Dante dans le tourbillon de la « querelle des anciens et des modernes » en Italie aux XVIe et XVIIe siècles
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes - Journal of Medieval and Humanistic Studies
2021 – 1, n° 41. varia - Auteur : Fonio (Filippo)
- Pages : 185 à 204
- Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes - Journal of Medieval and Humanistic Studies
Dante dans le tourbillon
de la « querelle des anciens
et des modernes » en Italie
aux xvie et xviie siècles
Jalons
Les bases pour une exclusion, ou du moins une marginalisation plus que séculaire de Dante dans le canon de la littérature médiévale italienne sont jetées pendant les premières décennies du xvie siècle. Ce constat est d’autant plus significatif car il s’agit de la période où un tel canon est en cours de fixation, où les auteurs des générations précédentes et la langue qu’ils utilisent sont passés au peigne fin par les critiques et les linguistes italiens afin de pouvoir « séparer le son du blé » – pour reprendre la célèbre devise de l’Accademia della Crusca, c’est-à-dire d’établir lesquels sont dignes de lecture et d’imitation, et lesquels ne le sont pas. Le classicisme archaïsant qui s’impose au cours de la première moitié du xvie siècle propose comme parangons de la bonne littérature, respectivement, Pétrarque pour la poésie et Boccace pour la prose, en laissant de côté Dante et son œuvre. Quelques échantillons significatifs prélevés d’ouvrages de cette période nous permettront dans un premier temps de voir les raisons pour lesquelles Dante et sa Comédie ont été ainsi écartés du lot des bons auteurs – alors que le caractère archaïsant de cette sélection plaidait justement en faveur des pères de la langue et de la littérature italiennes. Cet effacement normatif de Dante, et en fin de compte la remise en question de sa grandeur, ont sans doute nui à son influence en tant qu’auteur imitandus au cours de la Renaissance. Cependant, le legs dantesque transmis à un certain nombre d’admirateurs de son œuvre et de la valeur de celle-ci lui permettra de traverser, tant 186bien que mal, le Cinquecento. Le même constat peut être fait pour le siècle suivant, qui fera l’objet de la deuxième partie de cette contribution. On verra en conclusion qu’à la fin de la période du Baroque, même si nous sommes encore loin d’un rétablissement définitif de Dante au sein du canon des classiques, tel que celui-ci sera progressivement établi à partir du xviiie siècle, un certain flottement dans les jugements de valeurs, ainsi que des ambiguïtés dans les arguments des détracteurs de Dante laissent présager qu’une évolution en ce sens est sur le point d’avoir lieu. L’importance du Baroque finissant pour l’établissement du canon médiéval, qui se fixe de manière plus stable au cours du Settecento, n’est pas négligeable, car le xviiie siècle reprendra plusieurs éléments du débat des décennies précédentes, dans une optique, cette fois-ci, d’admiration, de réévaluation et même d’héroïsation de Dante.
Bembo, Della Casa et l’« éclipse »
de Dante pendant le Cinquecento
Deux moments des débats littéraires qui agitent le xvie siècle – et posent la problématique, centrale à l’époque, de la « questione della lingua » – sont décisifs pour la stigmatisation de Dante car les normalisateurs de la langue littéraire italienne ont alors fourni aux futurs détracteurs du poète le noyau des arguments qui seront ensuite à maintes reprises utilisés. Je me réfère en particulier aux échantillons d’anti-dantisme qu’on trouve dans les Prose della volgar lingua de Pietro Bembo (1525) et dans le Galateo de Giovanni Della Casa (1558), deux œuvres dont la fortune a eu un impact non négligeable sur le sort de Dante au cours du Cinquecento, en Italie et au-delà.
Dans le dialogue à thématique linguistique des Prose della volgar lingua, l’un des interlocuteurs semble particulièrement acrimonieux à l’égard de Dante, et notamment de la qualité de sa langue. Qui plus est, il s’agit du personnage de Carlo Bembo, frère de l’auteur et porte-parole de ce dernier. Dans la fiction dialogique, Carlo Bembo s’érige en rempart du classicisme linguistique et poétique dont son frère est le maître à penser de l’époque. L’efficacité argumentative – fictionnelle, 187encore une fois – de Carlo Bembo lui fait prendre le dessus au détriment de son principal contradicteur, Julien de Médicis, tenant, quant à lui, d’une position moderniste en matière de langue. Ceci implique une série de corollaires qui auront une grande importance dans la longue durée : élitisme, éloignement du réalisme et de la mimésis dans la représentation, sclérose progressive de la langue en une série de formules figées. La littérature et la langue contemporaines sont ainsi marginalisées dans le débat, selon l’adage, devenu célèbre, « si dee per noi con lo stile delle passate stagioni scrivere […], e non con quello del nostro tempo1. »
La deuxième journée du dialogue est celle qui traite de plus près la problématique de la création d’un canon littéraire et linguistique, une fois que les débats de la veille ont établi la supériorité du vulgaire sur le latin comme langue de communication littéraire. Les interlocuteurs mis en scène par Bembo s’adonnent donc à une quête d’auteurs et d’ouvrages à proposer aux écrivains de l’époque en tant que modèles à imiter, et, toujours sous l’égide du frère de l’auteur, il est finalement décidé de ne pas retenir les auteurs contemporains – ni, à plus forte raison, les locuteurs de la langue vulgaire –, en partant du principe que l’écriture littéraire doit être, par définition, ære perennius : elle ne peut pas se contenter d’être un document de l’époque mais aspire à en devenir un monument emblématique, un parangon. L’alter ego de l’auteur montre alors la supériorité de Pétrarque et de Boccace – ce dernier cum grano salis cependant, car dans son œuvre ne sont dignes d’imitation que la langue du récit-cadre (la « cornice ») du Décaméron, et celle des grandes nouvelles tragiques du recueil2. Avec Pétrarque et Boccace, la poésie et la prose vulgaires auraient atteint la pleine maturité, le parfait équilibre entre matière et forme, inventio et dispositio, que les interlocuteurs avaient préalablement reconnu comme étant le fondement de toute écriture littéraire. Les mérites de Dante sont par ce biais fortement amoindris, notamment à cause de son « mistilinguisme » et de son « plurilinguisme » – pour 188employer les étiquettes de Gianfranco Contini – qui vont du reste de pair avec son « expérimentalisme3 ».
Au dire des interlocuteurs des Prose, Dante n’opère guère de sélection linguistique, ce qui serait dû à un choix inadéquat des realia qui entrent dans son champ littéraire. La Comédie en particulier est une matière vaste, souvent trop abstraite et technique pour pouvoir être traitée de manière poétique sans pour autant déroger au décorum qu’il est essentiel de maintenir en toute production linguistique qui puisse aspirer au rang de littérature :
Il qual poeta [Dante] non solamente se taciuto avesse quello che dire acconciamente non si potea, meglio avrebbe fatto e in questo [un passage d’Enfer X est cité et commenté] e in molti altri luoghi delle composizioni sue, ma ancora se egli avesse voluto pigliar fatica di dire con più vaghe e onorate voci quello che dire si sarebbe potuto, chi pensato v’avesse, et egli detto ha con rozze e disonorate, sì sarebbe egli di molto maggiore loda e grido, che egli non è ; come che egli nondimeno sia di molto4.
Pétrarque est, quant à lui, parfaitement en ligne avec les deux principes-guides énoncés par les interlocuteurs : celui de la « gravità » et celui de la « piacevolezza », tant sur le plan de l’inventio que sur celui de la dispositio. Dante pencherait trop du côté de la gravité – linguistique et thématique – pour être aussi plaisant à lire5. Même si, au dire du principal partisan de Dante parmi les interlocuteurs du dialogue, Julien de Médicis, en la « grandezza e varietà del suggetto6 » consiste la primauté de Dante par rapport à Pétrarque, Carlo Bembo lui rétorque que les incursions dans une matière basse nuisent au ton de la Comédie, notamment en ce qu’elle dépassent les frontières du poétique, car son auteur a voulu se faire également théologien, philosophe, moraliste : 189« […] quanto […] sarebbe egli miglior poeta che non è, se altro che poeta parere agli uomini voluto non avesse nelle sue rime7. » Carlo Bembo poursuit son propos en évoquant une comparaison qui deviendra célèbre par la suite. La Comédie peut, à son avis :
rassomigliare ad un bello e spazioso campo di grano, che sia tutto d’avene e di logli e di erbe sterili e dannose mescolato, o ad alcuna non potata vite al suo tempo, la quale si vede essere poscia la state sì di foglie e di pampini e di viticci ripiena che se ne offendono le belle uve8.
En somme, la matière de la Comédie en influencerait négativement la forme, ce qui persuade finalement les interlocuteurs des Prose d’exclure le texte dantesque du canon archaïsant qui se forme au cours du dialogue – et qui sera adopté majoritairement tout au long du xvie siècle italien, aussi bien à cause de l’auctoritas de Pietro Bembo que du fait de la diffusion de ses Prose.
Un autre texte fondateur de l’anti-dantisme du Cinquecento est le Galateo overo de’ costumi de Giovanni Della Casa. Ce traité en forme de dialogue à deux interlocuteurs – un vieux, personnage sans doute autobiographique, et son jeune disciple – vise à proposer un modèle global de la vie en société, dont la langue à employer est évidemment un aspect non négligeable. Au chapitre xxii du dialogue qui traite de « la langue dont il faut se servir dans la conversation » (et qui donc a priori ne semble guère avoir de trait à la littérature), Della Casa critique Dante, tant sur le plan de la langue et du style que sur celui du contenu de la Comédie. Les principes qui régissent l’honnête conversation, et qui sont mis en avant par Della Casa, sont ceux de la clarté et du décorum, auxquels s’oppose l’obscurité de Dante, qui du reste lui est reprochée à plusieurs reprises tout au long des xvie et xviie siècles. En outre, à la base de la doctrine linguistique de Della Casa se trouve le classicisme archaïsant et sélectif de Bembo. Le Galateo représente d’ailleurs un exemple accompli d’adéquation à ce paradigme. La bienséance linguistique prônée par 190Della Casa représente une marque de la bienséance sociale, et la clarté de l’expression est un caractère prépondérant qui permet de juger de la grâce et de la beauté de tout acte de communication orale ou écrite. La cacophonie dans toutes ses formes est à éviter à tout prix.
E, come che Dante sommo poeta altresì poco a così fatti ammaestramenti ponesse mente, io non sento perciò che di lui si dica per questa cagione bene alcuno ; e certo io non ti consiglierei che tu lo volessi fare tuo maestro in quest’arte dello esser grazioso, conciossiacosaché egli stesso non fu, anzi in alcuna cronica trovo così scritto di lui : “Questo Dante per suo sapere fu alquanto presuntuoso e schifo e sdegnoso e, quasi a guisa di filosofo mal grazioso, non ben sapeva conversare co’ laici9.”
Dante était un « ritroso10 », et la réticence de l’écrivain d’adhérer aux principes de la bienséance se reflète de manière négative en particulier dans les portraits de certains de ses personnages, qui auraient pourtant requis une grâce dont l’homme et l’écrivain étaient dépourvus :
non solo si dèe altri guardare dalle parole disoneste e dalle lorde, ma eziandio dalle vili, e spezialmente colà dove di cose alte e nobili si favelli ; e per questa cagione forse meritò alcun biasimo la nostra Beatrice […]11.
La diffusion européenne du Galateo, ainsi que la portée sociale du traité de Della Casa, ont abouti à une généralisation de la stigmatisation de Dante et de son œuvre, et dépassé les frontières d’une mise à l’écart seulement littéraire. Cet axe Bembo-Della Casa, qui sera majoritaire au long du siècle sans pour autant être vraiment unanime, a eu un impact qui va au-delà des auteurs qui s’y conforment. C’est ainsi que les dissidents du classicisme archaïsant ne sont pas pour autant disposés à une inclusion de Dante dans le canon des bons auteurs à imiter. Un exemple 191en ce sens est celui d’un autre célèbre traité de l’époque, Il Libro del Cortegiano de Castiglione (1528), qui s’ouvre sur une auto-apologie assez virulente sur le choix de la langue fait par l’auteur12. Castiglione se fait le porte-parole d’une position très différente de celle de Pietro Bembo. Il souligne dès son entrée en matière n’avoir pas voulu imiter Boccace même s’il a choisi d’écrire une œuvre en prose. Et il conteste le principe même d’une imitation des Anciens, sur la base de l’inconsistance d’une telle démarche, tout comme de l’inanité de l’affirmation d’une supériorité de la langue toscane sur les autres langues vernaculaires employées en Italie. En s’adressant à un lectorat international (ou interrégional) comme celui des cours, en effet, Castiglione préfère se conformer à un modèle plus empirique et éclectique, en choisissant au cas par cas les mots et les expressions les plus nobles utilisés dans la conversation courtisane de l’époque. Le choix de l’écriture en prose, d’un côté, et le refus de l’adéquation aux modèles stylistiques du passé de l’autre amènent Castiglione à un refus de Dante sur la base d’arguments différents, mais cependant pourvus d’un poids non inférieur.
Après ces débats, qui ont été cruciaux pour la formation du canon de la langue et de la littérature médiévales italiennes, viendra le Tasse, un autre auteur à la diffusion européenne qui est en même temps un admirateur de Dante, un lecteur et un glossateur de la Comédie13, sans pour autant en être un imitateur stricto sensu. Le Tasse se situe avant tout, surtout dans ses œuvres de la maturité, dans le refus du canon restrictif imposé par Bembo, notamment de l’impératif d’une imitation de Pétrarque en poésie et de l’extrême sélection linguistique imposée par le mode – et la mode – pétrarquistes. L’œuvre du Tasse, du reste, et en particulier La Gerusalemme liberata, ne manqueront pas de diviser les écrivains de la fin du xvie siècle entre détracteurs et admirateurs, ce qui en même temps contribuera à un élargissement de la problématique liée à la possibilité d’une imitation de Dante.
192En résumé, la condamnation de Dante au cours du Cinquecento n’est pas unanime, certes, mais elle peut être considérée néanmoins comme majoritaire, notamment si on se penche sur l’importance des débats du xvie siècle pour la formation du canon médiéval en Italie. Les lectures, les commentaires et les éditions de Dante au Cinquecento n’ont pas manqué – que l’on pense aux contributions de Giovan Battista Gelli en particulier –, mais des prises de positions telles celles d’un Bembo ou d’un Della Casa, outre qu’elles ont porté préjudice au statut de l’écrivain et de son œuvre, ont ouvert la voie aux dérives anti-dantesques qui auront lieu pendant la période du Baroque.
Dante au crible du goût baroque
Une vue d’ensemble sur le Seicento italien suggère que les positions des promoteurs et des détracteurs de Dante et de la Comédie se polarisent et deviennent de plus de plus tranchées. Déjà à la fin du xvie siècle, l’Accademia della Crusca travaille à la réhabilitation de Dante, tout d’abord en préparant une importante édition de la Comédie, qui verra le jour en 1595, mais également par le biais de la publication du célèbre Vocabolario. Le Vocabolario degli accademici della Crusca de 1612 est le fruit de vingt ans de travail de la part des accademici. L’entreprise du Vocabolario se ressent beaucoup de l’influence du canon établi par Bembo, mais la « bonne langue toscane » qui y est présentée inclut aussi Dante. Si la Crusca réaffirme donc à travers ses initiatives culturelles et éditoriales le magistère dantesque, notamment sur le plan linguistique, en ce début du xviie siècle, l’époque de la Contre-Réforme portera d’autres attaques à l’œuvre de Dante, avant tout sur le plan de l’orthodoxie de l’homme et de son œuvre14. Elles s’ajoutent ainsi aux réserves stylistiques et linguistiques qui continuent à s’exprimer à travers la reprise des arguments de Bembo.
Par ailleurs le goût du Seicento, à quelques exceptions près, accorde le plus souvent la primauté aux Modernes, en revendiquant une notion du style et du rapport avec l’auctoritas qui prend ses distances du classicisme 193archaïsant du Cinquecento. La liberté de choix de l’écrivain en matière de langue et de modèles est au centre de la réflexion des auteurs qui célèbrent le magistère dantesque. Et bien que la rareté de la poésie de Dante – son « obscurité », selon les mots de ses détracteurs – ne soit pas étrangère au goût de maint poète baroque, il ne s’ensuit pas automatiquement de ce constat une admiration de la part des écrivains du xviie siècle italien. Au contraire, la « barbarie » et la « trivialité » de la langue de Dante sont souvent stigmatisées par les écrivains baroques, alors que ceux-ci ne tarissent pas d’éloges à l’égard des « concetti » les plus ingénieux des contemporains et de leur recherche linguistique et stylistique. Ce qui semble étonnant est le fait que cette recherche du technicisme, de l’hapax, du mot expressif – que l’on pense à l’Adone de Marino – va dans le même sens que les traits caractérisant l’écriture de Dante, le plurilinguisme et la coprésence de plusieurs registres stylistiques. Mais le Seicento reconnaît dans ces caractéristiques dantesques des limites plus que des atouts, selon un rapport qu’on pourrait définir de cause à effet. Dante aurait besoin d’emprunter des mots provençaux, des expressions latines, des technicismes théologiques, de forger même des langues imaginaires à cause de l’imperfection linguistique de l’époque à laquelle il vit. C’est là un aspect assez typique de la vision que la culture baroque, une culture qui a à juste titre été définie « capricciosa e insieme massiccia15 », a d’un passé dont elle aspire à s’affranchir.
Parfois même, la critique adressée à la Crusca et l’anti-dantisme s’appuient l’une à l’autre. C’est le cas des prises de position de Paolo Beni, à la fois auteur d’une Anticrusca publiée en 1612, et défenseur de la poésie du Cinquecento, et du Tasse en particulier, contre Dante. Le besoin d’une défense du Tasse est senti comme particulièrement pressant de la part de plusieurs intellectuels, du fait que le poète de la Gerusalemme est exclu du canon établi par le premier Vocabolario della Crusca. Ainsi Beni écrit-il, dans la deuxième édition augmentée de sa Comparatione di Torquato Tasso con Homero e Virgilio, parue également en 1612 : « [Par rapport au Roland furieux, la Comédie serait] lontana […], non meno che la mestitia dall’allegrezza, le tenebre dalla luce, e la terra dal Cielo16. » Ou 194encore : « [Dante est] poeta di niun giuditio & ingegno, & indegno che co’ buoni Heroici poeti anzi con alcuna sorte di lodato poeta […] sia in modo alcuno paragonato17. » La comparaison traditionnelle entre l’or et le plomb – reprise probablement de l’humaniste Vivès, qui définissait la Légende dorée de Jacques de Voragine une « légende de plomb » – est utilisée par Beni pour décrire la distance entre la Gerusalemme du Tasse et la Comédie18. Dante serait un « corbeau », alors que le Tasse est un « cygne19 ». Beni doute même du caractère épique du poème de Dante20, il le définit un poète « âpre, rude, sans esprit21 », et son œuvre serait « un miscuglio […] o capriccio senza regola22 ». Bref, on devrait se souvenir de ce poète non pas en tant que Dante, mais en tant que Pédant23.
Le poète majeur du xviie siècle italien, Giovan Battista Marino, semble plus favorable à Dante, ou du moins à son style et à sa maîtrise de la langue poétique. Il n’hésite pas à s’approprier des mots et des expressions dantesques, d’ailleurs sans passer ses emprunts sous silence. Ce n’est donc sans doute pas un hasard que Marino choisisse d’ouvrir la section de sa Galeria consacrée aux poètes de langue vulgaire par un portrait de Dante :
Dante Aligieri
Corsi tre Mondi, e ben LEGGIER su l’ALI
il volo alzai, ché l’ALIGIER son’io,
da le profonde tenebre infernali
trassi luce perpetua al nome mio.
Presi il canto, e lo stil da gl’immortali
spirti del Ciel, che fan corona à Dio.
Guidò per l’ombra, e poi per lo splendore
Maron l’ingegno, e Beatrice il core24.
195L’inventio grandiose qui est au centre de la création de l’Enfer et du Paradis est ici célébrée, ainsi que la capacité d’adéquation du style qui permet au poètela représentation de la cour céleste. Ce qui intéresse également Marino – et c’est la raison ultime des inclusions d’artistes, de poètes et d’intellectuels dans la Galeria – est la renommée que Dante obtient grâce à son œuvre. Comme il le fait souvent, Marino reprend en forme abrégée et auto-citationnelle le poème dantesque de La Galeria dans son Adone25, en répétant notamment le calembour onomastique sur les « ailes légères » de Dante26.
D’autres intellectuels du Seicento réévaluent Dante sur la base d’autres critères, par exemple de sa valeur en tant que prédécesseur. Ainsi Vincenzo Gramigna, qui publie ses Fantasie varie en 1628, est à considérer parmi les partisans les plus fervents de Dante au cours du xviie siècle27. Gramigna prend ouvertement position contre les arguments anti-dantesques de Bembo et Della Casa portant sur le caractère barbare, obscur, trivial de certaines formes linguistiques qu’on trouve dans la Comédie. Le critique ne nie pas que de tels traits soient présents dans l’œuvre de Dante, mais son appréciation, foncièrement moderne, resitue à leur juste valeur ces barbarismes, en en reconnaissant la nécessité sur la base notamment des sujets traités par Dante – à propos desquels Gramigna ne tarit pas d’éloges, d’ailleurs. Deux textes des Fantasie sont particulièrement intéressants à cet égard. Il s’agit de la dissertation sur l’évolution de la langue littéraire italienne, adressée au jésuite Tarquinio Galluzzi, et intitulée Della variatione della volgar lingua, et du traité en forme de dialogue – à la manière de Lucien et d’Érasme en particulier – du Paragone tra il valore degli Antichi, e de’ Moderni.
Dans le Della variatione, Gramigna revendique le principe de la perfectibilité de chaque langue, et se range ainsi du côté des Modernes 196tout en gardant néanmoins une certaine modération. L’approche téléologique du critique reconnaît en effet qu’à son époque le processus d’évolution de la langue littéraire italienne aurait atteint son point le plus élevé. Et si, parmi les Anciens, l’effort de Dante et sa contribution au perfectionnement de la langue poétique sont sans aucun doute dignes d’éloge, Gramigna précise que son prédécesseur aurait pourtant été trop hardi dans sa tentative d’être autre chose qu’un poète. En même temps il critique aussi Pétrarque, qui se serait, lui, enfermé en quelque sorte dans la recherche de l’harmonie verbale comme une fin en soi – ce qui montre bien à quel point Gramigna prend ses distances face au canon établi par Bembo et Della Casa :
Scrisse alta, e divinamente Dante, e con altezza pari à lui, se non di concetto, almen d’ingegno, scrisse, e nella coltura, e nel candore l’avanzò il Petrarca, mà non è però che l’uno col troppo volersi alzare, non si sia alcuna volta, e più spesso forse che non dovea, orrido ad udire renduto, & aspro ; come l’altro allo ’ncontro, per haver troppo voluto con la dolcezza delle parole seguitar la vaghezza dello ’ngegno, non si rende in alcune cose interamente à se stesso somigliante28.
Gramigna poursuit en comparant Dante au chêne de Dodone, monstrueux par son aspect à cause de la grande antiquité, mais qui n’a pas pour autant perdu son apanage divin, et qui doit être honoré en tant que monstrum ancien, décrépit et majestueux29. Dante est d’ailleurs clairement célébré en tant qu’innovateur de la langue italienne, et poète pourvu d’une telle capacité imaginative que le lecteur a l’impression de pouvoir toucher du doigt les entités les plus abstraites qu’il décrit.
Les interlocuteurs du Paragone, respectivement Momus, défenseur des Modernes, et Mercure, partisan des Anciens, discutent, entre autres, de la primauté des poètes métaphysiques de l’Antiquité (à savoir de ceux 197qui ont traité de sujets divins), ou de celle des poètes modernes – ici incarnés par Dante :
Momo : […] credi tu che Lino, o Orfeo, o Museo, o altri che le cose del Cielo cantarono in quel tempo, star potessero incontro à quel solo degl’Italiani Poeti, che non il Cielo solamente à ricercare andò col suo canto, mà quante più chiuse, e più riposte latebre ancora, avea la terra nel suo centro30 ?
Suit un catalogue des images les plus frappantes des peines infligées aux damnés de l’au-delà dantesque, et des visions célestes les plus éblouissantes du Paradis. À la fin de la longue réplique de Momus, Mercure répond en utilisant les arguments anti-dantesques des Modernes pour défendre les Anciens :
Troppo, Momo, nel lodar costui andar veggo lontano il tuo dire dal giuditio di molti altri, che ne ragionano. Odo chi nel verso in quanto al suono lo reputa aspro, in quanto al numero per la maggior parte senza numero, nelle parole ardito, nella connessione disordinato, nella sentenza oscuro, nel costume non uniforme, e nelle descrittioni delle cose troppo sottile, e fuori di arte. Come dunque ardisci tu contra il general sentimento degli huomini di attribuirgli cotanta lode31 ?
Momus réplique que les défauts auxquels Mercure fait référence n’arrivent pas à ternir l’excellence de la Comédie. Les imperfections du poème dantesque n’en diminuent pas la grâce : « [L’adaptation de la langue à une matière souvent âpre n’apporte pas] minor vaghezza […] à quel poema, nè minor ornamento, che’n bella donna far soglia qualche crine, che sciolto dagli altri le si vada, percosso dall’aria, avvolgendo intorno alla fronte32. »
198La modernité de Gramigna consiste également dans le refus de la principale stratégie employée par Bembo et Della Casa au détriment de la Comédie : celle de la parcellisation du texte. Les deux critiques ont beau jeu, selon Gramigna, d’échantillonner le texte dantesque en créant une sorte de « bêtisier » du poète. Là où, a contrario, la langue de Dante est replacée dans son contexte et analysée dans son ensemble – à savoir, à l’unisson avec la puissance imaginative et la fresque divine qui résulte de sa construction grandiose – l’accusation de barbarisme ou, pire, de cacophonie n’a plus lieu d’être, le contenu primant, de l’avis de Gramigna, sur la forme, et les deux dimensions étant du reste inséparables.
La préférence que Gramigna accorde aux Modernes est néanmoins empreinte d’une certaine modération, notamment si on la compare, par exemple, à celle d’Emanuele Tesauro. Celui-ci, dans le sixième chapitre de son Cannocchiale aristotelico (dont la deuxième édition est publiée en 1670), propose un excursus historico-linguistique assez caustique sur les écrivains médiévaux et sur la primauté de la langue toscane :
[…] Dante ricco di Glossemi, & e di Vocabuli Toschi : ma ranciosi molto, & plebei ; plebeio è paruto a’ suoi propri compatrioti : iquali avisano […] doverne i discreti Leggitori scerner le perle dal fango. [Suit un paragraphe sur Pétrarque et Boccace] Laonde, quanto più ignuda e schietta ci discopre la Toscana lingua : tanto più ci manifesta la ruggine, & le lentiggini del prisco idiotismo : che, non hà molto, i suoi Toscani, con la mordace pomice della censura, son’ iti gentilmente cancellando, e tergendo33.
Le magistère exercé par Tesauro à l’égard de plusieurs auteurs de sa génération et de la suivante a fait en sorte que le jugement qu’il porte sur la littérature médiévale et sur la langue toscane ancienne ont pesé sur l’évaluation de Dante formulée par le Seicento. Cependant, ce siècle particulièrement foisonnant ne se limite pas à une condamnation univoque, et les mêmes intellectuels qui reconnaissent l’autorité de Tesauro – dont Francesco Fulvio Frugoni en particulier – ne manquent pas de 199nuancer l’avis tranché de leur maître, ni, surtout, de faire de Dante et de son œuvre des modèles constants, même si parfois inavoués.
Frugoni se place dans la lignée de Tesauro et de Daniello Bartoli, entre raffinement extrême de l’expression et rigorisme moral. Et c’est plutôt sous ce deuxième aspect qu’il se sert constamment de Dante, non pas tant sur le plan linguistique mais plutôt sous la forme de reprises thématiques. Déjà dans sa première œuvre, le poème « giocoso » en octaves et en huit chants La Guard’infanteide, publié sous le pseudonyme de Flaminio Filauro en 1643, les suggestions dantesques ne manquent pas. Au cours de ce récit comique mais imbibé de moralisme religieux et de misogynie – dont l’intrigue tourne autour des conséquences, néfastes pour les hommes, de l’introduction de la robe à crinoline, qu’on nomme guard-infante –, le démon Libicocco et ses compagnons conçoivent ce dispositif sur le modèle des neuf cercles de l’enfer dantesque, d’où les neuf cerceaux du guard-infante prennent leur forme et, semble-t-il, leur sens moral34. Le chant VIII du poème en particulier montre une influence structurelle mais aussi linguistique du modèle dantesque, lorsque Libicocco, sous son aspect humain d’Alvariglia, retourne en enfer habillé de son guard-infante, a un long dialogue avec Charon sur l’opportunité de monter à bord de sa barque avec cette robe très imposante35, puis se rend ensuite dans la cité de Dité36.
Ces reprises du modèle dantesque n’empêchent pas que Frugoni soit en même temps assez critique à l’égard de Dante – ou, pour le moins, qu’il le devienne plus tard, vraisemblablement sous l’influence de Tesauro. Dans le troisième tome des Ritratti critici, publiés en 1669, précisément dans le vingtième portrait consacré au Faccendiere, l’on trouve l’un des jugements les plus tranchés exprimés par le Seicento à l’égard de Dante, inséré qui plus est dans le cadre de la déploration de la stitichezza (la « constipation », au sens de frilosité, de soumission inconditionnée) des Modernes à l’égard des Anciens. On y remarquera d’ailleurs le ton railleur que Frugoni adopte assez fréquemment au cours de ses tirades. S’il devait se réincarner au xviie siècle, s’il devait 200écouter les gens qui parlent et lire les œuvres qui se publient à cette époque, Dante ne manquerait pas d’éprouver des regrets par rapport à l’ère barbare où il a vécu, ce qui l’amènerait à repenser toutes ses œuvres (et Frugoni s’adonne à une ridiculisation systématique de celles-ci basée sur leurs titres) :
E che direbbe sier Dante, che tanto nella frase suol haver del Pedante, come ne’ sensi reconditi del Filosofo, e del Teologo ? Certo, che farebbe un’altra Vita nuova : rimarrebbe a denti secchi nel suo Convito, e comparirebbe come un Zanni nella sua Commedia ; che perciò si anderebbe ad appiattare nella più cupa bolgia del suo Inferno37.
Suit une prise de distance, assez rare d’ailleurs chez Frugoni, par rapport à son maître Bartoli, car ce dernier apprécie la langue et l’esprit de Dante. Frugoni s’indigne du fait qu’encore à son époque il y ait des intellectuels qui reconnaissent le magistère dantesque : « Corpo di Dante ! è ben bella questa, ch’egli col suo cappuccio lograto habbia da scappucciar tanti, mentre scappuccia nel paragone di tanti, che scrissero più divinamente di lui38. » Dans ce même passage, le caractère partisan de Dante est également déploré, du fait que dans la Comédie il n’aurait en fin de compte placé en enfer que ses propres ennemis, alors que Frugoni aurait désiré qu’il y demeure lui-même ad æternum.
Cependant, c’est dans la conclusion de ce passage que la subjectivité du goût de Frugoni en faveur des Modernes triomphe au détriment des Anciens :
[…] quanto à me stimo più, e credo certo di non isbagliare una Strofa delle Odi del Vidali, del Santinelli, del Ciampoli, del Testi, del Balducci, dello Stampa, del Dottori, e d’altri Lirici grandi del nostro Secolo ; un Sonetto del Vidali, del Santinelli, di Ciro di Pers, di Tiberio Ceuli, del Torcigliani, del Rubilli, del Marchese Rossetti, del Marchese Hercole Trotti, d’Agostino Viale, del Lengueglia, di Scipion della Cella, del Marini, del Preti, dell’Achillini, e di altri Sonettanti famosi del nostro Mondo ; un’Ottava del Tasso, dell’Ariosto, del Tassoni, del Chiabrera, del Gratiani, del 201Cebà, del Bracciolini, del Casoni, del Goltio, e di molti altri Epici dell’età nostra, che tutta la Commedia di Dante39…
Dans son dernier ouvrage, Frugoni tempère quelque peu ces prises de position. Ce testament littéraire de l’auteur est le roman-monstre Il Cane di Diogene, qui est constitué de plus de 4000 pages divisées en sept « latrati » et onze récits, et qui a été publié à titre posthume entre 1687 et 1689. Comme l’âne Lucius des Métamorphoses d’Apulée, modèle structurel du Cane, Saetta, l’animal protagoniste du roman, passe à travers les mains de plusieurs maîtres et vit plusieurs aventures à visée philosophique et morale40. Il est question de Dante – de loin ou de près – dans deux des récits du Cane, le dixième (d’où sont tirés les cinquièmes « latrati »), Il Tribunal della Critica, et le onzième (La Barca di Charonte, sixièmes « latrati »). Dans le Tribunal della Critica, le chien Saetta accompagne le dieu Mercure à l’endroit où toute la littérature de toutes les époques et de tous les pays est produite depuis les débuts de l’écriture, et où elle est divisée par genres, jugée et fréquemment condamnée pour les raisons les plus diverses. Dante est ici l’huissier du tribunal, et le protagoniste de l’aventure le rencontre dès le début de son voyage. De plus, sur le portail de la salle d’assises est gravée une épigraphe qui paraphrase celle de l’entrée de l’Enfer : « Uscite di baldanza, o voi ch’entrate ! / Entrate nel Parnaso, o voi ch’uscite41 ! » Le personnage allégorique de la Satire, qui assiste à cette rencontre entre Saetta et Dante, invite le chien à se montrer affectueux à l’égard du poète, car Dante appartiendrait lui aussi à la secte des « cyniques42 ». 202Dante se lance aussitôt dans une invective contre ses anciens concitoyens, modelée sur celles de la Comédie, et qui s’étend jusqu’à inclure dans la damnatio les vicissitudes de Florence à la fin du xviie siècle, en insistant notamment sur la perte de la liberté dont souffrent les Florentins depuis des siècles. Il se définit comme un « cygne » qui a toujours été entouré par des « hiboux », et il déplore que sa patrie n’ait été pour lui qu’une « marâtre43 ». Il revendique sa liberté de jugement et son intégrité morale, et affirme que cette intégrité doit être l’apanage de tout homme de lettres se voulant libre. Le ton de l’invective dantesque est évidemment celui du Baroque extrême de Frugoni, qui ne tente aucune forme de mimétisme à l’égard de son modèle médiéval et préfère reprendre les stylèmes du raisonnement scolastique revenu à la mode, et qui ont déjà accompagné à plusieurs reprises les textes de l’auteur sur Dante :
I miei Cittadini furono Pazzi hebber perciò bisogno de i Medici. E che Medici ? Medici, che son’Apolli : Apolli, che sono Medici delle Politiche malatie. Medici, che son’Esculapi : Esculapi, che son Medici delle Cure famose. Medici, che son’Hippocrati : Hippocrati, che son Medici delle febbri civili44.
L’insistance sur le même concept – la prise du pouvoir par les Médicis suite aux discordes civiles qui sévissaient à Florence – remplace l’obscurité du prophétisme dantesque par un didactisme à l’effet rhétorique assez prévisible (semblable à celui de la satire sur les titres des œuvres dantesques cité ci-dessus). Il n’est sans doute pas anodin, pourtant, qu’un contempteur de Dante tel que le Frugoni des Ritratti critici ait décidé de réserver au poète médiéval cette place liminaire dans son Tribunal. D’ailleurs, le canon littéraire ratifié par le Tribunal de cet original du Seicento est assez atypique. Entre autres, les jugements qui s’y prononcent sont très élogieux à l’égard du Tasse, et très durs à l’égard de Marino. Frugoni réitère sa vénération pour Bartoli, qu’il considère un maître du style auquel les écrivains de toute l’Italie devraient se conformer, et prend systématiquement position en faveur des Modernes et contre 203les « trecentisti » et les Anciens en général45. Le vrai héros du Tribunal della Critica est du reste Emanuele Tesauro, et si Dante est loué pour son engagement civique et son rigorisme moral, Frugoni n’a aucune indulgence pour son style « moyenâgeux » et barbare.
L’ambiguïté de la position de Frugoni à l’égard de Dante est encore plus évidente dans l’au-delà qu’il bâtit au cours du sixième « latrato » de son Cane, c’est-à-dire là où la reprise du modèle dantesque serait le plus attendue. On se rend compte que ces enfers baroques sont beaucoup plus proches du traitement antique du motif que de leur avatar médiéval et dantesque. La Barca di Caronte met en scène un voyage infernal et une énième galerie de pécheurs rencontrés par Saetta, mais elle le fait sous la forme d’une série de dialogues à la manière de Lucien. Du reste, Frugoni accorde une place beaucoup plus importante à un système de valeurs atemporel, et, surtout, il exclut l’un des paramètres essentiels de l’au-delà dantesque, celui de l’avènement de l’actualité sur la scène de l’outre-tombe. Les interlocuteurs des dialogues de Frugoni dans ce « latrato » sont en effet soit repris de la mythologie païenne, soit, de manière plus sporadique, il s’agit de figures allégoriques. D’ailleurs, si on compare l’au-delà du Cane di Diogene à celui de La Guard’infanteide dont il a été question plus haut, il est aisé de constater que dans sa première œuvre Frugoni se montre beaucoup plus enclin à accueillir des suggestions dantesques, et qu’au contraire, le modèle de l’outre-tombe antique prend le dessus dans son dernier roman.
Conclusion
Au cours de ce Seicento assez ingrat à l’égard de Dante et de son œuvre ont été néanmoins jetées les bases pour une réévaluation du Moyen Âge et de cette figure exemplaire de poète et d’intellectuel. Les quelques épisodes de résistance à la stigmatisation et à l’exclusion de Dante, que ce soit en faveur des Modernes, ou même du canon des Anciens, ainsi que les reprises dantesques quelque peu déguisées de Marino ou de Frugoni, formeront en effet le noyau conceptuel d’une 204réhabilitation progressive du poète au cours du Settecento. De Gravina à Vico, à Gozzi, les intellectuels italiens du xviiie siècle, en s’éloignant tant du goût exprimé par Bembo et Della Casa que de la « dégénération » du Baroque, militeront souvent pour une ré-inclusion de Dante dans le panthéon médiéval, tout en reprenant des thèmes et des motifs de certains de leurs prédécesseurs, telle la fictionnalisation du personnage introduite par Frugoni dans son Tribunale. Ils feront alors du poète de la Comédie le premier véritable écrivain-héros italien, visionnaire et précurseur d’une langue et d’une patrie qui seront de plus en plus au centre des débats littéraires mais également politiques.
Filippo Fonio
ISA-Litt&Arts
Université Grenoble Alpes
1 Pietro Bembo, Prose della volgar lingua [1525], dans Id., Prose e rime, éd. C. Dionisotti, Turin, UTET, 1966 (première édition 1960), p. 71-309, ici I, 19, p. 121 : « nous devons écrire dans le style des auteurs du passé, et non pas dans celui des auteurs de ce temps-ci. » Les traductions sont les miennes. C’est une réponse coup pour coup à la remarque de Julien de Médicis, qui reproche à Carlo Bembo de vouloir « écrire pour les morts plus que pour les vivants. » Bembo, Prose della volgar lingua, I, 17, p. 117.
2 En accord avec le principe – encore médiéval – de l’adéquation entre le sujet traité et le registre stylistique de l’œuvre.
3 G. Contini, « Preliminari sulla lingua del Petrarca » [1951], dans Id., Varianti e altra linguistica. Una raccolta di saggi (1938-1968), Turin, Einaudi, 1970, p. 169-192, en particulier p. 170-175.
4 « Si le poète Dante avait passé sous silence ce qu’il ne pouvait pas dire de manière élégante, il aurait bien fait, dans ce cas précis et dans maints autres endroits de ses œuvres, s’il avait voulu tâcher de s’exprimer par des mots plus agréables et honorables – ce qu’il aurait pu faire s’il y eût pensé – alors qu’il a utilisé des mots impropres et peu honorables, il aurait eu droit à une louange et à une renommée bien plus grandes, bien qu’il soit déjà assez loué et honoré. » Bembo, Prose della volgar lingua, II, 5, p. 138-139.
5 C’est déjà in nuce la distinction entre poésie et non-poésie proposée par Benedetto Croce, ou entre « poésie » et « doctrine », qui a longtemps été centrale aussi dans les études sur la Comédie.
6 Bembo, Prose della volgar lingua, II, 20, p. 176.
7 « Combien il aurait été meilleur poète que ce qu’il est, s’il avait voulu ne pas être autre chose qu’un poète. » Bembo, Prose della volgar lingua, II, 20, p. 178.
8 « Être comparée à un beau et ample champ de blé, où le blé se trouve partout mélangé d’herbes infructueuses, d’avoine et d’ivraie, ou à un vignoble qui n’ait pas été émondé au bon moment, et qu’on voit après l’été plein de feuilles, de pampres et de vrilles qui en gâtent le beau raisin. » Ibid.
9 « Et puisque Dante, tout en étant un grand poète, s’intéressa si peu à ces préceptes, je considère que pour cette raison on ne puisse dire aucun bien de lui. Et je te déconseillerais d’en faire ton maître dans cet art de bien parler, car lui en premier ne parla pas bien. Je trouve même écrit dans une chronique : “À cause de son savoir, Dante fut assez présomptueux, altier et dédaigneux, presque impoli, car, étant lui-même philosophe, il ne savait pas causer avec les laïcs.” » Giovanni Della Casa, Galateo ovvero de’ costumi [1558], dans Id., Prose, éd. A. Di Benedetto, Turin, UTET, 1970, p. 191-263, ici XXII, p. 237. Della Casa cite ici la Chronique de Giovanni Villani.
10 « Déplaisant », Della Casa, Galateo, p. 239.
11 « Non seulement il faut que chacun fasse attention à éviter les mots lourds ou dépourvus d’honnêteté, mais également les mots vils, spécialement lorsqu’on parle de choses élevées et nobles ; et pour cette raison notre Béatrice mérita peut-être du blâme. », Della Casa, Galateo, p. 241.
12 Baldassare Castiglione, Il libro del cortegiano [1528], dans Opere di Baldassare Castiglione, Giovanni Della Casa, Benvenuto Cellini, éd. C. Cordié, Milan-Naples, Ricciardi, 1960, p. 3-361, ici p. 8-12 ; voir aussi p. 51-69.
13 Voir au moins M. Arnaudo, Dante barocco. L’influenza della Divina commedia su letteratura e cultura del Seicento italiano, Ravenne, Longo, 2013, p. 18 et passim ; U. Cosmo, Con Dante attraverso il Seicento, Bari, Laterza, 1946 ; G. Tavani, Dante nel Seicento. Saggi su A. Guarini, N. Villani, L. Magalotti, Florence, Olschki, 1976 ; A. Limentani, « La fortuna di Dante attraverso il Seicento », Studi secenteschi, 5, 1964, p. 3-49.
14 Cosmo, Con Dante attraverso il Seicento, p. 93-129.
15 E. Raimondi, Letteratura barocca. Studi sul Seicento italiano, Florence, Olschki, 1961, p. 41.
16 « Non moins distante que la tristesse de l’allégresse, que les ténèbres de la lumière, et que la terre du ciel. » Paolo Beni, Comparatione di Torquato Tasso con Homero e Virgilio insieme con la difesa dell’Ariosto, Padoue, Battista Marini, 1612, p. 64.
17 « Un poète dépourvu de jugement et d’esprit, et qui n’est pas digne qu’on le compare sous aucune forme à aucun poète qu’on apprécierait, et d’autant moins aux poètes héroïques. » Torquato Tasso, Il Goffredo overo la Gierusalemme liberata col commento del Beni, Padoue, Francesco Bolzetta, 1616, p. 247.
18 Tasso, Il Goffredo, p. 248.
19 Voir aussi Cosmo, Con Dante attraverso il Seicento, p. 27.
20 Paolo Beni, Il Cavalcanti, overo La Difesa dell’Anticrusca, Padoue, Francesco Bolzetta, 1614, p. 13.
21 Beni, Il Cavalcanti, p. 16.
22 « Un mélange, ou un caprice sans règle ». Ibid.
23 Cosmo, Con Dante attraverso il Seicento, p. 28.
24 « J’ai parcouru trois Mondes, et j’ai levé mon vol bien léger sur mes ailes, car je suis l’Ailéger. Des profondes ténèbres infernales j’ai tiré une lumière perpétuelle pour mon nom. J’ai pris le chant et le style des immortels esprits du ciel qui font couronne à Dieu. M’ont guidé à travers l’ombre et ensuite à travers la lumière l’esprit de Virgile et le cœur de Béatrice. » Giambattista Marino, La Galeria. Distinta in pitture e sculture [1620], Venise, Ciotti, 1635, p. 211.
25 Giambattista Marino, Adone [1623], éd. E. Russo, 2 volumes, Milan, Rizzoli, 2015, ici IX, 178, vol. 1, p. 939-940.
26 Sur la fortune de cette para-étymologie reprise – ou, plus probablement, créée par Marino, voir Cosmo, Con Dante attraverso il Seicento, p. 46.
27 Voir en particulier F. Salvatore, « Un ignoto difensore di Dante nel Seicento : Vincenzo Gramigna », Dante Studies, 92, 1974, p. 153-166 ; F. Salvatore, Antichi e moderni nell’Italia del Seicento, Montréal, Guernica, 1987.
28 « Dante écrivit des choses élevées, et il le fit de manière divine ; Pétrarque, de son côté, fut égal à Dante quant à la hauteur de son esprit, même s’il n’atteignit pas le même niveau conceptuel, et le dépassa même par sa culture et sa candeur ; le premier, pourtant, en voulant trop s’élever, s’est parfois rendu horrible à écouter, et âpre, même plus souvent de ce qu’il aurait voulu ; le deuxième, inversement, pour avoir trop voulu donner forme à la grâce de son esprit par la douceur de ses mots, dans certaines choses s’est avéré inférieur à ce que ses capacités auraient fait espérer. » Vincenzo Gramigna, Fantasie varie, Rome, Marc’Antonio Foppa, 1628, p. 184.
29 Voir aussi l’éloge de Dante dans Gramigna, Fantasie, p. 185, où il compare la Comédie à une mine d’or, où l’on descend avec les mêmes craintes qu’éprouve un mineur, mais où l’on peut trouver, en cherchant bien, le minerai le plus pur et le fruit de la langue le plus exquis.
30 « Crois-tu que Linus, ou Orphée, ou encore Musée, ou d’autres qui à l’époque ancienne chantèrent des choses célestes, pourraient être comparables à celui qui, seul parmi les poètes italiens, avec son chant ne sonda pas seulement le ciel, mais également les choses les plus profondes et les plus cachées que la terre enferme en son centre ? » Gramigna, Fantasie, p. 265.
31 « Momus, je vois que dans ton éloge de Dante, tu t’éloignes trop de l’avis de beaucoup d’autres qui parlent de lui. J’entends que certains jugent que son vers est âpre à l’oreille, qu’il lui manque le plus souvent le rythme, et aussi qu’il est audacieux dans le choix des mots, désordonné dans la construction, obscur quant au sens de ses phrases, non conforme aux usages, et dans les descriptions il est trop subtil et sans art. Comment oses-tu lui attribuer de tels éloges, à l’encontre du sentiment général des hommes ? » Gramigna, Fantasie, p. 266-267.
32 « [Ces défauts n’entraînent pas] que ce poème soit moins beau, ni qu’il soit moins orné, pas plus que quelques cheveux d’une jolie femme qui s’échappent, et que le vent lui enroule autour du front, n’en diminuent la beauté. » Gramigna, Fantasie, p. 267.
33 « Dante abonde en gloses et en mots toscans, mais qui sentent le moisi et qui sont plébéiens ; et plébéien il a paru même à ses concitoyens, qui considérèrent que les lecteurs avisés devraient séparer dans son œuvre les perles de la boue. Ainsi, plus cette langue toscane se révèle à nous nue et sans ornement, plus elle nous montre sa rouille et les imperfections de l’ignorance ancienne, que depuis peu les Toscans ont nettoyée et effacée avec grâce de leur langue, grâce à la ponce abrasive de la censure. » Emanuele Tesauro, Il cannocchiale aristotelico [1654, 1670], réimpression anastatique de l’édition de 1670, Savigliano, Editrice Artistica Piemontese, 2000, p. 242. Voir aussi Trattatisti e narratori del Seicento, éd. E. Raimondi, Milan-Naples, Ricciardi, 1960.
34 Francesco Fulvio Frugoni [Flaminio Filauro], La Guard’Infanteide. Poema giocoso, Pérouse, Pietro Tomassi, 1643, ici V, p. 91.
35 Frugoni, La Guard’Infanteide, p. 157 et suiv.
36 Frugoni, La Guard’Infanteide, p. 162 et suiv.
37 « Et que dirait messer Dante, qui fut si Pédant quant à son style, tout comme il tint du Philosophe et du Théologien quant aux sens abscons de son œuvre ? Sans aucun doute il se ferait une deuxième Vie nouvelle ; resterait le ventre vide dans son Banquet, et il ne figurerait que comme un zanni dans sa Comédie ; c’est pourquoi il déciderait d’aller se cacher dans le cercle le plus sombre de son Enfer. » Francesco Fulvio Frugoni, Ritratti critici. Ripartimento terzo, Venise, Combi & La Noù, 1669, p. 370.
38 « Nom d’un Dante ! c’est fameux que tant de gens ôtent leur capuchon face à son capuchon usé, alors que c’est lui qui devrait l’ôter face à tous ceux qui – et ils furent nombreux ! – écrivirent mieux que lui. » Ibid.
39 « Quant à moi, j’apprécie plus, et je pense ne pas me tromper, une strophe des odes de Vidali, de Santinelli, de Ciampoli, de Testi, de Balducci, de Stampa, de Dottori et des autres grands poètes de notre époque ; un sonnet de Vidali, de Santinelli, de Ciro di Pers, de Tiberio Ceuli, de Torcigliani, de Rubilli, du marquis Rossetti, du marquis Ercole Trotti, d’Agostino Viale, de Lengueglia, de Scipion della Cella, de Marini, de Preti, d’Achillini et d’autres sonnetiers fameux en notre temps ; une octave du Tasse, de l’Arioste, de Tassoni, de Chiabrera, de Graziani, de Cebà, de Bracciolini, de Casoni, de Goltio et de plusieurs autres poètes épiques de notre âge, plus, disais-je, que toute la Comédie de Dante. » Frugoni, Ritratti critici, p. 371.
40 Pour un résumé de l’intrigue voir L. Rodler, Una fabbrica barocca : il Cane di Diogene di Francesco Fulvio Frugoni, Bologne, Il Mulino, 1996, p. 185 et suiv. Sur le roman de Frugoni voir aussi D. Conrieri, Scritture e riscritture secentesche, Lucques, Pacini Fazzi, 2005.
41 « Vous qui entrez, laissez votre orgueil ! / Vous qui sortez, entrez au Parnasse ! » Francesco Fulvio Frugoni, Il cane di Diogene [1687-1689], réimpression anastatique, éds. G.M. Anselmi, N. Bonazzi et F. Rossi, 7 volumes, Bologne, Forni, 2009, ici V, p. 158.
42 Frugoni, Il cane di Diogene, V, p. 159.
43 Frugoni, Il cane di Diogene, V, p. 160.
44 « Mes concitoyens furent des Pazzi, ils eurent donc besoin des Médicis. Et de quels Médicis ? De Médicis qui sont des Apollons, d’Apollons qui sont des Médicis des maladies politiques. De Médicis qui sont des Esculapes, d’Esculapes qui sont des Médicis célèbres pour leurs soins. De Médicis qui sont des Hippocrates, d’Hippocrates qui sont des Médicis des fièvres civiles. » Frugoni, Il cane di Diogene, V, p. 161.
45 Voir Frugoni, Il cane di Diogene, V, p. 409-410.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-11996-8
- EAN : 9782406119968
- ISSN : 2273-0893
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-11996-8.p.0185
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 07/07/2021
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : classicisme, baroque, canon, querelle des anciens et des modernes, Bembo