Les réseaux de François de Sagon Premier essai de cartographie
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes - Journal of Medieval and Humanistic Studies
2020 – 2, n° 40. varia - Auteur : Astier (Sophie)
- Pages : 199 à 212
- Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes - Journal of Medieval and Humanistic Studies
Les réseaux de François de Sagon
Premier essai de cartographie
À quelques exceptions près, François de Sagon n’a guère intéressé les spécialistes de la Renaissance que dans le cadre de sa fameuse querelle avec Clément Marot. L’histoire n’a généralement retenu de lui que l’image d’un poète provincial, empêtré dans une poésie lourde et démodée aussi bien que dans un fanatisme catholique incapable de reconnaître les apports des bouleversements religieux de son temps. En un mot, Sagon est généralement perçu comme la grenouille qui a voulu se faire plus grosse que le bœuf, dans un combat perdu d’avance contre le poète le plus brillant de son époque, porte-parole des innovations poétiques et religieuses qui ont marqué le règne de François ier.
S’il convient de nuancer ce tableau peint en noir et blanc, la chose est d’autant plus difficile que l’homme Sagon est mal connu. À ce jour, ce que l’on sait de ses origines et de sa famille est presque tout entier contenu dans quelques-uns de ses poèmes. L’étendue exacte de sa production n’est pas définie ; une partie n’a jamais circulé que sous forme manuscrite. De plus, manuscrits ou imprimés contenant ses œuvres ne l’identifient pas toujours sous son nom1, préférant le recours à la devise « Vela de quoy » ou parfois au sobriquet « l’Indigent de sapience ». Or, la première a également été utilisée par Jean Parmentier2, et le second par Gilles Corrozet (avec lequel il arrive parfois qu’il y ait des confusions dans la deuxième moitié du xvie siècle3). 200L’homme et l’œuvre sont donc extrêmement difficiles à cerner, ce qui ne rend pas la tâche aisée lorsqu’il s’agit de donner à voir les réseaux dans lesquels il a pu s’inscrire. Le présent article est le fruit d’un travail en cours dont l’objectif est une édition de l’œuvre du poète normand : il s’agit de premières pistes qui, à travers l’identification d’un réseau de protecteurs, visent à mieux situer l’homme et le poète dans son époque et à montrer qu’il est sans doute beaucoup moins provincial qu’on a bien voulu le croire.
En effet, il est difficile à ce stade de la recherche de prétendre chercher et déterminer les réseaux personnels et poétiques de Sagon. Il s’agit plutôt de développer un projet global pour documenter le personnage de la façon la plus complète et la plus systématique possible, afin de mieux comprendre d’où il vient, quel est son milieu social d’origine, quelles ont été sa formation et sa carrière. En identifiant un réseau de protecteurs plus ou moins liés les uns aux autres, l’objectif est de commencer ce travail de documentation précise, afin de poser des jalons qui permettront, à terme, de mieux comprendre le type de relations qu’entretient Sagon avec à la fois ses supérieurs et ses égaux, et donc de pouvoir esquisser de véritables réseaux poétiques, en sortant des faux-semblants des prises de position idéologiques.
Dans son état actuel, l’enquête laisse de côté deux types de réseaux qui peuvent s’avérer particulièrement importants pour mieux appréhender le poète. Il s’agit d’abord des réseaux familiaux, sur lesquels les recherches n’en sont qu’à leurs balbutiements. Malgré la relative abondance des sources rouennaises grâce à la bonne conservation du tabellionnage, c’est-à-dire des archives notariales, le nom de Sagon s’y fait pour le moment remarquablement rare. Par ailleurs, le nom que Sagon donne lui-même pour sa mère dans les pièces de la querelle (Ango) est au contraire extrêmement fréquent à Rouen, ce qui ne facilite pas le dépouillement. On en restera donc là pour le moment sur ce sujet. On n’explorera pas davantage les relations entretenues par Sagon avec le monde de l’imprimerie. Le poète paraît avoir un rapport ambigu avec la presse imprimée : certaines de ses œuvres sont mises en lumière, d’autres non ; il semble que les publications qui lui sont liées interviennent toujours dans un même groupe, sans qu’on ne sache rien de ses relations avec le monde typographique. Là encore, il s’agit d’une enquête entièrement à mener, avec peu de points de départ pour la guider.
201Le mieux connu des protecteurs de François de Sagon est Félix de Brie, abbé de Saint-Evroult en Normandie, dont il est le secrétaire. Jérémie Bichüe a très récemment rappelé l’importance de ce personnage, aumônier de Marguerite de Navarre dès 15174. Il s’agit d’une famille de vieille noblesse angevine, en faveur auprès de la Cour depuis de nombreuses générations, ayant produit des chambellans attachés à Charles vii et Louis xi5. Félix de Brie est le frère de Péan de Brie, seigneur de Serrant6, par ailleurs connu pour avoir commandé les travaux d’embellissement au goût du jour du château de Serrant qui était la résidence familiale7. Serrant se trouve dans la commune de Saint-Georges-sur-Loire, à proximité d’Angers ; Péan de Brie est mort vers 1542-1543, son fils aîné Magdelon lui succédant alors sous la tutelle de l’abbé de Saint-Evroult.
Il n’existe pas de notice biographique complète de Félix de Brie. Selon certaines indications, il semble toutefois que ce personnage, tout comme sa famille élargie, ait été fort riche et enclin à dépenser des sommes importantes dans différents domaines artistiques. Lors de l’affaire de la reconstruction du château de Serrant, c’est lui qui représente son frère Péan lors des négociations avec le maître charpentier8. Le château, dont les travaux n’ont jamais été complètement exécutés, est reconnu par les spécialistes comme un des plus remarquables chantiers mis en route dans ces années-là aux environs d’Angers, dans le droit fil de celui de Châteaubriant, ce qui témoigne d’un goût résolument influencé par les modes artistiques les plus récentes. Par ailleurs, si on ne connaît pas la bibliothèque personnelle de Félix de Brie, il semble que l’abbé appréciait particulièrement la poésie, et sans doute pas seulement celle de son secrétaire. En effet, la bibliothèque du Musée Condé à Chantilly 202conserve un manuscrit portant ses armes et la devise familiale, « Los en bien serrant9 ». D’après la description du catalogue, le manuscrit porte le titre suivant : Ce présent livre intitulé la Dolente Veufve fut faict et composé par défuncte dame Phelippe de Belleville, après le trespas de feu messire René de Surgières, chevalier, seigneur de La Flosselière au pays de Poictou, en son vivant mary et espoux de la dicte Phelippe de Belleville et comporte 43 rondeaux. Philippe de Belleville et René de Surgères sont les parents de Renée de Surgères, deuxième femme de Péan de Brie : il s’agit donc d’un recueil familial.
On ne sait pas à quelle date François de Sagon est entré dans la suite de l’abbé. Il y est déjà présent en 1534 lors du mariage d’Isabeau d’Albret à Alençon. Jérémie Bichüe a bien montré que c’est probablement à ce titre qu’il est présent lors des festivités qui auraient été le théâtre déclencheur de la querelle : l’abbé, qui a porté le titre d’aumônier de Marguerite et a perçu des gages à cet effet jusqu’en 1524, est peut-être déjà le prieur d’Alençon au moment du mariage d’Isabeau d’Albret10. Sans revenir sur la querelle poétique avec Marot, qui, d’après Jérémie Bichüe, semble considérer l’abbé comme son véritable adversaire11, il paraît important de noter que Sagon, par la suite, paraît bien présent au service des Brie de Serrant, leur adressant des pièces diverses et variées à différents moments de sa carrière. Par exemple, le recueil de La complainte de troys gentilshommes françoys12 se conclut par une série de six pièces adressées à Étiennette de Pincé, épouse de Jean de Brie, seigneur de la Motte-Serrant et capitaine du Mans, pour la mort de leur fils Claude qui venait de naître. Ce Jean de Brie est un cousin issu-de-germain de Péan et Félix de Brie, issu d’une branche cadette de la famille.
Si le recueil des Étrennes13 en cours d’édition par Claire Sicard et Mathilde Vidal n’a pas livré le secret de l’identité de tous ses destinataires14, il existe d’autres occurrences de pièces adressées à d’autres membres de la famille de Brie de Serrant, voire élaborées en collaboration 203avec l’un d’entre eux. Le cas du manuscrit conservé à Carpentras15 sous le titre de Oroison de Isocrates, philosophe et orateur grec, intitulée Nicoclès ou aultrement exhortative et sociale oroison, traduicte de grec en latin par noble adolescent Magdelon de Brye, enfant de la maison de Serrant en Angeou, et du depuis interprétée dudict langage latin en vulgaire par Françoys Sagon, de Rouen, secrétaire de l’abbé de Sainct-Ebvroul est à cet égard remarquable. Si l’on en croit les paratextes, on a ici une traduction du grec en latin réalisée par Magdelon de Brie, jeune neveu de Félix de Brie et héritier de la seigneurie de Serrant, mise ensuite en français par François de Sagon.
Le choix du texte est loin d’être innocent. Il s’agit d’un texte bien connu des érudits, dont il existe au moins une édition latine incunable16. Le texte grec a été publié dès 149317 et il existe de nombreuses éditions en latin et en grec, publiées en Italie, en France, en Allemagne. Il s’agit donc d’un texte aisément accessible, dont le sujet est tout à fait adapté à la formation d’un jeune noble de grande maison, appelé à mener une carrière de courtisan. En l’absence d’étude détaillée, il est difficile de dater le manuscrit de Carpentras. On peut pourtant avancer qu’il a probablement été rédigé à l’époque de l’élaboration des premières traductions du discours d’Isocrate, ou un peu avant. En effet, les premières traductions françaises imprimées datent des années 1540 : on en trouve une à Tours sous la plume de Jean Brèche en 154118, une autre due à Calvy de la Fontaine à Paris chez Vincent Sertenas en 154419 et deux autres la même année toujours à Paris, chez Chrestien et André Wechel20. Il existe par ailleurs une autre traduction sous forme manuscrite, datée de 1542 et élaborée dans l’entourage royal proche : elle est adressée au dauphin Henri et ornée d’une reliure portant les emblèmes du dauphin et de 204l’hermine bretonne21. Pierre Jourda discute longuement de la possible attribution de cette traduction à Marguerite de Navarre22 ; cependant, ce qui nous intéresse ici est le contexte de la Cour et de l’entourage royal, qui paraît aussi impliqué en ce qui concerne le manuscrit de Carpentras. En effet, la traduction d’Isocrate est adressée à François ier, et Jérémie Bichüe, par l’étude de cette adresse au roi qui précède le texte traduit, a montré que la reine de Navarre a joué un rôle dans son élaboration23. Il est à noter que la version latine réalisée par Magdelon de Brie, elle aussi adressée à François ier, est conservée à la Bibliothèque Sainte-Geneviève24 et s’ouvre sur une initiale ornée où sont peintes les armes de France entourées du collier de l’ordre de Saint-Michel. S’il n’y a aucune indication que ce manuscrit ait effectivement appartenu au roi ou à son entourage, il est évident qu’il a été réalisé dans l’idée que cette traduction est issue de ce cercle privilégié.
Une autre traduction à laquelle François de Sagon a été associé doit retenir notre attention. Il s’agit d’un volume paru en 1539 chez Jean Longis : Le preparatif a la mort. Livre tres utile & necessaire à chascun chrestien. Adjoustée une instruction chrestienne pour bien vivre, & soy preparer a mourir25… Sous ce titre se cache une traduction du De preparatione ad mortem d’Érasme, mise sous la plume de Guy Morin, seigneur de Loudon. À la suite de l’ouvrage, on trouve Le Discours de la vie et mort accidentelle de noble homme Guy Morin, traducteur de ce present Preparatif a la mort, par Francoys de Sagon, secretaire son vray amy. Or, ce n’est pas la première édition de cet ouvrage : il paraît d’abord chez Galliot du Pré en 153726, avec un dizain de Sagon à la suite de l’avertissement au lecteur mis sous la plume de Guy Morin. On trouve ensuite cette traduction à Paris chez Denis Janot en 154127 et à Lyon chez François 205Juste en 154428. Il n’est pas forcément facile de déterminer de façon tranchée la position catholique ou réformatrice de cette traduction : outre le fait que la position d’Érasme lui-même à cet égard reste ambiguë, des interprétations très différentes ont été faites de la place de la traduction de Guy Morin dans le champ spirituel contrasté des années 1530-1540. D’après Margaret Mann Philipps, il s’agit d’une traduction tout à fait catholique qui circule de façon parallèle à une autre, qui est plutôt de tendance évangélique voir protestante29. Beaucoup plus récemment, Marianne Carbonnier-Burkard estime qu’il s’agit d’une traduction qui influence d’autres arts de mourir protestants ou évangéliques, sans tout à fait basculer hors de l’orthodoxie religieuse30. Dans le cadre qui nous intéresse, il faut surtout retenir qu’il s’agit d’un ouvrage qui s’inscrit dans un contexte humaniste marqué, dont la proximité avec l’évangélisme chrétien à la française est ambivalente.
Le nom de François de Sagon est donc étroitement lié à la diffusion en français de l’un des plus importants ouvrages d’Érasme, l’un de ceux qui ont eu le plus de retentissement en Europe, avec un nombre record d’éditions sur le temps long. En s’appuyant sur l’image traditionnelle de Sagon, qui fait de lui un fanatique sourd aux nouveautés de son temps, on peut trouver ce fait étonnant. Or, lorsqu’on sort du contexte de la querelle avec Marot, on constate que notre poète n’a rien d’un Béda et que son positionnement intellectuel est beaucoup plus nuancé que cela. En effet, Jérémie Bichüe a récemment montré à quel point Sagon est imprégné de la culture philosophique de cour, voire d’une certaine pensée hermétique dont l’influence sur Marguerite de Navarre est certaine31. Par ailleurs, certains indices laissent entrevoir une affinité intellectuelle avec d’autres centres d’intérêt résolument ancrés dans la modernité : c’est le cas d’un échange poétique avec le parlementaire provençal Jean Charrier32, 206premier traducteur de L’Art de la guerre de Machiavel33. Il donne deux épigrammes, l’une latine et l’autre française, pour Le Triumphe de grace, et prerogative d’innocence originelle, sur la conception & trespas de la vierge esleue mere de Dieu, publié en 1544 sous un privilège accordé à Sagon lui-même34. Il compare le poète normand à Mellin de Saint-Gelais, Hugues Salel et Clément Marot, et le place au-dessus de tous les trois. Au-delà de la figure rhétorique, on a là encore un indice de proximité de Sagon avec les réseaux intellectuels les plus proches de la Cour : Jean Charrier dédie sa traduction de Machiavel au dauphin Henri et il est l’un des secrétaires de Jean de Bertrand35, parlementaire très proche de l’entourage royal, qui a également protégé Hugues Salel36.
La personnalité du traducteur d’Érasme que Sagon met en avant doit également nous retenir. En effet, si le nom de Guy Morin est obscur pour nous aujourd’hui, il est intéressant de noter qu’il s’agit là encore d’un membre de la famille des Brie de Serrant. En effet, il est le fils de Jean Morin, seigneur du Tronchet et de Loudon, mort en 1527, et de son épouse Marie de Brie, fille de Ponthus de Brie et donc sœur de Péan et Félix de Brie. Nous sommes donc là encore en présence de la parentèle de l’abbé de Saint-Evroult. La « mort accidentelle » de Guy Morin évoquée au titre de l’édition de 1539 correspond à son décès en 1536 devant Turin, lors de la huitième guerre d’Italie. Il est à noter que la traduction d’Érasme mise sous sa plume est la seule œuvre recensée à son nom, mais que son frère cadet, Jacques Morin, qui passe du côté de la robe et devient conseiller au Parlement de Paris, a une notice dans la Bibliothèque de La Croix du Maine37. Ce Jacques Morin épouse Geneviève 207Errault, fille du chancelier Errault de Chemans (et cousine de l’un des défunts de La complainte de troys gentilzhommes Francoys). Cette famille se convertit au protestantisme à la génération suivante38.
Si Sagon est associé aux Morin de Loudon au Tronchet, près du Mans, la chose est d’autant plus intéressante qu’il a existé dans l’église du Tronchet toute une série d’inscriptions funéraires remontant à la Renaissance. Ces inscriptions ont aujourd’hui disparu : si l’on en croit les témoignages anciens, il s’agissait d’épitaphes en vers, copiées en lettres gothiques sur des feuilles de parchemins encadrées et accrochées à la muraille. L’ensemble du dispositif a disparu lors d’une réfection de l’église en 1749. Ces vers ont par ailleurs été consignés au xviiie siècle dans un registre, que l’archiviste de la Sarthe a découvert dans le chartrier du château de Cerisay, alors en mains privées, en 1880. Si ce registre n’a pas été ensuite versé aux Archives départementales de la Sarthe au Mans, il y a toutes les chances qu’on ne connaisse plus aujourd’hui les vers associés aux différents seigneurs de Loudon que par ces témoignages très indirects39. Il n’y a bien sûr aucune garantie de la fiabilité de la transmission des vers ni aucune indication sur la commande ayant conduit à leur composition.
Ce dispositif fait pourtant écho avec un autre que l’on trouve également chez les Brie de Serrant, dont les témoignages sont beaucoup plus anciens. L’église Saint-Georges, dans l’actuelle commune de Saint-Georges-sur-Loire où se trouve le château de Serrant, était le lieu traditionnel de sépulture des Brie de Serrant. Il s’agissait autrefois d’une église abbatiale. L’église actuelle est beaucoup plus récente, l’ancienne ayant été détruite au début du xixe siècle pour en construire une nouvelle. Cependant, quelques témoignages anciens signalent des épitaphes en vers sur les tombeaux des Brie de Serrant. Au xviie siècle, Gilles Ménage évoque ces inscriptions et en donne le détail40. Il les attribue à François de Sagon d’après les indications de la Bibliothèque de La Croix du Maine. Bien sûr, ces traces, qui sont les seules qui subsistent du décor de la Renaissance, sont bien minces et il est difficile de fonder une attribution sûre sur de telles bases. Cependant, l’existence de telles pratiques dans une parentèle 208étroitement liée à François de Sagon est d’autant plus intéressante que la poésie funéraire paraît, à première vue, assez centrale dans l’œuvre de ce poète telle qu’on peut l’appréhender aujourd’hui.
On le voit à travers l’exemple des Brie de Serrant et de leur parentèle plus large, les réseaux de protection de Sagon s’étendent bien au-delà de la Normandie, se manifestant à la Cour, parfois très près de l’entourage royal lui-même, et auprès de la noblesse des provinces occidentales du royaume. Les recueils funéraires composés par Sagon permettent de suggérer quelques pistes supplémentaires. Deux de ces recueils doivent particulièrement attirer l’attention : il s’agit d’une part de la Complainte de troys gentishommes francoys et d’autre part du Regret d’honneur foeminin. Le premier a été publié en 1544, juste après la bataille de Cérisoles, mais contient également des matériaux plus anciens. Le second est resté manuscrit, n’ayant eu les honneurs de l’imprimerie qu’au xixe siècle41.
La Complainte de troys gentilshommes francoys est en réalité composée de deux parties bien distinctes. La première pleure tour à tour la mort de trois jeunes membres de la Cour, tombés lors de la bataille de Cérisoles du 14 avril 1544. Lorsque la bataille a été décidée en Piémont, de nombreux jeunes nobles ont accouru sous les bannières du jeune François d’Enghien pour y chercher la gloire. Parmi ceux restés sur le champ de bataille se trouvait François de Genouillac, seigneur d’Acier, né en 1516, fils de Jacques Richard Galliot de Genouillac, grand maître de l’artillerie du roi et maître d’œuvre de la victoire de Marignan. On y trouvait aussi le neveu du garde des sceaux François Errault, seigneur de Chemans, et Gilbert de La Rochefoucauld, seigneur de Barbezieux, fils d’Antoine de La Rochefoucauld et petit-fils du parrain du roi, François de La Rochefoucauld. Le jeune Errault de Chemans s’était couvert de gloire en prenant deux enseignes à l’ennemi ; le seigneur de Barbezieux, quant à lui, s’est éteint à Lyon des suites de ses blessures peu après la bataille. Les pièces sont adressées aux proches des trois jeunes gens42.
Le recueil se poursuit par la déploration de la mort d’Antoine de La Rochefoucauld, survenue en 1537. La complainte se déroule longuement et s’adresse à la veuve, qui n’est autre qu’Antoinette d’Amboise, nièce 209de Catherine d’Amboise et cousine du poète Michel d’Amboise. Le poète s’efforce de la consoler en empruntant pour cela le ton et le vocabulaire alors en vogue à la Cour et particulièrement dans l’entourage de Marguerite de Navarre. En effet, comme nous l’avons déjà montré43, ce recueil funéraire pose de façon centrale la question de l’acceptation stoïque de la mort et du refoulement des larmes. Comme d’autres poètes plus portés vers l’évangélisme, Sagon développe toute une réflexion sur ce thème, en convoquant l’autorité des épîtres pauliniennes, certains épisodes des Évangiles, ainsi que divers exemples tirés de l’histoire grecque, romaine ou juive. Cependant, dans ce recueil, la réflexion paulinienne est toujours contrebalancée par l’expérience sensible du deuil, et le discours de raison est souvent mis en échec par les sentiments des protagonistes qui s’expriment et qui finissent par reconnaître leur faiblesse humaine et leur incapacité à retenir leurs larmes. De façon générale, c’est un recueil qui montre que Sagon maîtrise fort bien le débat sur le deuil qui agite le petit monde poétique de la Cour dans les années 1530, mais qu’il l’inscrit à la fois dans une interprétation qui reste toujours résolument catholique d’une part, et qui emprunte aux formes poétiques de la génération précédente d’autre part.
La position au sein de la Cour d’Antoinette d’Amboise, destinataire de la plus grande partie du recueil, celle qui a vraisemblablement été composée au moment où la question funéraire était la plus brûlante, paraît tout à fait intéressante à cet égard. Elle ouvre des pistes intéressantes sur le positionnement de Sagon au sein d’une cour poétique qui semble dominée par le cercle évangélique de Marguerite de Navarre, mais qu’il faut sans doute nuancer. D’autre part, il paraît aussi intéressant d’explorer la piste de la puissante famille de La Rochefoucauld, qui développe les réseaux de protection de Sagon vers l’Ouest du royaume. Évidemment, le simple fait de composer quelques pièces pour divers défunts de la famille n’est pas une preuve de protection en soi, mais il est sans doute significatif que Sagon choisisse de composer un recueil entier autour d’Antoine de La Rochefoucauld, puis, à plusieurs années d’intervalle, de composer à nouveau quelques pièces pour son fils Gilbert. Des approfondissements à la fois dans la recherche de nouvelles pièces dans les recueils collectifs et dans les archives permettront sans doute d’éclaircir certaines relations.
210Cela est d’autant plus vrai que les protections de Sagon dans la famille d’Amboise semblent bien attestées. À ce jour, nous n’avons guère identifié de pièces poétiques spécifiquement adressées au cardinal Georges d’Amboise, neveu du ministre de Louis xii et héritier de ses collections44. Le deuxième cardinal d’Amboise, neveu de Georges ier d’Amboise, est également le cousin germain de Guy de Chaumont d’Amboise, père d’Antoinette d’Amboise. Il bénéficie d’un nombre important de charges et bénéfices, dont l’archevêché de Rouen, où il succède à son oncle. Or, François de Sagon apparaît à plusieurs reprises dans les comptes de l’archevêché, dans la catégorie des « mises extraordinaires » faites à la discrétion du cardinal, sans justification particulière. Il apparaît ainsi pour les années 1535-1536, 1537-1538, 1538-1539, 1540-1541, 1541-1542 puis 1544-154545, ces années ne correspondant a priori pas avec celles où il remporte des prix lors des concours palinodiques46. Il semble donc avoir fait partie de la clientèle de Georges d’Amboise, sinon de sa maison, et reçoit des sommes qui peuvent être assez importantes, qui doivent lui être payées en plusieurs échéances sur l’année, ce qui constitue une sorte de pension et un bon indice pour identifier le cardinal parmi ses protecteurs.
L’autre recueil funéraire qui doit retenir l’attention est Le Regret d’honneur foeminin. Il déplore la mort de Françoise de Foix, comtesse de Chateaubriand et ancienne maîtresse du roi, survenue en 1537. Ce long poème n’a jamais été imprimé à la Renaissance ; il nous est principalement connu par un manuscrit conservé à la Bibliothèque nationale de France47, copié dans une élégante écriture romaine mais sans autre trace permettant de mieux appréhender le contexte de composition. Si le manuscrit n’est pas daté, il est sans doute raisonnable de penser que Le Regret d’honneur foeminin est à peu près contemporain de la composition des pièces en l’honneur d’Antoine de La Rochefoucauld. Or, il en est extrêmement différent, par la forme et par le fond. Il s’agit d’un long 211poème allégorique, qui emprunte à la moralité, mettant en scène un acteur et quatre personnages, les trois grâces et Honneur féminin, pour démontrer toutes les qualités de la défunte comtesse. Là encore, il emprunte aux genres pratiqués par la génération précédente, mais cette fois-ci, il n’y a plus de trace du vocabulaire et des thématiques évangéliques. La défunte est célébrée à la fois comme noble femme et comme auteur elle-même. Le recueil semble s’adresser à Claude de Foix, nièce de la défunte, épouse de Guy de Laval, comte de Laval et futur beau-frère de l’amiral de Coligny. Là encore, les liens de protection mériteraient d’être davantage explorés, mais toujours est-il qu’il est intéressant d’envisager la façon dont Sagon paraît adapter son langage et sa poésie en fonction de ses destinataires.
Que conclure de toutes ces remarques ? Le premier point est que l’homme François de Sagon se montre, à ce jour, à la fois difficile à appréhender et beaucoup plus nuancé qu’on a bien voulu le dire et l’écrire. Si l’orthodoxie de son catholicisme n’est pas à remettre en cause, il montre qu’il est au fait des enjeux des grands débats à la fois religieux et poétiques de son époque, les années 1537-1538 étant peut-être un moment charnière dans sa pratique poétique – mais cela reste à démontrer. Il partage l’intérêt de ses contemporains pour la diffusion et la traduction de textes érudits ou humanistes, comme le montre sa participation à la diffusion d’une traduction d’Érasme. L’hypothèse que son attachement aux genres et aux formes de la génération précédente participe sans doute moins d’un archaïsme borné que d’une volonté de mettre en avant une poésie proprement française, ne nécessitant pas l’importation et la réadaptation de formes italiennes pour renouveler le champ poétique, paraît fort séduisante48. Enfin, loin d’être un obscur provincial, il semble apparaître dans les cercles de la plus haute noblesse, les plus proches du roi lui-même – il lui est également arrivé d’offrir certains de ses ouvrages directement au roi lui-même, Le Coup d’essay n’étant que l’un d’entre eux49. Sans doute faut-il donc dépasser la querelle, cesser de s’étonner de le voir participer à des recueils tels que les Blasons anatomiques ou de le voir citer par certains de ses contemporains dans 212des listes de bons poètes du temps afin de mieux déterminer la façon dont il s’inscrit dans les réseaux du mécénat poétique de son époque.
Sophie Astier
Bibliothèque municipale de Marseille – Sorbonne Université, EA 4729 – STIH
1 Concernant le nom même de Sagon, nous avons choisi de retenir la forme avec particule. En effet, si cette dernière est le plus souvent omise par la critique, et si sa présence est indifférente dans les sources archivistiques, elle est le plus fréquemment présente dans les imprimés contemporains du poète, ce qui semble indiquer que son nom était à son époque plutôt identifié publiquement avec sa particule.
2 Jean Parmentier, Œuvres poétiques, éd. F. Ferrand, Genève, Droz, 1971, p. xxv note 1. Françoise Ferrand cite le témoignage de Jeanne Veyrin-Forrer, qui ne connaît pas d’autre cas d’identité de devise.
3 Un de ses poèmes a notamment été publié conjointement avec des vers de Gilles Corrozet à l’occasion de la célébration du traité de Cateau-Cambrésis, les noms des deux poètes étant effacés : La resiouyssance du traicté de la paix en France. Publiée le septiesme d’Apvril 1559, Paris, Olivier de Harsy, 1559 (USTC 53964 et 12016).
4 J. Bichüe, « Marguerite de Navarre, François de Sagon et son protecteur Félix de Brie : itinéraires croisés », Le réseau de Marguerite de Navarre, éd. S. Geonget, Tours, Presses universitaires de Tours, à paraître.
5 F. A. Aubert de La Chesnaye-Desbois, Dictionnaire de la noblesse, contenant les généalogies, l’histoire & la chronologie des familles nobles de France, l’explication de leurs armes, & l’état des grandes terres du royaume : On a joint à ce dictionnaire le tableau généalogique, historique, des maisons souveraines de l’Europe, & une notice des familles étrangères, les plus anciennes, les plus nobles & les plus illustres …, Paris, Duchesne, 1771, p. 191 sq.
6 L. Trincant, Histoire genealogique de la Maison de Savonnieres en Anjou. Où la plus part des genealogies de ses alliances sont représentées…, Poitiers, Julian Thoreau, 1638, p. 80 et 173.
7 O. Biguet et D. Letellier, « La reconstruction du château de Serrant dans les années 1540 : un témoignage précoce du classicisme », Bulletin Monumental, 155, 4, 1997, p. 289-299.
8 Ibid.
9 Il s’agit du manuscrit 511.
10 Bichüe, « Marguerite de Navarre, François de Sagon et son protecteur Félix de Brie ».
11 Ibid.
12 La complainte de troys gentilzhommes Francoys, occiz et mortz au voyage de Carrignan : bataille et journee de Cirizolles, Paris, Denis Janot, 1544. Aix-en-Provence, Bibliothèque Méjanes D5429 (USTC 7936).
13 Recueil des estrenes de Francoys de Sagon pour l’an present 1538, Paris, Denis Janot, 1538. Versailles, G 8o 36 [E 329 c] (USTC 13249).
14 Voir l’édition numérique en cours dans la rubrique « La Rimerie » du site telleme.fr.
15 Bibliothèque Inguimbertine, Ms. 357.
16 Oratio ad Nicoclem, traduction Franciscus Buzacarinus, Venise, Petrus de Plasiis, Bartholomaeus de Blavis et Andreas Torresanus, 1480 (USTC 994151).
17 Orationes [texte grec], Milan, Uldericus Scinzenzeler & Sebastianus de Ponte Tremulo, 1493 (USTC 761162).
18 Manuel royal, ou Opuscules de la doctrine & condition du prince tant en prose, que rhytme françoyse, Tours, Mathieu Chercelé pour Michel et Laurent Richard, 1542 (USTC 40133). Il en existe une réédition, toujours par Mathieu Chercelé à Tours, en 1544 (USTC 37819).
19 La Manière de bien et heureusement instituer et composer sa vye, forme et maniere de vivre, Paris, Denis Janot pour Vincent Sertenas, 1544 (USTC 13911). Voir l’article de G. Berthon dans ce même dossier.
20 La troysiesme oraison faitte en la personne de Nicocles roy de Chipre, Paris, André Wechel, 1544 (USTC 83636) et Institution du jeune prince envoyée à Nicocles roy de Sycionie, trad. Antoine Macault, Paris, Chrestien Wechel, 1544 (USTC 38559).
21 Oraison de Isocrates escripte a Nicocles Roy de Cypre Touchant l’administration d’un Royaulme, Milan, Biblioteca Trivulziana, Cod. N. 2152.
22 P. Jourda, « Une traduction inédite d’Isocrate », Revue du Seizième siècle, 16, 1929, p. 283-300.
23 C’est elle qui conseille à Magdelon de Brie d’adresser son texte au roi. Voir Bichüe, « Marguerite de Navarre, François de Sagon et son protecteur Félix de Brie ».
24 Isocrate, Oratio ad Nicoclem, Paris, Bibliothèque Sainte-Geneviève, Ms. 2393.
25 Paris, Jean Longis, 1539. Paris, BnF, Rés. D 80206 bis (USTC 34552).
26 Le preparatif a la mort. Livre tres utile & necessaire a chascun chrestien… Paris, Olivier Mallard pour Galliot du Pré, 1537 (USTC 34112).
27 USTC 83767.
28 USTC 51735.
29 M. Mann Phillips, « Erasmus and Propaganda : A Study of the Translations of Erasmus in English and French », The Modern Language Review, 37, 1, 1942, p. 1-17, ici p. 3. Voir également J. Mégret, « Deux impressions retrouvées d’Étienne Dolet », Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, 4, 1944, p. 123-137.
30 M. Carbonnier-Burkard, « Les manuels réformés de préparation à la mort », Revue de l’histoire des religions, 2000, p. 363-380, ici p. 375 note 22. Elle évoque des « interpolations de prudence » issues de cette traduction spécifique.
31 J. Bichüe, « Marguerite de Navarre, François de Sagon et son protecteur Félix de Brie ».
32 Voir l’article consacré par E. Buron à ce personnage dans G. Grente, Dictionnaire des lettres françaises : le xvie siècle, éd. M. Simonin, Paris, Fayard, 2001, p. 257.
33 N. Machiavel, L’art de la guerre composé par Nicolas Machiavelli, Citoien & Secretaire de Florence. L’estat aussi et charge d’un lievtenant General d’armée, par Onosander ancien philosophe Platonique, traduction Jean Charrier, Paris, Jean Barbé, 1546. Marseille, BM de l’Alcazar, 22497 (USTC 20838).
34 Paris, Benoist Prevost pour Jean André, 1544. Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, Res 8-BL-10713 (USTC 40388). Le privilège est signé J. Morin (Jacques Morin ?) et daté du 27 juin 1544.
35 E. Buron, « Jean Charrier ».
36 L. Delaruelle, « L.-A. Bergounioux. Un précurseur de la Pléiade. Hugues Salel de Cazals-en-Quercy (1504-1553). Œuvres poétiques, publiées avec une Introduction, des Notes et un Lexique. Toulouse, E.-H. Guitard 1929 », Annales du Midi, 43, 170, 1931, p. 214-217.
37 F. Grudé de La Croix du Maine, Premier volume de la Bibliothèque du sieur de La Croix Du Maine, qui est un catalogue général de toutes sortes d’autheurs qui ont escrit en françois depuis cinq cents ans et plus jusques à ce jour d’huy…, Paris, Abel l’Angelier, 1584, p. 191-192. La notice sur Guy Morin se trouve p. 135.
38 Voir P. Moulard, « Inscriptions du Tronchet. Notes sur les familles de Loudon et Morin de Loudon », Revue historique et archéologique du Maine, 8, 1880, p. 57-86.
39 Ibid. Les épitaphes sont toutes transcrites dans cet article.
40 G. Ménage, Vitae Petri Ærodii Quaesitoris Andegavensis, et Guillelmi Menagii Advocati Regii Andegavensis, Paris, Christophe Journel, 1675, p. 306-312.
41 F. de Sagon, Le regret d’honneur féminin : poème français, sur la mort de la Comtesse de Chateaubriand, éd. F. Bouquet, Rouen, H. Boissel, 1880.
42 Sur ce recueil, nous renvoyons à notre thèse : S. Astier, Une guerre de plumes (1542-1544). La littérature occasionnelle du conflit entre François ier et Charles Quint, thèse de doctorat, Paris IV Sorbonne, 2013, p. 221 sq.
43 Astier, Une guerre de plumes, p. 225 sq.
44 Sur ces dernières, voir Une Renaissance en Normandie : le cardinal Georges d’Amboise, bibliophile et mécène, éd. F. Calame-Levert, M. Hermant et G. Toscano, Montreuil, Gourcuff Gradenigo, 2017.
45 Archives départementales de la Seine-Maritime, G 121, G 123, G 124, G 128, G 130, G 133. Les comptes sont faits de septembre à septembre, la date butoir étant la fête de la Saint-Michel.
46 Denis Hüe ne cite Sagon vainqueur de prix qu’en 1531 et 1533. Voir D. Hüe, La Poésie palinodique à Rouen 1486-1550, Paris, Classiques Garnier, 2007, p. 283 et 292.
47 Paris, BnF, fr. 2373.
48 Astier, Une guerre de plumes, p. 259-261.
49 C’est le cas en particulier de l’Apologye, en defense pur le Roy, fondée sur texte d’evangile, contre ses ennemys & calumniateurs, Paris, Denis Janot, 1544. Paris, BnF, Rés Ye-1448 (USTC 57206).
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-11263-1
- EAN : 9782406112631
- ISSN : 2273-0893
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-11263-1.p.0199
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 04/01/2021
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : Sagon, mécénat, traduction, Érasme, Isocrate