre pour fixer sa mobilité kaléidoscopique, 265Giono comme un écrivain en proie à une sensualité polymorphe poursuivant inlassablement l’invisible. On ne saurait se plaindre qu’une psychologie ainsi informée par le cognitivisme se révèle apte à rendre compte de « visions du monde » toujours particulières. Et il est vrai que Giraudoux, pour sa part, ne s’est fait le contempteur de la psychologie traditionnelle du personnage que pour nous imposer, lui qui dans le fond a toujours parlé d’abord de lui-même, la sienne propre.
Pourquoi ces trois auteurs ? Un peu oubliés aujourd’hui (c’est moins vrai pour Giono), ils ont pu, pour les deux premiers, irriter ou déconcerter, et leur réception à tous trois s’est heurtée à des soupçons que rappelle Quentin Debray : la préciosité pour Giraudoux, la mondanité pour Cocteau, le « primitivisme » pour Giono. Sans doute la nouveauté de leur appréhension sensorielle ne pouvait-elle de leur temps être appréciée à sa juste mesure. C’est donc à chaque fois à une réhabilitation que procède Quentin Debray. D’autant qu’il rappelle combien chacun de ces écrivains a pu être durablement marqué dans sa sensibilité par l’expérience terrible de la Grande Guerre. D’autres écrivains auraient pu retenir l’attention de l’essayiste : on devine son admiration pour Barrès et Colette. Mais ce qui justifie d’ériger ces trois « phares » en figures exemplaires, c’est leur capacité à inventer une vérité poétique d’une profondeur souvent méconnue.
Que cette vérité poétique mérite le qualificatif de « réaliste » a de quoi surprendre, mais un tel étiquetage ne s’applique qu’à la part que prennent dans de telles visions les fonctions cérébrales, et non à l’on ne sait trop quelle mimesis de l’univers naturel ou social. Chez Giraudoux, Quentin Debray note un « alliage presque féroce entre l’intelligence et l’émotion poétique » (p. 73). C’est dire que le détail repose d’abord sur l’observation sensible exacte, mais que, le surdoué brûlant les étapes pour en arriver à des interrogations métaphysiques, il délaisse les impressions d’ensemble : sa conscience hypermnésique a tôt fait de juxtaposer les touches, de comparer, de superposer, et plus encore d’opposer jusqu’au vertige. Que retenir de cette psychologie ? Une tendance se fait jour, entre exaltation et mélancolie, que pourrait bien résumer le régime d’alternance entre le plein – une surabondance des détails pouvant aller jusqu’au kitsch – et le vide (un repli douloureux sur le neutre, une difficulté à conclure). L’essayiste revisite ici avec bonheur, notamment dans ses analyses de Siegfried et le Limousin, Bella, Combat avec l’ange et 266Pour Lucrèce, des oppositions bien connues (par exemple entre lucidité et amnésie, pureté et impureté), mais pour les rapporter à une « incommunicabilité » qui serait inhérente au sujet surdoué. Dans les meilleures pages, on devine comme une empathie à l’égard de cet écrivain souffrant d’un secret « inajustement social ».
On peut regretter qu’en mettant à l’honneur ce « réalisme multifocal » d’une certaine avant-garde, Quentin Debray prétende régler ses comptes au réalisme affiché par quelques écoles littéraires du xixe siècle. Son livre a beau, et à juste titre, se réclamer de l’objectivité du savoir médical, il n’en reste pas moins, curieusement, un essai d’humeur. Gageons que le pauvre Flaubert s’irriterait, lui qui confiait à Madame des Genettes (le 30 octobre 1856) avoir écrit Madame Bovary « par haine du réalisme », de se voir à nouveau reprocher d’avoir préféré le « laid » au « beau » et d’avoir négligé « fantasme, espérance, imaginaire, discours intérieur » (p. 37-38). On sait au contraire quel usage savant et singulier du discours indirect libre aida Flaubert à libérer, jusqu’à les faire se juxtaposer ironiquement, les flux de conscience de ses personnages. Convenons plutôt que seule une histoire de l’inscription formelle de la voix qui ne s’arrêterait pas aux thèmes explicites des ouvrages permettrait de prendre l’exacte et difficile mesure, de L’Astrée à Proust et Giraudoux, des progrès continus de la psychologie en régime narratif. Se réjouir que les œuvres de Giraudoux, de Cocteau et de Giono soient « enfin revenues dans le champ de la création artistique » (p. 69) est sans doute légitime, mais c’est accuser un peu trop vite le malheureux xixe siècle de l’en avoir sorti. Aussi bien est-ce pour protester contre le rationalisme positiviste de la génération précédente et d’une psychologie à la Paul Bourget que Giraudoux a érigé sa « fantaisie » en principe de construction romanesque. Mais peut-on en vouloir à Quentin Debray de se montrer injuste à l’égard de Flaubert ? Giraudoux lui-même partageait cette défiance, puisqu’il reprochait à ce dernier d’avoir appliqué la langue asséchée du xviiie siècle sur « sa grosse aorte normande » (Or dans la nuit, p. 32).
André Job
CELIS – Université Clermont-Auvergne
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Thèses
Seigo Tanokuchi, Thèse pour le doctorat en Lettres et Sciences humaines (études théâtrales) : Un théâtre de l’altérité. L’actualité politique de Jean Giraudoux, son interprétation scénique et sa réception critique sous la IIIe République, soutenue le 27 mars 2019 à l’Université Paris Nanterre.
Il y a un an, le 27 mars 2019, à l’Université Paris Nanterre, Seigo Tanokuchi soutenait sa thèse de doctorat sur L’actualité politique de Jean Giraudoux, son interprétation scénique et sa réception critique sous la IIIe République, dirigée par Emmanuel Wallon (Paris Nanterre).
Seigo Tanokuchi entend démontrer la « dimension cosmopolite du théâtre de Jean Giraudoux », cerner la pensée d’un écrivain vivement intéressé par la situation politique et culturelle contemporaine.
Il s’appuie d’abord sur le parcours de l’écrivain français et sur le lien fort qui existe pour lui entre la France et l’Allemagne, en germaniste passionné de la littérature romantique allemande, étudiant à Munich puis à Harvard, soldat de la Première Guerre mondiale, qui servit de traducteur dans son régiment dans les premiers jours du conflit, haut fonctionnaire entré au Quai d’Orsay en 1910, chef du Service des Œuvres Françaises, puis chargé du Commissariat général de l’Information en 1939-1940. S. Tanokuchi affirme que l’écriture répond aux affinités de l’auteur et aux tourments de son siècle. Ainsi, le diplomate parisien rapproche-t-il peuples et cultures par l’écriture, créant une œuvre dramatique cosmopolite. En dressant le panorama théâtral du début du xxe siècle (époque particulièrement féconde en rénovations artistiques, en expériences d’avant-garde), S. Tanokuchi souligne le phénomène paneuropéen à travers l’éclosion d’un théâtre d’art auquel participe Giraudoux, dresse le portrait du dramaturge, « chantre d’un universalisme à la française ». Car l’écrivain unit la culture française et la thématique de l’étranger aux mythes antiques, façonnant l’image utopique d’un monde poétique et réconcilié. En étudiant, notamment grâce au fonds Jouvet, la représentation des pièces de Giraudoux en France et à 268l’étranger, S. Tanokuchi cherche à comprendre comment le tropisme cosmopolite a été perçu par le public de l’époque, met en relief la portée internationaliste dans l’œuvre dramatique de l’écrivain, jouée en France comme à l’étranger par la troupe de Jouvet comme par d’autres, s’attache à la réception des pièces au Japon. Pour lui, l’esthétique de la citation/traduction/adaptation répond à « une activité de traduction et de transposition culturelle en quête d’universalité ».
Sans doute eût-il fallu éclaircir davantage le lexique propre aux années vingt et trente du xxe siècle (« culture », « civilisation », « nation », « nationalisme »), démêler le sentiment profond de Giraudoux quant au concept d’universalisme, saisir plus précisément les controverses de l’entre-deux-guerres, questionner les ambiguïtés, les contradictions d’un intellectuel français et cosmopolite, ainsi que la notion d’altérité qui innerve les thèmes de l’œuvre mais aussi la langue de l’auteur.
Clairement, la volonté et la ténacité de l’étudiant à mener à bien ses recherches sont évidentes, récompensées par cette belle soutenance. Il a franchi la barrière de la langue raffinée de l’écrivain, embrassé une œuvre prolifique, pénétré avec rigueur et exhaustivité ses pièces. Il a su aussi saisir l’évanescence des spectacles grâce aux archives, dépouiller une bibliographie dense, élaborer un plan solide, conjuguer les arts du spectacle à une approche sociologique, politique, historienne. L’analyse personnelle engagée et passionnée prône une « diplomatie de l’écriture » (Lise Gauvin) maniée avec brio par Giraudoux, invite sans cesse à la réflexion du lecteur et ranime le débat autour d’un auteur et d’une œuvre tombés en désuétude, pourtant très lucides sur les hommes et le monde.
Aude Catteau-Sainfel
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Aude Catteau-Sainfel, Thèse soutenue le lundi 25 novembre 2019 : Fiction et actualité dans l’œuvre littéraire de Jean Giraudoux, Université d’Angers.
Jean Giraudoux est à la fois un poète qui transfigure la réalité et un homme de son temps qui ne se désolidarise pas de ses semblables. Combattant pendant la Grande Guerre, puis diplomate, ardent promoteur de l’urbanisme, puis Commissaire à l’Information, il n’a jamais délaissé son engagement dans la condition humaine. En parallèle, il construit une œuvre romanesque et théâtrale qui confine souvent à la poésie, et dont certains critiques jugent la langue « précieuse ». Aude Catteau-Sainfel a choisi d’explorer l’imbrication entre fiction et actualité, et de démêler les fils qui tissent la trame des œuvres de fiction, où l’histoire se greffe sur la poésie tandis qu’une prose poétique contribue à éclairer certains aspects de l’histoire.
Dans un premier temps, A. Catteau-Sainfel dresse une typologie des éléments issus de la réalité que le lecteur rencontre dans l’œuvre fictionnelle : lieux géographiques liés à la biographie de l’écrivain, proximité entre le temps de la rédaction et l’actualité. La IIIe République y apparaît avec ses crises, ses scandales, ses événements marquants. Le cadre de vie des personnages fait place aux techniques qui ont modifié le quotidien au début du xxe siècle : diffusion de l’électricité, téléphone, moyens de transport plus rapides. L’évolution de la société apparaît en toile de fond, sans qu’il s’agisse cependant d’une étude sociologique : la place de l’école dans l’éducation, le rôle des fonctionnaires et leurs tribulations, les conséquences humaines et politiques d’une guerre meurtrière, l’émancipation féminine et son impact sur le couple. La présence de tous ces éléments, discrète mais constante, pourrait passer pour négligeable si sa fonction dans le récit ou le dialogue de théâtre ne témoignait d’un choix d’écriture de la part de Jean Giraudoux.
En effet pour un auteur qui a la réputation d’être un enchanteur, la réalité ne peut s’imposer dans la fiction comme reflet exact du monde extérieur. C’est un miroir déformant que Jean Giraudoux propose dans ses œuvres littéraires, une image souvent construite à partir de ses souvenirs, de sa culture, parfois d’un rêve qui remodèle des éléments d’une réalité qu’il travestit afin de la rendre plus acceptable. Ainsi l’Allemagne de Siegfried et le Limousin, contemporaine de la rédaction 270du roman, semble sortie d’un tableau de Cranach ou de Dürer. Dans d’autres romans, les jardins reconstituent des paradis perdus au milieu des cités contemporaines, et les noms de villes lointaines invitent au dépaysement, ainsi que le bestiaire et la description du règne végétal de contrées lointaines. L’île déserte ouvre pour Suzanne une parenthèse enchantée, que ferme l’arrivée inopinée des traces de la guerre. La temporalité est plus souvent calquée sur le rythme des saisons, accordé aux humeurs des personnages, que régie par le décompte des mois et des jours. L’utilisation du mythe, qui intègre des faits historiques contemporains de la vie de l’écrivain, confère à l’observation des événements une distance qui leur donne un caractère d’universalité. L’écriture brouille les repères temporels, et permet aux personnages de s’évader dans un univers hors-temps. Deux motifs récurrents, liés à l’expérience de l’écrivain, habitent les fictions : le « rêve éveillé » de l’Europe, qui fait écho aux années vingt, où les accords de Locarno puis le pacte Briand-Kellogg laissent croire à une prise de conscience de la nécessité d’une entente ; le « rêve ruiné » de la paix, qui n’arrive à vaincre ni le souvenir obsédant de la guerre, ni la menace des conflits, entretenue par des forces bellicistes.
Qu’apporte à l’œuvre littéraire de Jean Giraudoux la pratique de l’hybridation de la réalité et de la fiction ? D’abord une écriture qui rompt avec les canons classiques : l’auteur participe au mouvement de rénovation formelle et thématique de la littérature qui se développe au début du xxe siècle. Pour les écrivains qui ont combattu pendant la Grande Guerre, les notes prises sur le vif se fondent dans un texte où chacun laisse l’empreinte de son style ; Giraudoux ménage ainsi, dans une réalité souvent cruelle, des échappées vers la poésie. La modernité s’introduit dans des scènes traditionnelles, prenant le relais des anciens symboles : un appareillage de transfusion sanguine crée un lien entre Églantine et Fontranges, la présence du téléphone rythme les relations amoureuses. L’intrigue romanesque s’émancipe des canons classiques : la place donnée à l’enchaînement des événements diminue au profit de longues séquences de description. Le personnage devient le reflet des inquiétudes des années qui suivent la Grande Guerre, et bien souvent reproduit le parcours de son créateur. La notion de fiction se trouve ainsi interrogée, d’autant plus que le cinéma en plein essor influence les techniques narratives. Les multiples activités de Giraudoux lui donnent une conscience de l’événement historique dont ses œuvres 271portent l’empreinte. Le contexte géopolitique des années 20 est observé et transmis par les personnages. La fiction de Jean Giraudoux devient alors la caisse de résonance et le reflet des turbulences du monde, qu’il faut parfois découvrir entre les lignes, voilées par une écriture qui met le réel à distance. Attentif à son époque, Jean Giraudoux rend compte indirectement des problématiques et des bouleversements de la société : le traité de Versailles et son impact sur les nations, les scandales politiques, le capitalisme boursier et le poids de l’argent.
Présent sur tous les fronts, Jean Giraudoux met en pratique la responsabilité morale de l’écrivain qu’il affirme dans ses essais. Il se révèle, dans ce domaine, précurseur de la littérature de la seconde moitié du xxe siècle. Il soulève aussi des problèmes que l’avenir posera de façon plus cruciale, les met en situation dans des personnages, sans se poser en donneur de leçons : sensibilité à la souffrance des plus démunis (Les Gracques), dénonciation de la spéculation (La Folle de Chaillot), politique culturelle (L’Impromptu de Paris). Ses dernières œuvres de fiction manifestent un infléchissement vers le pessimisme, lié à une conscience politique grandissante de ce que l’histoire prépare. L’ensemble de cette étude met en valeur deux facettes de Jean Giraudoux qui sont bien souvent ignorées : il n’a cessé de se confronter à la réalité, et il se révèle souvent en avance sur son temps, en raison de sa modernité esthétique et de l’actualité de ses idées.
Annie Besnard
Université de Lorraine
Membre du CELIS (Clermont-Ferrand)
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CONFÉRENCE
Conférence prononcée par André Job, le 26 février 2020, à la Maison franco-japonaise (Tokyo, Japon)1
Venu au Japon dans le cadre d’un projet de recherche2, André Job a prononcé le 26 février à la Maison franco-japonaise (Tokyo) une conférence intitulée : « Giraudoux : un humaniste dans l’étau de l’entre-deux-guerres ».
Après avoir souligné les liens particuliers qui unissent Giraudoux au Japon, pays où l’ensemble de son théâtre a été traduit dès les années 19503, André Job a repris dans sa conférence l’interrogation centrale de son récent essai4 : comment expliquer la désaffection dont cet auteur est aujourd’hui victime dans le monde intellectuel et littéraire français, et ce depuis déjà de longues années ? Pour reprendre une expression utilisée par le conférencier durant les échanges avec la salle, on pourrait faire l’hypothèse que Giraudoux joue en quelque sorte le rôle de bouc émissaire pour une nation qui n’a pas encore fini de faire son deuil de l’« étrange défaite » de 1940. En effet, au-delà des reproches d’antisémitisme qui s’appuient sur les malheureuses pages souvent citées de Pleins Pouvoirs, Giraudoux souffre d’être associé trop étroitement à une IIIe République qui finit dans le déshonneur en se sabordant au profit du Régime de Vichy.
Montrant combien l’antisémitisme ne saurait caractériser ni l’auteur ni son œuvre – l’antisémitisme de l’enseignement nazi est dénoncé par 273Giraudoux lorsqu’il est Commissaire général à l’information au début de la Seconde Guerre mondiale5 – André Job a aussi écarté le soupçon de pétainisme qui s’y associait en citant des textes écrits sous l’Occupation, encore souvent difficilement accessibles.
Au-delà de cette défense de Giraudoux contre les accusations dont il fait fréquemment l’objet, le conférencier s’est attaché à dresser pour son public japonais le portrait nuancé d’un auteur à l’humanisme moins naïf qu’on pourrait le croire. Relisant une nouvelle peu souvent lue comme La Grande Bourgeoise, ou un texte aussi célèbre que la « Prière sur la Tour Eiffel », il a souligné en particulier combien la foi en l’homme de Giraudoux et son ouverture à l’autre se fondent sur une prise en compte lucide de la faillite des idéaux hérités du xixe siècle, rationalisme ou positivisme, mis à mal par le terrible traumatisme qu’avait représenté pour sa génération cette Première Guerre mondiale à laquelle il avait pris part activement.
Vincent Brancourt
Université Keio (Tokyo, Japon)
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TROIS LETTRES
Le signataire de ces lignes a eu l’heureuse fortune de trouver, au premier Salon du Livre ancien de Tours, qui, grâce à Mme Gaëlle Cambon, s’est tenu en décembre dernier dans les salons de l’Hôtel-de-Ville, l’un des exemplaires d’un ouvrage réputé introuvable : les Lettres à un lycéen de Charles-Louis Philippe, « deuxième volume de la collection des Introuvables, achevé d’imprimer le vingt-huit janvier mil neuf cent 274vingt-sept, sur les presses du maître imprimeur R. Couloma à Argenteuil, H. Barthélemy étant directeur, par les soins des frères Émile-Paul, pour l’auteur et quelques amis ». On sait qu’il s’agit de trois lettres adressées par Philippe au jeune Giraudoux (sans doute « l’auteur » auquel se réfère l’achevé d’imprimer), en 1898, 1900 et 19036.
Joliment relié par Alix (52, rue Saint-André-des-Arts), l’exemplaire est surtout « truffé » de plusieurs articles de presse consacrés à Philippe et de trois lettres autographes. La première, datée seulement de « Samedi », a été adressée par Philippe à Jean Schlumberger ; la deuxième, sans date ni mention de destinataire, est de Marguerite Audoux ; la dernière a été adressée le 9 novembre [1926] par Giraudoux à (selon l’enveloppe jointe) « H. Buriot-Darsilès / Les Cahiers du Centre / 14 Boulevard Charles Louis Philippe / Moulins / Allier ». Il nous a paru intéressant de présenter ces trois lettres qui, à notre connaissance, n’avaient jamais été publiées.
La lettre de Philippe concerne un manuscrit de Giraudoux. Il ne peut que s’agir de celui d’« À l’amour à l’amitié », « apporté par Charles-Louis Philippe, puis égaré et qui sera par chance retrouvé7 » pour paraître dans le deuxième numéro de la NRF, daté du 1er mars 1909. On ne saurait affirmer que cette lettre nébuleuse éclaire définitivement une histoire assez embrouillée, mais elle constitue sans doute une pièce du puzzle. Rappelons que Jean Schlumberger avait rédigé, sous le titre « Considérations », le manifeste de la revue, qui eut d’abord pour adresse celle de son propre domicile.
Samedi
Mon cher Schlumberger, vous devez avoir un double des épreuves de la copie de Jean Giraudoux. Pourriez-vous le lui envoyer
16 rue de Condé
ou le manuscrit, si vous n’avez pas de double8.
Il ne s’agit pas, comme Gide l’a cru, de modifier cette copie pour la revue, mais J. Giraudoux nous a envoyé un manuscrit définitif dont il ne possède pas 275de copie. Il corrige actuellement les épreuves du volume contenant le morceau que donne la revue9, et il voudrait avoir son texte définitif.
Je crois, du reste, que je ne me fais pas comprendre. J’avais cru si bien expliquer la chose à Gide. Envoyez une épreuve tout de même.
Amitiés.
Philippe,
45, Quai Bourbon
La brève lettre de Marguerite Audoux date évidemment du début de 1910 (Philippe est mort le 21 décembre 1909), et doit être adressée à Giraudoux lui-même, sans quoi l’on ne voit pas pourquoi elle aurait été insérée dans le volume. Si tel est bien le cas, elle constitue un témoignage très émouvant de l’amitié qui unissait les deux écrivains, entre lesquels Audoux, qui avait veillé sur Philippe agonisant, avalise symboliquement la transmission… C’est peut-être aussi en reconnaissance de ce geste, que Giraudoux présentera Marie-Claire dans le numéro 9 de La Grande Revue, daté du 10 mai 1910.
Rue Léopold Robert, 10, Paris.
Monsieur,
Comme je savais que notre ami Charles-Louis Philippe vous aimait beaucoup, j’ai choisi pour vous un porte-plume dont il se servait souvent. Je pense que vous serez très sensible à ce souvenir.
Croyez, Monsieur, à mes meilleurs sentiments,
Marguerite Audoux
Henri Buriot-Darsilès (1875-1944) était un germaniste, professeur au lycée de Moulins, qui avait en 1911 fondé les Cahiers du Centre et qui entretenait une correspondance suivie avec Valery Larbaud, récemment publiée10. La lettre de Giraudoux est à l’évidence une réponse, soit à une lettre de son correspondant, soit au contenu d’un article paru dans les Cahiers du Centre : il avait apparemment supposé que Giraudoux était Bourbonnais, né peut-être à Cérilly…
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Ministère des Affaires étrangères |
9 Novembre |
Service d’Information et de Presse |
Bien cher Monsieur,
C’est vous qui avez raison. Si je suis né à Cérilly, c’est à l’âge de treize ans à peu près, et c’est vers 15 ans que j’ai commencé, non pas à entrevoir Philippe, mais à lier avec lui une amitié profonde11, qui me mène encore quelquefois à son cimetière. Il est exact aussi que ma famille habite actuellement Cusset et, si Cusset n’est pas la première ville auvergnate, je suis bourbonnais deux mois à peu près par an12. C’est un titre dont je serais heureux, même s’il était honoraire, car j’aime beaucoup ce pays et ceux qui l’habitent.
Je vous remercie en tout cas de me donner cette occasion de vous exprimer ma vive sympathie, toute mon estime pour une activité si fertile, et je serais très heureux si vous passez un jour à Paris d’avoir le grand plaisir de vous voir.
Giraudoux
Pierre d’Almeida
CELIS – Université Clermont-Auvergne
1 La conférence peut être vue à l’adresse suivante : https://www.youtube.com/watch?v=j8jOOamyZuQ. Elle est visible également sur le site officiel de l’Académie Jean Giraudoux, https://jeangiraudoux.org, à la page « Actualités ».
2 « Étude des archives sur la censure dans les périodiques du Sud de la France sous l’Occupation allemande » (Kakenhi-project-19H01245), directeur : Shinya Shigemi (Université de Nagoya, Japon).
3 Sur la réception de Jean Giraudoux au Japon, on pourra consulter en particulier Yukie Mase, « Sur une nouvelle mise en scène de La guerre de Troie n’aura pas lieu au Japon », CJG 47, 2019, p. 263-274.
4 André Job, Giraudoux, l’humanisme républicain à l’épreuve, Michalon, Paris, 2019.
5 « À propos de la rentrée des classes », Messages du Continental, CJG 16, Grasset, 1987.
6 Le texte en a été publié par Guy Teissier dans le no 23 des Cahiers Jean Giraudoux (Correspondances littéraires), Grasset, 1995, p. 233-236.
7 Auguste Anglès, André Gide et le premier groupe de la NRF, t. I, Gallimard, 1978, p. 131 ; cité par Teissier, op. cit., p. 232 ; voir également Jacques Body, Jean Giraudoux, Gallimard, 2004, p. 207.
8 Cette ligne constitue une addition interlinéaire.
9 Il s’agit bien entendu de Provinciales, publié par Grasset à mille exemplaires vers la mi-mars 1909.
10 Voir le no 46 des Cahiers Valery Larbaud (Garnier, 2018), et l’essai de Jean-Paul Perrin, « Henri Buriot-Darsilès, un intellectuel bourbonnais dans la tourmente », Les Cahiers Bourbonnais, 1995.
11 Le père de Giraudoux avait été nommé percepteur à Cérilly le 30 septembre 1895 ; né le 29 octobre 1882, Giraudoux avait alors treize ans – presque quatorze. C’est l’été suivant, peu avant d’avoir quinze ans, qu’il fit la connaissance de Philippe.
12 Giraudoux ne plaisante qu’à demi : la limite tortueuse des anciennes provinces de Bourbonnais et d’Auvergne passait en effet entre Vichy et Cusset, où son père avait été nommé en septembre 1901 ; il y était mort le 20 février 1920, mais sa mère continuait d’y vivre, près de son fils aîné, Alexandre, qui s’y était établi comme médecin. Giraudoux y avait passé quelques jours de l’été 1926.
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- ISBN: 978-2-406-11090-3
- EAN: 9782406110903
- ISSN: 2552-1004
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-11090-3.p.0261
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 12-07-2020
- Periodicity: Annual
- Language: French