The manuscript and editorial vogue of “vieux romans” in the late fifteenth and the sixteenth century The shaping of the chivalric romance
- Publication type: Journal article
- Journal: Cahiers de recherches médiévales et humanistes - Journal of Medieval and Humanistic Studies
2021 – 1, n° 41. varia - Author: Burg (Gaëlle)
- Pages: 239 to 263
- Journal: Journal of Medieval and Humanistic Studies
La vogue manuscrite et éditoriale
des « vieux romans »
à la fin du xve et au xvie siècle
La construction du roman de chevalerie
Dès le xve siècle en France, les « anciennes histoires », transfigurées par la prose, retrouvent une seconde jeunesse. Ce sont, d’après les classifications génériques modernes, des romans antiques, des romans arthuriens, des chansons de geste et des romans d’aventures. Les pratiques des remanieurs commencent à confondre ces textes dans un même corpus, précédant les éditeurs qui, dès la naissance de l’imprimerie, mettent à jour pour l’impression une centaine de romans de chevalerie médiévaux, parallèlement à la survivance d’une circulation manuscrite. Le roman de chevalerie renaissant rejoint cette même catégorie et profite de son succès avec, par exemple, les multiples éditions des livres d’Amadis. Puis le nombre de ces éditions décline à partir de la moitié du xvie siècle, pour aboutir, à l’aube du xviie siècle avec le Don Quichotte de Cervantès, à la première parodie d’un genre désormais établi.
On s’intéressera à la construction progressive d’une catégorie littéraire, dont la dénomination de roman de chevalerie n’apparaît qu’au xviie siècle1. En premier lieu, il faut repenser la rupture traditionnelle entre Moyen Âge et Renaissance à la lumière de notre propos, et montrer les prémisses médiévales d’une uniformisation à partir de matières littéraires distinctes. Dans un second temps, on verra en quoi le changement de médium et l’apparition de l’instance éditoriale permettent de préciser les contours de ce corpus, une étape qui doit beaucoup à la naissance 240de l’historiographie littéraire et aux premières réflexions théoriques sur le roman2. On explorera ces deux grands cycles dans une perspective d’histoire culturelle et d’histoire du livre, à la lumière de trois pôles en tension définis par Roger Chartier3 et qui participent tous de cette catégorisation : la mise en texte, la mise en livre, et le lecteur.
Naissance d’une catégorisation
La distinction bodélienne des matières (de France, de Rome et de Bretagne) dans la Chanson des Saisnes (vers 1200) est remise en question dès le développement de la prose, qui gomme les spécificités formelles dès le xiiie siècle4. Si les thématiques communes et la contamination réciproque des matières montraient déjà la perception d’une catégorie plus large, c’est lorsque les œuvres passent dans les mains des remanieurs des xive et xve siècles que s’opère une uniformisation plus concrète, qui touche les pôles de la mise en texte, de la mise en livre et du lecteur.
Mise en texte
Richard Trachsler5 s’est intéressé à cette « interférence des matières » qui s’observe à différents degrés tout au long du Moyen Âge, et l’a rattachée à l’esthétique de la totalisation, caractéristique de la littérature en prose des xive et xve siècles. Par ailleurs, du fait de l’absence de théorie sur la fiction en prose, ces différentes matières sont contaminées par d’autres genres6 : cette proximité constitue une caractéristique commune et donc homogénéisante. Les influences sont réciproques sur les plans narratifs, 241stylistiques et formels. Par exemple, histoire et fiction7 se côtoient, plus encore dans les remaniements en prose que dans les versions en vers. On y préfère les termes « livre » ou « histoire » à celui de « roman », et on y intègre des procédés de rationalisation (précisions chronologiques, géographiques ou modifications dans un but encomiastique). La biographie chevaleresque8, les manuels de didactiques (manuels de bonne conduite, de bonnes mœurs, traités), les ouvrages d’héraldique, les récits hagiographiques ou encore la poésie lyrique dialoguent également avec les matières bodéliennes. On trouvera ainsi des poèmes lyriques insérés dans des romans en prose, comme le Tristan en prose ou le Perceforest, ou des passages plus didactiques sur les qualités d’un bon prince comme dans le roman antique Appollonius de Tyr ou dans la mise en prose de Floriant et Florete. De même, certains épisodes amoureux des romans de chevalerie médiévaux reproduisent les schémas des romans idylliques9, tels les amours du Chevalier Doré et de Néronès dans le Perceforest, qui ont d’ailleurs fait l’objet d’une édition autonome au xvie siècle10. Les anthologies manuscrites permettent de cerner ces interférences génériques puisqu’elles rassemblent parfois dans un même objet-livre des romans en prose issus des différentes matières, des chroniques historiques, des traités de chevalerie et des textes d’héraldique.
242Georges Doutrepont11 a tenté de dégager des tendances narratives communes dans les mises en prose des différentes matières à cette époque. La seule constante qui s’en dégage semble être la propension au rationalisme. En outre, le processus important de réduction (brevitas) auquel est soumis la source versifiée est commun à toutes les mises en prose, ce qui n’exclut pas pour autant des passages où domine la copia. Enfin, la langue et le style constituent aussi des facteurs d’uniformisation à la fin du Moyen Âge. Les prosateurs modernisent le lexique, la morphologie et la syntaxe de leurs sources suivant l’évolution de la langue et la provenance régionale du remaniement. Ils se conforment de même à certains procédés stylistiques communs, propres à l’écriture romanesque du xve siècle, dite « flamboyante12 », telle l’amplification13.
Mise en livre
Cette uniformisation passe également par la mise en livre. Dans les mises en prose, les compilations cycliques et les nouvelles créations de la fin du Moyen Âge, les prologues des remanieurs contribuent à gommer les frontières taxinomiques. On y recycle des topoï hérités des premiers romans médiévaux comme l’intention didactique, l’humilité de l’auteur-translateur, la prétention à la vérité historique par la référence à une auctoritas (la découverte d’un vieux manuscrit14), la dédicace, 243la visée esthétique, l’excusatio ou la justification, la condamnation de l’oisiveté, la référence aux Anciens, ou la mise en mémoire du passé. Mais on y développe aussi de nouveaux motifs, propre au remaniement, comme l’éloge de la prose, la réactualisation d’un texte menacé d’oubli, la critique des prédécesseurs, la lisibilité linguistique et structurelle du remaniement, le labeur et la mauvaise qualité matérielle de la source, le divertissement, ou un didactisme plus particulièrement moral et chevaleresque15. Le prologue devient donc lui aussi le marqueur d’une catégorie plus large de textes, qui fond les différentes matières.
Les pratiques de mise en page suivent aussi ce mouvement d’unification à la même époque. Les titres des œuvres constituent des marqueurs probants pour notre genre en construction. Aux xive et xve siècles, des titres stéréotypés apparaissent, dans lesquels, on l’a dit, les mots « livre » ou « histoire16 » ont tendance à se substituer au mot « roman », dont le sens est d’ailleurs souvent restreint aux romans de chevalerie médiévaux à partir du xve siècle et jusqu’au xvie siècle17. La page de titre ne se répandant qu’au xvie siècle, des formules communes aux différentes matières sont inscrites sur la tranche des manuscrits, dans les prologues, les titres courants ou les tables des rubriques (« le premier volume de… » ou « le premier livre de… ») voire dans les registres des inventaires de bibliothèques (« livre nommé, appelé, intitulé18 »). Une 244autre tendance récurrente, notamment dans les mises en cycles, est de restreindre la mention du titre au nom du héros principal du cycle, même s’il est absent de certains longs passages. Par exemple le nom de « Renaut de Montauban », juxtaposé aux formules susdites tient lieu de titre pour tout un cycle dont le héros est pourtant absent au début et à la fin19.
Les rubriques présentent des caractéristiques communes dans les œuvres littéraires : elles sont notamment introduites par l’adverbe « comment » ou par des tours du type « Cy parle, devise, fait menction de », formules qui permettaient auparavant de marquer l’entrelacement. De plus, elles se construisent en prélevant des phrases directement dans le chapitre qu’elles synthétisent. Enfin, elles peuvent se concentrer sur des thématiques bien particulières (l’univers guerrier, les scènes religieuses ou amoureuses) et ménagent rarement le suspense. Leur traitement par rapport au contenu du chapitre demeure fortement hétérogène : tantôt elles le reflètent parfaitement, tantôt elles se concentrent sur un élément restrictif, tantôt elles excèdent le cadre du chapitre. Il en va de même pour le rapport entre la rubrique et l’image, ou l’image et le contenu du chapitre. Ce phénomène, qui parait découler d’une négligence de la part du remanieur, peut en fait s’expliquer par le fonctionnement des textes épiques et l’esthétique de la répétition. Les remanieurs disséminent, dans tout le système de repérage textuel, des échos au plan sémantique, phonique et visuel (répétitions de phrases, de mots, de scènes visuelles ou narratives). Ils suivent donc une logique formelle plutôt que thématique, fondée sur la reconnaissance d’un cadre générique, mais qui s’opère au détriment d’une homogénéité dans le rapport rubrique/image avec contenu du chapitre20. Tout le système de repérage textuel est ainsi particulièrement normalisé dans les manuscrits des mises en prose, des mises en cycle et des nouvelles créations du Moyen Âge finissant.
245Le lecteur
Le pôle du lecteur21 complète notre démonstration de la naissance d’une catégorisation à la fin du Moyen Âge. L’extension de la prose est aussi liée à la naissance d’une conception mémorielle de cette littérature22, qui va participer encore à confondre les matières. Comme on le sait, la prose apparaît dès le xiiie siècle, elle s’impose alors surtout dans des créations originales, qui ne remanient pas toujours des œuvres antérieures23. Les premiers romans en prose se rattachent à la matière arthurienne et se constituent en cycles, c’est le monde arthurien dans sa globalité, depuis ses origines jusqu’à sa chute, qui est pris en compte, et non plus des personnages ou des épisodes bien spécifiques. Les remanieurs mettent ensuite en prose les chansons de geste, les romans arthuriens, les romans antiques et les romans d’aventure sur la commande d’un seigneur ou d’un grand bourgeois24. Ils adaptent une forme, une langue et un récit devenus archaïques :
Qui d’armes, d’amours25, de noblesse et de chevalerie, vouldra ouir beaux mos et plaisans racompter, mecte painne et face silence ou lise, qui lire vouldra, et il pourra veoir, savoir et apprendre, comment Aimery de Beaulande conquist par sa proesce la cité de Nerbonne, […] que depuis tint Guillaume, son filz, comme l’istoire, qui n’est mie messongiere, devisera en ce livre, se dieu donne par sa grace que je le puisse translater de vielle rime en telle prose. Car plus volentiers s’i esbat l’en maintenant qu’on ne souloit, et plus est le laingage plaisant prose que rime ; ce dïent ceulx, auxqueulx il plaist et qui ainsi le veulent avoir (Guillaume d’Orange en prose)26.
246Ainsi, une sorte d’idéologie commune fond les différentes matières, celle de l’exaltation et de la nostalgie d’un passé littéraire, d’« anciennes histoires27 » : « Très renommé et vertueux prince Philippe duc de Bourgogne a dès long-temps accoutumé de journellement faire devant lui lire les anciennes histoires » (prologue de l’Histoire abrégée des Empereurs, de David Aubert pour Philippe le Bon en 1457)28. C’est la naissance d’une première conception mémorielle et rétrospective autour de cette littérature, qui invite le lecteur à imiter les destinataires privilégiés que sont le roi ou le prince29. À la fin du xve siècle, face au modèle italien influent et à l’essor de l’humanisme, s’affirmera une volonté d’illustrer la langue vulgaire et d’honorer la « nation30 ». À côté des modèles de l’Antiquité, les Grands Rhétoriqueurs font aussi l’éloge de leurs prédécesseurs français et rappellent le mythe de l’origine troyenne des Francs31.
En outre, on observe une véritable pratique de collecte (au sens de la collectio antique) autour des romans de chevalerie qui forment un groupe distinct à l’intérieur des bibliothèques de prestigieux commanditaires à la fin du Moyen Âge32. Ces mécènes ne se contentent pas de conserver et de moderniser les beaux volumes hérités de leurs ancêtres, ils font également exécuter de nouvelles copies luxueuses et enluminées, commandent des mises en prose et des mises en cycles de ces « anciennes histoires ». Leurs noms ou d’autres marques de propriété (devises, emblèmes ou monogramme), ainsi que la localisation de leurs manuscrits apparaissent sur les premiers ou les derniers feuillets, autant de preuves d’une pratique 247passionnée de la compilation33 dirigée vers une catégorie littéraire plus large mêlant les diverses matières. Par ailleurs, l’inventaire de la bibliothèque de Philippe le Bon, dressé par le garde-joyaux Jacques de Brégilles en 146934 propose un classement en neuf sections, dont trois nous intéressent : les Livres de gestes, Livres de ballades et d’amours et Croniques de France. Les Livres de gestes mêlent indifféremment les œuvres des trois matières bodéliennes35, supprimant les distinctions originelles. On découvre aussi des romans de chevalerie médiévaux dans les sections Livres de ballades et d’amours36 et Croniques de France37, ce qui souligne la perméabilité de la frontière générique avec l’histoire et la proximité des « armes » et de « l’amour ».
Le discours critique sur ces textes tend également à unifier les matières à travers l’énumération des lectures interdites. On peut le rapprocher de l’usage de la liste ou de l’anti-liste, très fréquent au xvie siècle, on le verra, au moment des premières réflexions théoriques sur le roman. Dans le Miroir du monde, un traité encyclopédique des vices et des vertus composé vers 1270, l’auteur anonyme range les matières de Bretagne et de France en une même catégorie :
Chil sont fol qui rient et trueffent devant le corps Jesus Christ et sa douche mere […] et chil qui onques ne truevent courte messe ne longe fable, qui plus volontiers oent de Perceval ou de Rolant et d’Olivier, et juent as tables ou as dés, ou vont veoir I sot ou I singe ou I enfaumenteur, u maint grans pechiés gist38.
De même, dans sa traduction en anglo-normand du Dialogue de saint Grégoire terminée en 1212, Angier, moine d’Oxford, déplore que :
248Les fables d’Artur de Bretaigne
E les chansons de Charlemaigne
Plus sont cheries e meins viles
Qe ne soient les Evangiles.
Plus est escouté li jugliere
Qe ne soit saint Pol ou saint Piere39.
La lecture des romans chevaleresques, qui commencent à être catégorisés ici, est donc ramenée au rang de « grans pechiés » aux côtés des activités de divertissement. Cette condamnation apparaît également dans Le Songe du vieil pèlerin, un texte allégorique et didactique écrit en 1389, dans lequel Philippe de Mézières décrit les coutumes de l’Europe et du Proche Orient à l’attention du jeune roi Charles VI :
Et pource est il expedient, Beau Filz, pour ton govuernement, que tu (te) doyes garder de toy trop delicter es escriptures qui sont aprocrifes, et par espicial des livres et des romans qui sont rempliz de bourdes et qui attrayent le lysant souvent a impossibilite, a folie, vanite et pechie, comme les livres des bourdes de Lancelot et semblables40.
L’aspect récréatif et mensonger est violemment condamné par l’auteur qui qualifie la littérature de fiction de « livres des bourdes », moins dans le sens de plaisanteries que de tromperies. Quelques pages plus loin, il plaidera pour l’expulsion du royaume des « heraulx et controuveurs de bourdes, qui sont condempnez en la loy divine par ta mere sainte eglise » et « en la sainte escripture reprouvez41 ». Pour lui, toute littérature qui ne serait pas édifiante doit être censurée. C’est ainsi que se dessine nettement les contours d’une catégorisation au sein du discours critique médiéval42.
En bref, il est illégitime de restreindre l’invention du « vieux » roman de chevalerie aux temps de l’imprimerie. Un processus de catégorisation est déjà lancé, qui va trouver son achèvement grâce au nouveau médium et à la naissance de l’historiographie littéraire.
249De la catégorisation à l’invention d’un genre
Parallèlement à la survivance d’une circulation manuscrite, les premières presses apparaissent tardivement en France, vers 1470. Sous la pression des importations allemandes et italiennes, les imprimeurs lyonnais se tournent les premiers vers les textes en langue vulgaire autour de 1473-1474, un marché qu’ils domineront jusqu’en 1490, avant d’être supplantés par les presses de Paris et Rouen43. Ils trouvent, dans les romans de chevalerie notamment, une littérature divertissante qui se prête aisément à la commercialisation. Les manuscrits sont loués auprès des bibliothèques seigneuriales ou des maisons nobles, avant d’être remaniés par des clercs pour l’impression44. Le passage progressif au livre imprimé constitue ainsi une nouvelle étape dans la construction du roman de chevalerie. Ses caractéristiques homogénéisantes se répartissent à nouveau entre la mise en livre, la mise en texte et le lecteur.
Mise en livre
Dans le livre imprimé, la pérennisation du phénomène de catégorisation des matières apparait d’abord à travers la mise en livre. Une homogénéité matérielle se met en place pour l’impression de ce corpus des romans médiévaux et plus généralement pour la littérature en langue vulgaire. Le format, les caractères typographiques (le gothique est privilégié alors même que les caractères romains dominent le nouveau médium), les titres, la modernisation de la langue ou l’organisation du 250texte sont autant de caractéristiques communes à ces imprimés. Les repères génériques se renforcent : l’image devient un marqueur autonome du genre, avec des bois gravés aux scènes typiques et reconnaissables, parfois réutilisés d’une édition à l’autre, sans lien aucun avec le contenu du chapitre. On verra parfois des rubriques se concentrer sur les scènes épiques ou mettre en exergue les scènes amoureuses, signe de l’influence progressive du récit sentimental sur les romans de chevalerie45. Un système d’échos entre l’illustration et les rubriques se met en place, dans lequel des thématiques privilégiées et récurrentes fonctionnent comme des signes génériques (les duels, batailles, sièges, assauts, voyages en bateau etc.). Les tables deviennent plus fréquentes dans les imprimés, le nouveau support offrant ainsi la possibilité d’une pratique sélective des lectures chevaleresques.
Une nouveauté développée par l’imprimerie est la page de titre, généralement absente des incunables et qui apparaît surtout à partir du xvie siècle. Celle-ci constitue, pour les imprimeurs-libraires et dans une perspective commerciale, le lieu d’accroche privilégié du lecteur. Dans la continuité des manuscrits tardifs, les titres des imprimés conservent la mention « livre » ou « histoire », plutôt que « roman », et introduisent parfois celle de « chronique », associée au nom du héros principal, ce qui souligne à nouveau la confusion avec l’histoire, l’hagiographie ou encore la biographie. Le titre long est souvent préféré et contient plusieurs topoï des prologues, comme la prétention à la vérité historique (par le choix des termes « histoire » ou « chronique » de plus en plus privilégiés), le didactisme chevaleresque, le divertissement, la mise en mémoire du passé ou encore la traduction intralinguale46. La page de titre devient ainsi un autre marqueur générique d’une catégorie plus large de textes 251mêlant les différentes matières médiévales autour des mêmes pratiques éditoriales et commerciales. C’est là que se reflètent aussi l’évolution des goûts des lecteurs, l’apparition de nouvelles influences littéraires (comme celle du récit sentimental47) et la réception critique puisqu’on y lit les principaux arguments qui condamnent ou défendent les romans au sein des premières réflexions théoriques. Elle constitue enfin le témoignage des collaborations nouées au sein de l’atelier d’imprimerie, qui s’expriment à travers diverses signatures plus ou moins explicites : celles du libraire, de l’imprimeur, du traducteur, de l’administration du pouvoir à travers le privilège royal, et plus tard de l’auteur48.
Le prologue constitue lui aussi un lieu d’accroche du lecteur et un autre marqueur générique. Les topoï des prologues des mises en prose tardives sont recyclés en fonction de différents facteurs49. On notera par exemple une réactualisation renforcée de la prétention à la vérité historique, avec le recours à un vocabulaire spécialisé (histoire, historiographie, historiographe, chronique, chroniqueur, etc.). L’apparition d’un nouveau topos est à mentionner, notamment dans les prologues ajoutés par l’instance éditoriale : celui de l’éloge du nouveau support textuel, le livre imprimé. Il souligne la conscience, chez l’imprimeur-libraire, d’un statut qui le distingue des figures auctoriales qui l’ont précédé dans la transmission de l’œuvre.
Pour finir sur la mise en livre, il nous faut comparer les caractéristiques génériques des « vieux romans » à ceux des « nouveaux romans ». Il 252s’agit de romans de chevalerie renaissants qui se développent à partir de 1540 (Amadis en est le précurseur) dans un contexte de renouvellement de la littérature chevaleresque et de promotion de la langue, soutenu par les élites politiques. Au plan matériel, les « nouveaux romans » font renaître le prestige des premières éditions de romans de chevalerie, qui se présentaient sous la forme de somptueux in-folio aux bois spécifiques. Cette dynamique de continuité se manifeste jusque dans le titre : « […] le premier livre de Amadis de Gaule qui traicte de maintes adventures d’Armes et d’Amours, qu’eurent plusieurs Chevaliers et Dames […]50 ». La devise médiévale qui fonctionnait déjà comme un marqueur générique est récupérée afin d’intégrer les « nouveaux romans » à cette catégorie générale des romans de chevalerie. On la retrouve dans les titres et les prologues51 des « nouveaux romans » jusqu’au xviie siècle alors qu’elle n’est curieusement présente dans aucun titre de « vieux roman » imprimé. Elle est donc toujours perçue, à la Renaissance, comme un marqueur générique et relaye une certaine nostalgie pour l’ancienne chevalerie médiévale. En même temps, par la référence au thème de l’amour, elle ne contredit pas la volonté de ces textes de renouveler la matière chevaleresque, ce qui implique l’influence du récit sentimental. Cela expliquerait pourquoi cette devise est surtout récupérée à partir de 1540 et recyclée dans les paratextes renaissants et le discours critique52 en intégrant les données nouvelles du genre en construction. Mais les 253« nouveaux romans » se démarquent aussi de leurs prédécesseurs par une caractéristique différentielle majeure : les caractères typographiques romains53, généralement réservés aux ouvrages pour doctes et lecteurs avertis, un moyen judicieux de faire entrer ces textes dans le panthéon de la littérature humaniste. Quant à leurs prologues, ils reprennent, dans une volonté de continuité, les topoï des romans médiévaux, parallèlement à un discours prescriptif inédit. Celui-ci se développe en réponse aux attaques des détracteurs et aux premières réflexions théoriques sur le roman, dont nous reparlerons. Enfin, ces attaques ont tendance à confondre plus qu’à distinguer vieux et nouveaux romans, les détracteurs percevant ainsi clairement la dynamique de continuité qui les lie54.
Mise en texte
Au plan de la mise en texte, la pérennisation du phénomène de catégorisation est d’abord visible à travers les pratiques de remaniement. Là où les remanieurs de la fin du Moyen Âge mettaient l’accent sur le dérimage des textes, la nouvelle instance renaissante fait passer au premier plan le renouvellement de la langue. Il tient une place essentielle dans le paratexte de l’imprimé et apparaît aussi bien sur les pages de titre que dans les privilèges ou les prologues. Ces derniers décrivent une langue-source devenue incompréhensible, voire étrangère, par opposition au « vulgaire langage francoys55 ». Paradoxalement, certains archaïsmes, qu’ils soient lexicaux, grammaticaux ou syntaxiques, plutôt que d’être traduits, sont conservés et expliqués par souci philologique 254et stylistique56. Cette hésitation entre continuité et rupture caractérise le transfert de cette « vieille » littérature chevaleresque à la Renaissance. Ces archaïsmes constituent une « marque de fabrique », un marqueur de catégorisation et un argument commercial.
Au plan narratologique, remanieurs et éditeurs adaptent les romans médiévaux à l’époque et au public visé. On le sait, le roman médiéval fonctionne sur la dichotomie semblance/senefiance : la quête d’une transcendance est superposée à l’aventure individuelle. Mais dès la fin du Moyen Âge et au xvie siècle, le roman « devient romanesque au sens moderne et commun du mot. […] aucun enjeu transcendant n’est plus impliqué par l’aventure individuelle, réduite à une étape dans la conquête par le héros de l’amour et du bonheur57 ». En outre, sous l’influence de l’unification des matières et de l’esthétique de totalisation, les textes adoptent de plus en plus une démarche cyclique : les aventures et les personnages se multiplient, les tranches de vie s’allongent, et les épisodes biographiques deviennent des généalogies. L’entrelacement, employé de manière modérée chez Chrétien de Troyes, est utilisé à foison afin de permettre au lecteur de suivre les aventures parallèles et souvent interminables des chevaliers. De manière générale, les textes privilégient une vision renaissante du décor des « vieux romans ». Les personnages et l’action sont redessinés selon l’esprit du temps58 et les références à la mythologie gréco-latine sont fréquentes, à l’image des textes littéraires du xvie siècle. Enfin, 255on observe une fois encore la contamination de ces textes par d’autres genres, qui constitue toujours une caractéristique commune. Le roman de chevalerie dialogue aux plans narratif et stylistique, non seulement avec l’histoire mais aussi avec différents genres, dont nous avons déjà relevé l’influence réciproque au Moyen Âge. Avec le développement de l’imprimerie, ces interférences vont aussi s’illustrer au plan des pratiques éditoriales. Ce sont les mêmes imprimeurs-libraires qui publient la littérature chevaleresque et ses genres connexes. On retrouve donc des présentations matérielles similaires propres au roman de chevalerie permettant de renforcer sa catégorisation (à travers les frontispices, les pages de titre, les initiales ornées, la mise en page, la structure, les caractères typographiques et les bois réemployés). Un autre apport majeur à la Renaissance est, on l’a vu, celui du récit sentimental59, qui se développe en France à partir des années 1520 sous l’influence de textes traduits de l’italien et de l’espagnol60. Le motif de l’amour, qui a évolué depuis l’amour courtois, prend le pas sur les faits chevaleresques. Ainsi, « vieux » et « nouveaux romans » subissent cette influence aux plans narratif, stylistique et matériel, et certaines éditions chevaleresques vont jusqu’à adopter une présentation propre aux récits sentimentaux.
Le lecteur
Reste à interroger le pôle du lecteur61, dont le rôle est essentiel dans l’invention du roman de chevalerie. La compilation de ces textes se 256prolonge après le Moyen Âge et les inventaires, les marques de possession ou les témoignages montrent qu’ils continuent de former un ensemble homogène dans les bibliothèques. En témoigne par exemple les habitudes du roi Charles ix rapportées par Arnaud Sorbin : « Tantost [le roy] se faisoit lire ou des vers françois ou les Annales de France ou Giron le Courtois, quelquefois des anciens historiens62 ». La conception mémorielle de ces textes, présente dès la fin du Moyen Âge, existe toujours. Elle donnera son nom aux « vieux romans » dans le discours critique renaissant ou dans les paratextes à partir de 1540, par opposition aux « nouveaux romans ». Ces lectures continuent donc de former une catégorie plus ou moins homogène que les catalogues ou les inventaires de bibliothèques tentent parfois d’organiser, comme par exemple ceux de la librairie royale63. Dans l’inventaire qu’il dresse durant la seconde moitié du xvie siècle, Jean Gosselin mentionne, pour la partie « Haute librairie », un « Catalogue des historiens et des gestes des Françoys » recensant principalement la matière de France. La partie « Basse librairie » propose un « Catalogue des historiens françoys de la basse librairie » composé des matières de France, de Rome, de Bretagne et d’autres romans d’aventure (tels que Mélusine) suivi d’un « Catalogue des historiens fabuleux » contenant la matière arthurienne mais aussi la matière de France. Les nombreux doublons de ces références littéraires confirment que les recenseurs peinent à les organiser, l’histoire se confondant avec la fiction. Mais la conscience instinctive d’une catégorie plus large, celle du roman de chevalerie, est 257déjà perceptible et se trouve renforcée à la Renaissance par des facteurs matériels, commerciaux, idéologiques et herméneutiques. Une nouvelle étape est franchie en 1585 : dans sa Bibliothèque, à la fin de son article Roman anciens et nouveaux, le bibliographe Antoine Du Verdier fournit une liste de romans de chevalerie composée de romans arthuriens, de chansons de geste, de romans d’aventure et de romans de chevalerie renaissants, preuve que le processus d’uniformisation des matières est arrivé à son terme64.
Le discours critique renaissant65 sur les « vieux », puis les « nouveaux romans » prolonge la catégorisation entamée au Moyen Âge. La mauvaise réputation de ces textes, qui peinent à être compris et remis dans leur contexte, se maintient et se renforce tout au long du xvie siècle. À une époque où les humanistes rattachent le Moyen Âge aux « ténèbres gothiques », ils sont opposés de manière générale au renouveau des lettres, même si les « nouveaux romans » sont un temps considérés par leurs défenseurs comme un renouvellement de la matière chevaleresque. On passe de la suspicion à la dénonciation ouverte, pour aboutir, à l’aube du xviie siècle avec le Don Quichotte de Cervantès, à la parodie du genre66 qui ne séduit plus qu’à travers ce registre. Dans le « Proesme du translateur » de l’Histoire Aethiopique 258de Heliodore par Jacques Amyot67, le gouffre est bien visible entre les romans de chevalerie, ses auteurs, ses lecteurs, et les représentants de l’âge d’or humaniste :
Et au contraire la plus grande partie des livres de ceste sorte, qui ont anciennement esté escrits en nostre langue, oultre ce qu’il n’y a nulle erudition, nulle cognoissance de l’antiquité, ne chose aucune (à brief parler) dont on peust tirer quelque utilité, encore sont ils le plus souvent si mal cousus et si esloignes de toute vraysemblable apparence, qu’il semble que ce soyent plus tost songes de quelque malade resvant en fievre chaude, qu’inventions d’aucun homme d’esprit, et de jugement68.
Les griefs récurrents des lettrés contre les romans de chevalerie permettent de dessiner les contours d’une catégorisation : de manière générale, ils sont condamnés pour leur vanité, leur archaïsme, leur caractère mensonger et leur moralité douteuse. Le discours critique présente lui-même des caractéristiques formelles et stylistiques prolongeant cette homogénéisation. On pense par exemple à l’usage de la liste ou de l’anti-liste de livres, particulièrement fréquent au xvie siècle, ou au motif inédit, récurrent et évolutif du « tas », qui deviendra « fatras » de livres69. Ainsi, sur le mode de l’énumération plutôt que de l’anti-liste, Montaigne accuse les « vieux romans » de vanité et d’inutilité lorsqu’il les compare à son livre d’enfant favori :
259Le premier goust que j’eus aux livres, il me vint du plaisir des fables de la Metamorphose d’Ovide. Car, environ l’aage de sept ou huict ans, je me desrobois de tout autre plaisir pour les lire ; d’autant que cette langue estoit la mienne maternelle, et que c’estoit le plus aysé livre que je cogneusse, et le plus accomodé à la foiblesse de mon aage, a cause de la matiere. Car des Lancelot du Lac, des Amadis, des huons de Bordeaus, et tel fatras de livres a quoy l’enfance s’amuse, je n’en connoissois pas seulement le nom, ny ne fais encore le corps, tant exacte estoit ma discipline70.
La lecture de telles œuvres devient une activité puérile et vaine, qui n’intéresse pas les lettrés71. Mais les attaques les plus virulentes apparaissent chez les moralistes dans des traités pédagogiques ou parénétiques qui tentent de censurer la littérature chevaleresque et plus généralement la littérature de fiction, pour mensonge et propagation des vices. En 1532, dans L’Esperon de Discipline, Antoine de Saix souhaite rétablir dans le droit chemin les lectures des jeunes gens. Il utilise indiscutablement ici le procédé de l’anti-liste de livres :
J’estimerois que ignorants n’eussent loy
Que d’imprimer le Compte Meleusine, […]
Jehan de Paris, Godefroy de Billon,
Artus le preux, ou Fierebras le quin,
Tous les Vaillans, & Bertrand du Clecquin,
La Maguelonne & Pierre de Provence,
Le Pérégrin pour fraische souvenance,
Ou Scelestine, ou le Perceforest,
Roland, Maugis, Dardaine la forest, […]
Ce sont traitez qu’on ne doibt estimer
Sçavantz ou non les peuvent imprimer.
Mais à cella qui concerne la Loy
Mettre on n’y doibt que gens de bon alloy72.
On le voit, les romans de chevalerie médiévaux ne font pas partie des lectures moralement recommandables, des « bonnes lettres » vers 260lesquelles l’auteur, dès son titre, promet de guider le lecteur (L’esperon de discipline pour inciter les humains aux bonnes lettres, stimuler a doctrine, aimer a science, inviter a touttes bonnes œuvres vertueuses et moralles […]). Il n’oublie pas de condamner aussi ceux qui les impriment, dont il critique l’ignorance.
Le discours prescriptif sur les romans de chevalerie permet aussi leur catégorisation, dans le contexte des premières réflexions théoriques sur le roman. Si l’absence de discours théorique avait jusqu’alors favorisé la confusion entre les genres, ces réflexions vont tracer des frontières plus strictes et renforcer la catégorisation des romans de chevalerie. Face aux nombreux détracteurs qui condamnent la littérature de fiction et devant le grand succès des Amadis, on se questionne sur l’identité, les fonctions et la légitimité des romans pour lesquels il n’existe pas de théorie. Les lettrés français vont donc adapter les théories antiques du récit fictionnel au roman de chevalerie médiéval et renaissant73. Face aux attaques multiples des détracteurs, les traducteurs et les préfaciers des différents livres d’Amadis élaborent une véritable défense du roman de chevalerie, soutenue, on l’a dit, par les élites politiques dans un contexte de promotion de la langue et de la littérature française. Ce mouvement prescriptif pérennise la catégorisation et la construction du genre puisqu’il concerne les romans de chevalerie anciens et nouveaux. En 1549, Joachim Du Bellay, dans sa Défense et illustration de la langue française, fait l’éloge de l’Arioste et encourage le poète français renaissant à puiser dans la vieille littérature chevaleresque74. Dans son Art Poétique de 1555, Jacques Peletier du Mans recommande au poète renaissant l’inspiration de « noz Rommans », dont il admire la technique et le procédé d’entrelacement75. Ronsard encore, dans la seconde préface de la Franciade publiée en 1572, souligne l’importance des « vieux romans » en comparant le fond patrimonial littéraire français à celui dans lequel 261a puisé Homère76. La littérature chevaleresque du Moyen Âge présente alors un intérêt au plan de l’histoire de la langue et de la littérature. Pour la première fois, les historiens littéraires comme Étienne Pasquier ou Claude Fauchet soulignent la valeur des romans médiévaux catégorisés comme les « antiquitez françoyses ». On voit également naître les premières bibliothèques et bibliographies en français, représentées par La Croix du Maine et Du Verdier, dont on a précédemment évoqué la liste de romans de chevalerie.
Le patrimoine (patrimonium, les biens hérités du père) est « ce qui est considéré comme un bien propre, comme une propriété transmise par les ancêtres77 ». Par conséquent, la patrimonialisation, terme technique récent, serait la prise de conscience d’un héritage commun, ici une production littéraire, et sa réalisation à travers la compilation, la conservation et la transmission. Nous avons évoqué la naissance d’une conception mémorielle de la littérature au xve siècle : les « anciennes histoires », dont la portée est déjà collective, fédératrice, rassemblent autour d’un concept social, l’idéal chevaleresque, tout en devenant un objet qu’on collationne. Ces premières démarches d’historiographie littéraire s’amplifient à la Renaissance comme l’ont montré les travaux d’Emmanuelle Mortgat-Longuet, qui cite par exemple un texte peu connu et marginal à son époque, le Champ fleury de Geofroy Tory78. À travers une démarche philologique qu’il transpose à la littérature française, Tory compare, faisant à nouveau usage du procédé de la liste, les auteurs médiévaux aux auteurs antiques et prône un retour aux textes anciens français, témoignant « d’une volonté de restaurer, avec science, ce patrimoine79 ». Couplé à la reconnaissance de la langue française, ce 262patrimoine participe en effet d’une volonté de construire et de promouvoir une identité « nationale80 », notamment face aux puissances concurrentes. Ces textes, qu’on collecte et rassemble toujours, deviennent les représentants d’une puissance politique, linguistique et culturelle et des objets d’étude et de réflexion. L’imprimerie et les pratiques éditoriales jouent un rôle fondamental dans ce processus, révélant une véritable dynamique d’influences entre éditeurs, lecteurs et discours critique renaissant.
Conclusion
Même si le xvie siècle marque l’aboutissement d’une catégorisation littéraire entamée dès le Moyen Âge, les contours du corpus chevaleresque restent flous au contact d’autres « catégories », elles aussi en pleine évolution. Par ailleurs, celui-ci est loin d’être figé : plusieurs romans de la matière antique ou arthurienne sont progressivement abandonnés, tandis que se multiplient les traductions de romans espagnoles et italiens. À la fin du xvie siècle, il se resserre autour d’une quarantaine de titres (contre 70 dans la période la plus foisonnante), dont seulement une vingtaine passera le premier tiers du xviie siècle81. Le roman de chevalerie se cherche, profondément marqué par un paradoxe qui lui rend la tâche bien difficile : il se construit entre rupture et continuité, soumis à la fois à l’héritage médiéval et aux influences renaissantes et 263humanistes, à une époque où le discours théorique et critique demeure instable82. C’est bien là le propre du roman, qui s’impose dès l’origine comme un genre « amorphe ».
Gaëlle Burg
Université de Bâle
1 La première attestation de la formule est attribuée à Charles Sorel dans son Berger extravagant en 1627. Voir F. Vieilliard, « Qu’est-ce que le “roman de chevalerie” ? Préhistoire et histoire d’une formule », Mémoire des chevaliers, édition, diffusion et réception des romans de chevalerie du xviie au xxe siècle, éd. I. Diu et alii, Paris, École des chartes, 2007, p. 11-33, ici p. 12-13.
2 Ces premières réflexions françaises, qui rappellent les querelles sur l’Orlando Furioso de l’Arioste en Italie, ne constituent pas encore une véritable théorie du roman. Pour cela, il faut attendre 1670 et le Traité de l’origine des romans de Pierre-Daniel Huet.
3 R. Chartier, « Du livre au lire », Sociologie de la communication, 1, 1997, p. 271-290.
4 F. Gingras, Le Bâtard conquérant. Essor et expansion du genre romanesque, Paris, Champion, 2011 (voir en particulier le chapitre 4).
5 R. Trachsler, Disjointures-conjointures : étude sur l’interférence des matières narratives dans la littérature française du Moyen Âge, Tübingen et Basel, Francke, 2000.
6 Sur la notion de genre au Moyen Âge et à la Renaissance, outre l’ouvrage cité de F. Gingras, voir P. Zumthor, Essai de poétique médiévale, Paris, Seuil, 1972 ; P. Zumthor, La Notion de genre à la Renaissance, Genève, Slatkine, 1984 ; H. R. Jauss, « Littérature médiévale et théorie des genres », Théorie des genres, éd. G. Genette, H. R. Jauss, J.-M. Schaeffer, Paris, Seuil, 1986, p. 37-76.
7 C’est une opposition entre histoire vraie ou histoire vraisemblable d’un côté, et fable de l’autre, que retiennent les auteurs médiévaux, ce qui ouvre la catégorie « histoire » à des récits fictionnels mais recherchant la vraisemblance. Voir l’analyse de F. Montorsi, L’Apport des traductions de l’italien dans la dynamique du récit de chevalerie (1490-1550), Paris, Classiques Garnier, 2015, « Le roman et le genre historique », p. 88-97 ; et l’ouvrage de B. Guenée, Histoire et culture historique dans l’Occident médiéval, Paris, Aubier-Montaigne, 1980, p. 19. Voir aussi, sur la proximité histoire / fiction au Moyen Âge, M. Stanesco, M. Zink, Histoire européenne du roman médiéval, Paris, PUF, 1992, p. 160 ; et à la Renaissance, L. Febvre, Le Problème de l’incroyance au xvie siècle, Paris, A. Michel, 2003 (1re éd. 1942), p. 404 et suivantes. Voir enfin D. Poirion, « Romans en vers et romans en prose », Grundriss der Romanischen Literaturen des Mittelalters, éd. J. Frappier, R. Grimm, Heidelberg, Winter, 1978, vol. 4, t. I, p. 74-81, ici p. 76 : il rappelle le développement de préoccupations historiques très marquées à la fin du Moyen Âge, qui ont permis aux particularités de la littérature historique (comme la prose) de s’imposer à la littérature de fiction.
8 Voir E. Gaucher, La Biographie chevaleresque. Typologie d’un genre, Paris, Champion, 1994.
9 M. Szkilnik (éd.), Idylle et récits idylliques à la fin du Moyen Âge, Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 20, 2010, p. 7-123.
10 La plaisante et amoureuse hystoire du chevalier Doré, et de la pucelle surnommée Cueur d’acier, Paris, Denis Janot, 1541.
11 G. Doutrepont, Les Mises en prose des épopées et des romans chevaleresques du xive au xvie siècle, Bruxelles, 1939, Genève, Slatkine, 1969. Voir surtout le prolongement de ses travaux : M. Colombo Timelli et alii (éd.), Nouveau répertoire de mises en prose (xive – xvie siècle), Paris, Classiques Garnier, 2014.
12 Rappelons que l’invention de ce terme controversé revient à H. Hatzfeld. Voir son Literature through art. A new approach to french literatur, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 2018 (1re éd. 1952).
13 Voir A. Lorian, Tendances stylistiques dans la prose narrative française au xvie siècle, Paris, Klincksieck, 1973.
14 D. Bohler montre bien comment ce topos, véritable anecdote de lecteur, devient une scène de genre dans les prologues des remaniements tardifs, « où le livre devient un objet désiré, au milieu d’autres livres » (« Le lecteur inscrit dans le projet du livre : le roman chevaleresque et son prologue, du manuscrit aux imprimés », Le Goût du lecteur à la fin du Moyen Âge, éd. D. Bohler, Paris, Le Léopard d’Or, 2006, p. 293-305, ici p. 304). M. Bideaux note également que « le topos du manuscrit trouvé à Constantinople (ou, plus généralement en Orient) est, depuis Tirant le Blanc, présent dans la plupart des romans de chevalerie où il sert moins à accréditer une fiction qu’à signifier un genre. L’imprimerie ne fait qu’accroître ce prestige de l’écrit et, au xvie siècle, les souverains d’Angleterre doivent même avertir que le privilège royal ne cautionne pas nécessairement le contenu du livre » (voir Amadis de Gaule, éd. M. Bideaux, Livre I, Paris, Champion, 2006, p. 172-173, note 2).
15 Comme le montre C. Pickford, ces textes apparaissent comme de véritables manuels de chevalerie (L’Évolution du roman arthurien en prose vers la fin du Moyen Âge, Paris, Nizet, 1960, chapitre 6 « Le roman, manuel de chevalerie », p. 264-271). On peut citer l’exemple particulièrement représentatif du prologue du Lancelot publié par Antoine Vérard (voir M. B. Winn, Antoine Vérard, Parisian Publisher, 1485-1512, Prologues, Poems and Presentations, Genève, Droz, 1997, p. 307-310).
16 C. Pickford signale le double-sens du mot « livre » (contenu ou contenant) tout au long du Moyen Âge, et sa fréquence aux xive et xve siècles comme synonyme du mot « roman ». « Livre » est aussi employé dans le sens de tome, volume, ou dans celui de la copie manuscrite d’un roman (L’Évolution du roman arthurien en prose, p. 129-134). Notons aussi la confusion, du Moyen Âge à la Renaissance, entre l’histoire et la fiction épique, autrement dit entre la chronique et le roman de chevalerie (voir Montorsi, L’Apport des traductions de l’italien, « Le roman et le genre historique », p. 88-97).
17 Voir P. Mounier, « Les sens littéraires de roman en français préclassique », Le Français préclassique, 8, 2004, p. 157-182 et Le Roman humaniste. Un genre novateur français, 1532-1564, Paris, Champion, 2007, p. 41-76.
18 Voir l’article de D. Quéruel, « La naissance des titres : rubriques, enluminures et chapitres dans les mises en prose du xve siècle », Claude Lachet (dir.), À plus d’un titre. Les titres des œuvres dans la littérature française du Moyen Age au xxe siècle, Lyon, CEDIC – Université Jean Moulin – Lyon 3, 2000, p. 49-60, ici p. 54-56.
19 Quéruel, « La naissance des titres », p. 56.
20 E. Poulain-Gautret a très bien montré, dans le cas d’un imprimé (mais cela est déjà valable dans les manuscrits du xve siècle), que le système de repérage textuel repose sur une logique formelle plutôt que thématique, basée sur la reconnaissance d’un cadre générique : voir « Bandeaux, images, chapitres : l’organisation du récit dans un incunable épique », Ateliers, 30, 2003, p. 53-61.
21 Notons que la notion, due à H. R. Jauss, d’horizon d’attente du lecteur médiéval est aujourd’hui fortement remise en question par la critique. Mais il reste néanmoins possible de rassembler, à partir des pratiques textuelles, certaines informations autour de ce lecteur hypothétique.
22 « Mais la mise en prose […] ne se veut rien d’autre qu’une traduction. Elle est conservatrice d’une activité littéraire qu’elle considère comme achevée et passée, qu’elle admire de l’extérieur, dont elle cherche à donner une idée à un public moderne plus qu’elle ne prétend la faire sienne et la poursuivre » (M. Zink, Littérature française du Moyen Âge, Paris, PUF, 2014, p. 328-329).
23 Notons cependant que le premier phénomène de mise en prose apparaît dans l’Histoire du saint Graal et le Merlin attribués à Robert de Boron et qui datent du début du xiiie siècle.
24 G. Doutrepont a fait l’inventaire de ces commanditaires de la fin du Moyen Âge (Les Mises en prose, « Pour qui l’on a fait des mises en prose », p. 414-441 ; voir aussi La Littérature française à la cour des ducs de Bourgogne, Paris, Champion, 1909).
25 On peut relever ici un autre marqueur de catégorisation : la devise « d’armes et d’amour » qui a été analysée par Michel Stanesco dans D’armes et d’amour, Orléans, Paradigme, 2002, p. 325-347.
26 BnF, français 796, fol. 1r-v.
27 C’est bien à une nostalgie sur les « anciennes histoires » que nous faisons référence, non pas à une nostalgie sur la chevalerie elle-même, qui, au contraire de ce qu’affirmait J. Huizinga, n’est pas en déclin à la fin du Moyen Âge. Nous renvoyons sur ce point à l’analyse de J. Flori dans La Chevalerie, Paris, Gisserot, 1998, p. 71-72.
28 Bibliothèque de l’Arsenal, ms. 5089, fol. Qr. Sur David Aubert, nous renvoyons à l’étude de R. E. F. Straub, David Aubert, escripvain et clerc, Amsterdam-Atlanta, Rodopi, 1995.
29 Cette incitation ne faiblira pas à la Renaissance. Voir encore une fois le prologue du Lancelot publié par Antoine Vérard (Winn, Antoine Vérard, p. 307-310).
30 Au sens de communauté d’hommes qui partagent une unité politique, historique, linguistique, culturelle, économique.
31 Voir E. Mortgat-Longuet, Clio au Parnasse. Naissance de l’« histoire littéraire française » aux xvie et xviie siècles, Paris, Champion, 2006, p. 30-36.
32 Comme Jacques d’Armagnac, Philippe le Bon ou Louis de Bruges (voir Pickford, L’Évolution du roman arthurien en prose, p. 278 et p. 280 ; Doutrepont, Les Mises en prose, p. 141-441 ; D. Quéruel, « Du mécénat au plaisir de lire : l’exemple de quelques seigneurs bourguignons et en particulier de Louis de la Gruthuyse », Le Goût du lecteur à la fin du Moyen Âge, p. 203-211).
33 Il faut rappeler que les romans de chevalerie médiévaux fonctionnent comme un miroir social et que ses héros sont perçus comme de véritables modèles, que la noblesse cherche à imiter jusqu’à la Renaissance.
34 J. Barrois, Bibliothèque protypographique ou librairies des fils du roi Jean, Paris, Strasbourg, 1830, p. vij.
35 À titre d’exemple, voici une liste non exhaustive des œuvres classées dans cette section : Clériadus, Guillaume d’Orange, Olivier de Castille, L’Histoire du Saint Graal, Guy de Warvich, Jason, Mélusine, Petit Jehan de Saintré, Gérard de Nevers, La Mort le roi Artu, Cent nouvelles nouvelles, Perceforest, Renaut de Montauban, Tristan, Méliadus, Guiron le Courtois, Les Sept sages de Rome, Lancelot (voir Barrois, Bibliothèque protypographique, p. 182-191).
36 Par exemple : Ogier le Danois, Merlin, Clamades, Guillaume d’Orange, Guillaume de Palerme (Barrois, Biblothèque protypographique, p. 191-204).
37 Par exemple : Gérard de Roussillon, Godefroi de Bouillon, Roman d’Alexandre (Barrois, Bibliothèque protypographique, p. 205-217).
38 Cité d’après l’article de Vieilliard, « Qu’est-ce que le “roman de chevalerie” ? », p. 17 (d’après le manuscrit Paris, BnF, français 1109, fol. 203r).
39 The Dialogues of Gregory the Great translated into Anglo-Norman French, éd. T. Cloran, Strasbourg, 1901, p. 12, v. 29-34.
40 Philippe de Mézières, Le Songe du Vieil Pelerin, éd. G. W. Coopland, Cambridge, Cambridge University Press, 1969, t. II, p. 220-221.
41 Philippe de Mézières, Le Songe du Vieil Pelerin, t. II, p 243-244.
42 Mentionnons également le prologue du Roman du comte d’Anjou de Jean Maillart (1316). Voir M. Jeay, Le Commerce des mots. L’usage des listes dans la littérature médiévale, Genève, Droz, 2006, p. 149-156.
43 Voir D. Coq, « Les débuts de l’édition en langue vulgaire en France : publics et politiques éditoriales », Gutenberg-Jahrbuch, 62, 1987, p. 59-72 ; H.-J. Martin et alii (éd.), Le siècle d’or de l’imprimerie lyonnaise, Paris, Chêne, 1972, « L’apparition du livre à Lyon », p. 31-43 ; H.-J. Martin, « Le rôle de l’imprimerie dans le premier humanisme français », L’Humanisme français au début de la Renaissance, Paris, Vrin, 1973, p. 81-91.
44 Rappelons que l’éditeur s’octroie naturellement le rôle du remanieur, dont il est le dirigeant. L’œuvre imprimée est ainsi le résultat d’un ensemble d’acteurs et de pratiques, véritable « création collaborative ». Certes, celle-ci n’apparaît pas avec l’imprimerie, les scriptoria médiévales s’inscrivant déjà dans un processus identique, mais une « écriture éditoriale » se développe dans le livre imprimé, qui participe plus concrètement, au même titre que le travail de l’auteur, à la fois de la genèse et du sens de l’œuvre (voir A. Réach-Ngô, L’Écriture éditoriale à la Renaissance. Genèse et promotion du récit sentimental français (1530-1560), Genève, Droz, 2013).
45 Voir S. Cappello, « L’édition des romans médiévaux à Lyon dans la première moitié du xvie siècle », Réforme, Humanisme, Renaissance, 71, 2011, p. 55-71.
46 Voir par exemple les titres suivants : Livre fait et composé à la perpetuation des vertueux faits et gestes de plusieurs nobles et vaillants chevaliers, qui furent au temps du roi Artus, compagnons de la Table Ronde, specialement à la louange de Lancelot du Lac (Rouen, Jean Le Bourgeois et Paris, Jean Du Pré, 1488) ; Histoire, contenant les grandes prouesses, vaillances, et heroiques faicts d’armes de Lancelot du Lac, Chevalier de la Table ronde, Divisée en trois livres, et mise en beau langage François. Avec briefs sommaires donnans au plus pres l’intelligence du tout, et une table des plus principales ou remarquables matieres y traictées (Lyon, Benoît Rigaud, 1591) ; Tresplaisante et récréative hystoire du trespreulx et vaillant chevallier Perceval le galloys jadis chevallier de la Table ronde. Lequel acheva les adventures du sainct Graal. Avec aulchuns faictz belliqueulx du noble chevallier Gauvain et aultres chevalliers estans au temps du noble Roy Arthus (Paris, Jean Longis, Jean Saint Denis et Galliot Du Pré, 1530).
47 S. Cappello (« L’édition des romans médiévaux à Lyon », p. 69) relève l’introduction de la dimension sentimentale dans le changement de titre de deux éditions successives du Galien Rhetoré : Galien rhetore noble et puissant filz du conte olivier de vienne per de France Contenant plusieurs merveilleuses victoires : tant en espaigne que en grece (Paris, Antoine Vérard, 1500) puis Les nobles prouesses et vaillances de Galien restaure fils de noble Olivier le marquis, et de la belle Iaquelinefille du roy Hugon empereur de Constantinople (Lyon, Claude Nourry, 1525).
48 Les statuts de l’auteur et du traducteur commencent à évoluer à partir de 1540, comme le montrent les prologues de traductions d’ouvrages en tous genres. On parle alors de l’« émergence d’une conscience littéraire » (voir F. Rigolot, « Clément Marot et l’émergence d’une conscience littéraire à la Renaissance », La Génération Marot. Poètes français et néo-latins (1515-1550), éd. G. Defaux Paris, Champion, 1997, p. 21-34) et d’une conquête progressive de l’autorité de l’auteur, notamment grâce à sa participation à l’entreprise éditoriale, lorsqu’elle a lieu de son vivant (voir A. Réach, « Du texte au livre, et retour : la production littéraire à la Renaissance, une création collaborative ? », Genesis, 41, 2015, p. 29-47, ici p. 45).
49 Sur ce propos, voir N. Cazauran, « Les romans de chevalerie en France entre exemple et recréation », Le roman de chevalerie au temps de la Renaissance, éd. M.-T. Jones-Davies, Paris, Touzot, 1987, p. 29-48.
50 Autres exemples : L’histoire palladienne, traitant des gestes et généreux faitz d’armes et d’amours de plusieurs grandz princes et seigneurs, spécialement de Palladien, filz du roy Milanor d’Angleterre, et de la belle Sélerine, soeur du roy de Portugal. Nouvellement mise en nostre vulgaire françoys, par feu Cl. Colet Champenois, Paris, Jan Dallier, 1555 ; Le quatorzième livre d’Amadis de Gaule : traitant des gestes & généreux faits d’armes & d’amours de plusieurs grands princes & seigneurs […] Nouvellement mis en français par Antoine Tyron, Anvers, Jean Waesbergue, 1574 ; Le Premier livre de l’histoire et ancienne cronique de Gerard d’Euphrate, duc de Bourgogne : traitant, pour la plus part, son origine, jeunesse, amours, & chevaleureux faits d’armes […] Mis de nouveau en nostre vulgaire françoys, Paris, Vincent Sertenas, 1549.
51 « Qui vouldra veoir maintes lances briser, / Harnois froisser, escuz tailler et fendre. / Qui vouldra veoir l’amant amour priser, / Et par amour les combatz entreprendre, / Viegne Amadis visiter et entendre » (dizain liminaire de Michel Le Clerc, « Aux lecteurs », livre I d’Amadis, (d’après l’exemplaire conservé à la Bayerische Staatsbibliothek de Munich sous la côte Res/2 P.o.hisp. 4-1, fol. aiir). Dans son Nouveau Tristan, Jean Maugin présente son œuvre ainsi : « Or est le sujet d’Armes et d’Amours, matière traitant de la fleur des Vertuz, tant hautes que basses […] » (Paris, Veuve Maurice de la Porte, d’après l’exemplaire conservé à la BnF sous la côte Res-Y2-70, fol. aiiv).
52 En 1583 dans L’Esté, Bénigne Poissenot écrit : « Quelle grace eussent peu trouver les Amadis envers le peuple François, nonobstant leur langage pur, net et fluide, si l’amour et les armes ne s’y trouvoient unis d’une liaison admirable ? » (Bénigne Poissenot, L’Esté, éd. G. A. Pérouse et M. Simonin, Genève, Droz, 1987, p. 213).
53 Les caractères gothiques ont été utilisés jusqu’à la fin du xvie siècle (vers 1580) pour imprimer les « vieux romans ».
54 Nous reportons ici un exemple donné par F. Montorsi (L’Apport des traductions de l’italien, p. 71), celui des Commentaires de Montluc : « Ne desdaignez, vous qui desirez suivre le train des armes, au lieu de lire des Amadis ou Lancellots, d’employer quelque heure à me cognoistre dedans ce livre. » (Blaise de Montluc, Commentaires. 1521-1576, éd. P. Courteault, Paris, Gallimard, 1964, p. 833).
55 Le privilège et le prologue du Perceval de 1530 opposent le « langaige non usité » à la « maternelle langue de France », de même ceux d’Ysaïe le Triste (Paris, Galliot du Pré, 1522) marquent la distinction entre le « vieil langaige » ou l’« estrange et maulvais langaige » et le « francoys ». Le travail du traducteur intralingual est donc fortement assimilé à celui du traducteur interlingual, comme lui, il retranscrit une langue étrangère dans une langue maternelle. Notons que pour ces deux exemples, les prologues ont été composés au xvie siècle en vue de l’édition.
56 Voir l’exemple du Perceval de 1530 dans l’article de M. Colombo Timelli (« Mémoire linguistique dans les réécritures arthuriennes des xve et xvie siècles », Temps et mémoire dans la littérature arthurienne, éd. C. Girbea, A. Popescu, M. Voicu, Bucarest, Editura universitii bucuresti, 2011, p. 261-281).
57 M. Zink, « Le roman de transition », Précis de littérature française du Moyen Âge, éd. D. Poirion, Paris, PUF, 1983, p. 298. Ainsi, un héros comme Perceval est un chevalier accompli et nommé dès le début de sa version imprimée, la perspective initiatique étant abandonnée. De même, le merveilleux tend à se rationnaliser : les fées sont des sorcières et les enchantements ou les dons contraignants sont démythifiés, comme par exemple le philtre du Tristan de Jean Maugin qui devient un aphrodisiaque. Voir notre article « De Chrétien de Troyes au Lancelot imprimé : la symbolique romanesque du Moyen Âge à la Renaissance », Vox Romanica, 76, 2017, p. 163-177.
58 L. Harf souligne certaines scènes du Tristan de Jean Maugin (Veuve Maurice de la Porte, Paris, 1554) dans lesquelles le héros se retire en sautant par la fenêtre après avoir essuyé son épée à la chemise de ses adversaires gisant sur le pavé. De même, les « élégances mythologiques » reflètent encore une fois les influences humanistes, par exemple, Yseut qui, ayant adressé une prière à Amour, reçoit la visite des Grâces (« “Tristan détristanisé”, du Tristan en prose au Nouveau Tristan de Jean Maugin (1554) », Nouvelle revue du seizième siècle, 2, 1984, p. 5-22).
59 Voir à ce sujet les études suivantes : G. Reynier, Le Roman sentimental avant l’Astrée, Paris, Colin, 1908 ; M. Thorel, Langue translative et fiction sentimentale (1525-1540) : renouvellement générique et stylistique de la prose narrative, thèse dactylographiée, Lyon 3, 2006 ; V. Duché-Gavet, « Si du mont Pyrenée / N’eussent passé le haut fais… ». Les romans sentimentaux traduits de l’espagnol en France au xvie siècle, Paris, Champion, 2008 ; Réach-Ngô, L’Écriture éditoriale à la Renaissance. Nous choisissons, comme A. Réach-Ngô, d’utiliser le terme de « récit sentimental », plus adapté aux variations formelles des textes qu’il désigne.
60 Citons par exemple le Décameron et La Complainte de Flammette de Boccace, la Prison d’Amour de San Pedro, Le Jugement d’amour de Juan de Flores, La Complainte que fait un amant contre amour et sa dame de Juan de Segura. Parmi les héritiers français de ces textes qui marquent la construction progressive du récit sentimental, citons : Les Angoisses douloureuses qui procèdent d’amour d’Hélisenne de Crenne, Les Contes amoureux de Jeanne de Flore, l’Heptaméron de Marguerite de Navarre ou encore L’Histoire de l’amant ressuscité de la mort d’amour de Théodose Valentinian. Voir Reynier, Le Roman sentimental avant l’Astrée.
61 À la Renaissance, l’intérêt général des aristocrates pour la chevalerie ne faiblit pas. Les rois de cette époque sont toujours de grands lecteurs et compilateurs des romans de chevalerie, ce que montrent les exemplaires luxueux d’éditions de romans de chevalerie offerts à certains mécènes. Mais les riches amateurs bourgeois ou les hauts fonctionnaires de la monarchie sont également ciblés (voir Montorsi, L’Apport des traductions de l’italien, p. 70-71), de même qu’un public bourgeois plus modeste pour des imprimés au coût réduit (voir D. Coq, « Les incunables : textes anciens, textes nouveaux », Histoire de l’édition française, éd. H.-J. Martin et R. Chartier, t. I, Paris, Promodis, 1982, p. 203-227, ici p. 180). Notons que les lecteurs de livres de chevalerie achetés ou prêtés couvrent plusieurs couches sociales, plusieurs métiers, plusieurs âges, et ce, sans distinction de sexe (sur le lectorat des femmes et des enfants, voir Montorsi, L’Apport des traductions de l’italien, p. 81-86 ou P. Bromilow, « Les Lectrices de la fiction au seizième siècle », Lectrices d’Ancien Régime, éd. I. Brouard-Arends, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2003, p. 261-268).
62 Arnaud Sorbin, Histoire contenant un abbregé de la vie, mœurs, et vertus du roy tres-chrestien et debonnaire Charles IX, Paris, Guillaume Chaudière, 1574, Bibliothèque de Besançon, cote 268779, fol. 30v.
63 Voir H. Omont, Anciens inventaires et catalogues de la Bibliothèque nationale, Paris, Leroux, 1908, « I : La librairie royale à Blois, Fontainebleau et Paris au xvie siècle », p. 215-216 ; p. 370-372 ; p. 381-385.
64 Voir La Bibliotheque d’Antoine du Verdier, seigneur de Vauprivas, Lyon, Barthelemy Honorat, 1585, p. 1127-1128.
65 Sur cette question, plusieurs travaux ont nourri nos réflexions : S. Cappello, « Letteratura narrativa e censura nel Cinquecento francese », La Censura libraria nell’ Europa del secolo XVI. Convegno Internazionale di Studi Cividale del Friuli, éd. R. Ugo, Udine, Forum, 1997, p. 53-100 ; Cazauran, « Les romans de chevalerie en France entre exemple et recréation » ; F. Montorsi, « Un fatras de livres auquel l’enfance s’amuse : lectures de jeunesse et romans de chevalerie au xvie siècle », Camenulae, 4, 2010 (en ligne) ; Montorsi, L’Apport des traductions de l’italien, « Critiques du roman de chevalerie », p. 111-137 ; M. Simonin, « Aspects de l’hostilité à la littérature populaire dans la seconde moitié du xvie siècle », Réforme, Humanisme, Renaissance, 11, 1980, p. 142-149 ; M. Simonin, « La réputation des romans de chevalerie selon quelques listes de livres (xvie-xvie siècles) », Mélanges de langue et littérature françaises du Moyen Âge et de la Renaissance offerts à Charles Foulon, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 1980, p. 363-369 ; M. Simonin, « La Disgrâce d’Amadis », Studi francesi, 28, 1984, p. 1-35.
66 Si la parodie des motifs chevaleresques est déjà présente au Moyen Âge et jusque chez Rabelais, le Don Quichotte apparait comme le bilan d’un siècle de lectures chevaleresques comprenant à la fois les « vieux » et les « nouveaux romans ». Mais la parodie n’est pas nécessairement synonyme de désuétude et peut au contraire témoigner de la vitalité du texte pastiché. On peut donc considérer qu’à la fin du xvie siècle, la vogue éditoriale du roman de chevalerie médiéval s’éteint sous sa forme initiale, mais se renouvelle sous d’autres formes, parodique ou encore populaire et itinérante, offrant une pratique différente de la lecture à l’attention d’un public ciblé (dans la « Bibliothèque bleue » des frères Oudot par exemple).
67 Cette œuvre marque les premières réflexions théoriques sur le roman : en 1547, Jacques Amyot, dans son prologue à l’Histoire Aethiopique d’Héliodore propose une véritable réforme de la littérature romanesque en s’opposant à la vogue des « nouveaux romans » et plus généralement des romans de chevalerie. Sa traduction constituerait une alternative à la fois au roman chevaleresque et au récit sentimental, il y présente un nouveau modèle de héros chaste qui n’est plus caractérisé par ses qualités chevaleresques mais par sa valeur morale. Sa proposition d’une histoire vraisemblable, moralement exemplaire et à la composition soignée permet de compenser le caractère fictionnel et s’avère compatible avec les préceptes humanistes. Voir M. Simonin (« La disgrâce d’Amadis ») et M. Fumaroli (« Jacques Amyot and the Clerical Polemic Against the Chivalry Novel », Renaissance Quarterly, 38, 1985, p. 22-40) qui ont montré à quel point son intervention a été néfaste pour les Amadis français tout en ouvrant la voie aux détracteurs.
68 Jacques Amyot, L’Histoire Aethiopique de Heliodore, Paris, Jean Longis, 1547, « Proesme du translateur », fol. Aijv-Aiijr, BnF Res-Y2-14, disponible sur Gallica.
69 F. Montorsi a mis en lumière la complexité et l’évolution de ce motif polysémique, de Vivès à Montaigne, jusqu’à Sorel au xviie siècle (L’Apport des traductions de l’italien, « Des tas et des fatras de romans » et « Évolution des pratiques éditoriales et de conservation », p. 115-121).
70 Michel de Montaigne, Essais, éd. J. Balsamo, M. Magnien et C. Magnien-Simonin, Paris, Gallimard, 2007, livre I, chapitre xxv, « De l’institution des enfans », p. 182.
71 Voir également la condamnation de ce passe-temps par Erasme : J. Chomarat, Grammaire et rhétorique chez Erasme, Paris, Les Belles Lettres, 1981, p. 130).
72 Antoine Du Saix, L’esperon de discipline pour inciter les humains aux bonnes lettres, stimuler a doctrine, aimer a science, inviter a touttes bonnes œuvres vertueuses et moralles, par consequent pour les faire coheritiers de Jesuchrist, expressement les nobles et genereux, lourdement forgé et rudement limé par noble homme maistre Antoine du Saix, Commendeur de sainct Antoine de Bourg en Bresse, s.l, s.n, 1532, fol. Iiiv-Iiiir (consultable sur Gallica).
73 Voir P. Mounier, « La situation théorique du roman en France et en Italie à la Renaissance », Seizième Siècle, 4, 2008, p. 173-193.
74 « Comme luy donq, qui a bien voulu emprunter de nostre langue les noms et l’hystoire de son poëme, choysi moy quelque un de ces beaux vieulx romans Françoys, comme un Lancelot, un Tristan, ou autres : et en fay renaitre au monde un admirable Iliade et laborieuse Eneïde » (« Du long Poëme Françoys », Deffense et illustration de la langue française, Œuvres complètes, vol. 1, Paris, Champion, 2003, livre II, chapitre V, p. 57).
75 Jacques Peletier du Mans, Art Poétique, éd. A. Boulanger, Paris, Les Belles Lettres, 1930, livre II, chapitre VIII « De l’Euvre Heroïque ».
76 « Encore vaudroit-il mieux, comme un bon bourgeois ou citoyen, rechercher et faire un Lexicon des vieils mots d’Artus, Lancelot et Gauvain, ou commenter le Romant de la Rose, que s’amuser à je ne sçay quelle grammaire latine qui a passé son temps. » (Pierre de Ronsard, Œuvres complètes, éd. J. Céard, D. Ménager, M. Simonin, Paris, Gallimard, 1993-1994, t. I, p. 1167).
77 D’après le Nouveau Petit Robert, texte remanié et amplifié sous la direction de J. Rey-Debove et A. Rey, Paris, Dictionnaire Le Robert, 1993, article « Patrimoine », p. 1610. Il ne faut pas négliger l’importance des travaux des anthropologues qui mettent en lumière l’émergence, au cours des âges, de valeurs fondatrices servant à légitimer la transmission. Mais c’est la Révolution française qui marque l’invention du processus d’étatisation et la fondation progressive des institutions publiques qui administrent le patrimoine.
78 Geofroy Tory, Champ fleury ou l’Art et Science de la Proportion des Lettres (reproduction phototypique de l’éd. princeps de Paris, 1529), éd. G. Cohen, Paris, Charles Bosse, 1931.
79 Voir Mortgat-Longuet, Clio au Parnasse, p. 39-40.
80 Il ne s’agit pas de retracer ici l’invention de la « nation » mais seulement de souligner le lien intime entre patrimonialisation culturelle, promotion de la langue et identité « nationale », au sens d’une communauté d’hommes partageant une unité politique, historique, linguistique, culturelle et économique. C’est en bref l’invention d’une identité culturelle française qui se fait jour dès la fin du xve siècle.
81 Les textes victimes de cet écrémage sont tous les romans arthuriens (à l’exception du Chevalier Doré, qui est tiré du Perceforest), et plus de la moitié des chansons de geste et des romans d’aventure. La première explication est donnée par le critère de brièveté, indispensable pour faire partie de la Bibliothèque bleue (voir J. D. Mellot, « Richard sans peur imprimé en Normandie. Enquête sur une logique éditoriale (fin xvie-début xixe siècle) », Annales de Normandie, 64, 2014, p. 189-214, ici p. 194-195). Voir d’autres critères proposés par P. Mounier, « Les antécédents lyonnais de la Bibliothèque bleue au xvie siècle : la constitution d’un romanesque pour le grand public », Littérature populaire et littérature de grande diffusion (xvie-xviie siècles), éd. J.-F. Courouau, Littératures, 72, 2015, p. 191-216, ici p. 195.
82 Pour finir, nous renvoyons à notre thèse d’habilitation qui vient d’être soutenue à l’Université de Bâle et qui sera publiée en ligne en 2021 : Les imprimeurs-libraires et l’invention du roman de chevalerie au xvie siècle (plateforme « Emono » de l’Universitätsbibliothek de Bâle).
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-11996-8
- EAN: 9782406119968
- ISSN: 2273-0893
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-11996-8.p.0239
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 07-07-2021
- Periodicity: Biannual
- Language: French
- Keyword: printers, readership, epic, adventure novel, chivalric romance