A kidnapping no one believes in, or How to end the Varennes crisis?
- Publication type: Journal article
- Journal: Cahiers de recherches médiévales et humanistes / Journal of Medieval and Humanistic Studies
2020 – 1, n° 39. varia - Author: Levin (Suzanne)
- Pages: 195 to 209
- Journal: Journal of Medieval and Humanistic Studies
Un ENLÈVEMENT auquel personne
ne croit, Ou comment sortir
de la crise de Varennes ?
Dans la nuit du 20 au 21 juin 1791, le roi Louis xvi quitta Paris en secret, avec sa famille, à l’aide des déguisements et de faux passeports, en direction de la frontière nord-est de la France. Tous les historiens et la presque totalité des contemporains – dont Louis xvi lui-même – se sont accordés pour reconnaître ce départ comme une évasion, décidée et préparée par Louis. Pourquoi donc l’Assemblée constituante choisit-elle de désigner cette fuite comme un enlèvement ? On répond souvent à cette question en résumant (et moi-même j’en ai été coupable) : elle le fit afin de garder Louis xvi sur le trône. Ce résumé compresse un certain nombre d’étapes, et implique même une identité entre l’intention et l’effet de ce récit. En creusant, on se rend compte que la réalité de la situation était plus complexe. Je me propose donc de répondre à une série de questions qui permet de mieux comprendre les enjeux de ce récit et son impact sur ce que les historiens ont appelé « la crise de Varennes ». D’où vient l’idée de l’enlèvement et pourquoi dans un premier temps put-on la trouver plausible ? Pourquoi s’accrocha-t-on à ce récit après la découverte du manifeste laissé par le roi qui le démentait ? Comment ce manifeste et la déclaration ultérieure du roi, conjugués au refus – majoritaire – du subterfuge forcèrent-ils l’évolution du récit de l’enlèvement ? Enfin, quel fut l’impact de ce récit ? Réussit-on à faire passer, de gré ou de force, ce mensonge officiel, ou fallait-il d’autres moyens pour réinstaller Louis xvi dans le rôle de roi constitutionnel ?
196AUX ORIGINES DU RÉCIT DE L’ENLÈVEMENT
Lorsque la nouvelle de la fuite du roi arriva à l’Assemblée, le matin du 21 juin, bien qu’une partie de la presse « patriote » soupçonnât depuis des mois une volonté d’évasion chez le roi, rien n’était encore confirmé, si ce n’était l’absence de Louis et de sa famille. Le président de l’Assemblée, Alexandre de Beauharnais, désigne donc prudemment cet événement sous le terme neutre de « départ1 ». Un des députés de la partie du « côté gauche » qui se désignait désormais comme « modérée2 », Le Chapelier, commença par un procédé similaire – « le chef héréditaire du pouvoir exécutif est absent des lieux où il doit être » – mais poursuivit en adoptant la thèse de la fuite3. L’Assemblée n’attendit pas de trancher pour décréter la suspension du roi et l’exercice effectif du pouvoir exécutif par les ministres. Assez rapidement pourtant, au cours de cette même séance, ce sera plutôt la thèse de l’enlèvement qui sera non seulement proposée, mais officialisée, notamment dans le décret pour empêcher toute sortie du royaume et pour envoyer « dans tous les départements », des courriers « tenus de prendre toutes les mesures nécessaires », s’ils rencontraient « quelques individus de la famille royale, et ceux qui auraient pu concourir à leur enlèvement », « pour arrêter les suites dudit enlèvement4 ».
D’où vient donc cette idée de l’enlèvement ? Des historiens, tels Marcel Reinhard et, plus récemment, Mona Ozouf, ont suggéré que c’est La Fayette qui l’aurait soufflé au président de l’Assemblée5. Cela est tout à fait plausible. Même si son aide de camp n’arriva à l’Assemblée qu’après l’adoption de cette thèse, ses propos tendent à confirmer que La Fayette cherchait à détourner de lui la suspicion d’une complicité dans une évasion du roi qui tombait sur lui en tant que commandant de la 197garde nationale parisienne, chargé de la garde des Tuileries6. L’idée peut donc fort bien être venue de lui. Cependant, le désir de détourner les soupçons n’explique pas le choix de l’enlèvement. On peut facilement imaginer un alibi qui remettrait plus directement en cause le roi tout en assurant que La Fayette avait pris toutes les mesures convenables pour empêcher la fuite ou arrêter le fuyard.
Pourquoi donc cette présomption de l’enlèvement, de la part de La Fayette comme de celle de l’Assemblée ? Partir de cette présomption permettait, certes, non pas de remettre la royauté au roi – en ce moment il n’était rien moins que certain que l’on réussît à l’arrêter et à le ramener à Paris – mais il s’agissait bien de se ménager la possibilité éventuelle de le faire.
Cependant, les objectifs des acteurs n’expliquent pas tout. Si l’enlèvement d’un roi n’avait pas, au moins dans l’abstrait, quelque fond de plausibilité, ce récit n’aurait jamais pu être introduit. Ce ne serait pas la première fois que cela arrive dans l’histoire, comme ce dossier dans son ensemble le démontre, et il existait encore et toujours dans la France des premières années de la Révolution un intérêt à avoir le roi en sa possession – quelles que soient les idées du roi lui-même là-dessus. De la perspective royaliste, les journées du 5 au 6 octobre 1789 qui avaient ramené le roi à Paris constituaient déjà un enlèvement, et c’est l’Assemblée et le peuple de Paris qui le tenaient en otage. Si l’idée de fuite avait été discutée depuis 1789 dans l’entourage du roi – même si celui-ci la repoussait pendant longtemps7 – des projets d’enlèvement se discutaient aussi dans des salons aristocratiques8. Quelques-uns de ces projets furent l’objet des enquêtes du Comité des recherches de l’Assemblée constituante, courant 17909. Si l’on peut penser que leur éventuelle réussite n’aurait pas été pour déplaire à Louis xvi, ils étaient toutefois vraisemblablement organisés à son insu. Dans l’absence d’autres indices, l’idée d’un possible enlèvement du roi n’était donc pas entièrement saugrenue.
198L’enjeu de la fuite du roi n’est pourtant finalement pas de savoir s’il existait des personnes qui avaient un intérêt à l’enlever mais de savoir quelle était l’attitude du roi lui-même. Un enlèvement dont le roi ne serait pas complice aurait considérablement simplifié la marche de l’Assemblée : si le roi était une pure victime, il ne se serait agi que de le retrouver pour revenir au statu quo ante. On y croyait donc en partie parce que c’était la possibilité qui arrangeait le plus l’Assemblée, mais lors de la première annonce du « départ » du roi, il était encore possible de croire sincèrement à son enlèvement.
VIE ET MORT DE LA THÈSE
DE L’ENLÈVEMENT « MORAL »
Le manifeste que le roi a laissé en partant est venu compliquer l’affaire, et ce presque immédiatement, puisqu’il fut retrouvé et lu à l’Assemblée au cours de cette même séance du 21 juin. Ce manifeste est une très longue justification de sa fuite de ce qu’il décrit comme « sa captivité », de sa main et signée de lui10. Deux points principaux en ressortent : 1) le roi décida de s’évader de son propre chef et 2) en affirmant la « nullité » de « toutes les démarches qu’il avait faites depuis le mois d’octobre 1789 », il refusait la Révolution en bloc et plus particulièrement le rôle que la constitution lui assignait11. Il révéla ainsi qu’il n’avait jamais été de bonne foi en prétendant les accepter, y compris lors de son serment d’adhésion à la constitution à la Fête de la Fédération du 14 juillet 1790.
C’est cette révélation qui non seulement rendit nulle toute possibilité de croire sincèrement à l’hypothèse d’un enlèvement, mais qui créa dans l’opinion publique une véritable rupture avec Louis xvi et même chez bon nombre avec la royauté. Louis xvi avait conservé jusque-là chez beaucoup l’image du roi populaire, « restaurateur de la liberté ». Dans la presse, dans les sociétés politiques, dans les adresses, mais aussi dans les correspondances privées, la question se posait : si même 199un monarque qui avait été ainsi représenté pouvait se révéler parjure, pouvait-on conserver à la fois la monarchie et la liberté ?
À l’Assemblée, on ne réfléchissait pas ouvertement sur le dénouement de la crise, mais malgré tout, dès la lecture du manifeste du roi, l’hypothèse de l’enlèvement devint insupportable. Ainsi, Charles Lameth, qui faisait pourtant partie de ces « modérés » qui avaient commencé par s’accrocher au récit de l’enlèvement, affirma : « Je dis l’évasion ; car depuis que j’ai entendu la lecture de son manifeste, je ne me servirai plus du mot enlèvement ; ce serait trahir l’État », ce qui lui valut des applaudissements, d’après les Archives parlementaires12. Ce qui restait du « côté gauche », un petit noyau de députés autour de Robespierre et Pétion, n’avait quant à lui jamais utilisé ce terme. Et pourtant il continuait à être employé à l’Assemblée, comme si de rien n’était : à cette même séance, le président parlait encore de « l’enlèvement du roi » (il est vrai, de façon assez ambiguë, puisqu’il paraphrasait le décret rendu le matin en ces termes) et le propre frère de Charles Lameth, Alexandre, utilisa cette expression en faisant son rapport au nom du comité militaire13.
À l’évidence, néanmoins, il n’était plus temps de faire accroire à un enlèvement au sens classique du terme. Pour continuer à désigner la fuite du roi comme un enlèvement, il fallait faire évoluer le récit. C’est ce que fit Démeunier le lendemain, au nom du Comité de constitution, en inventant le concept d’un enlèvement moral, dans son adresse proposée de l’Assemblée nationale aux Français. Le roi aurait été « séduit » par les « ennemis du bien public », et cette « séduction » valait enlèvement14. Le roi n’était, quoi qu’il arrive, pas responsable. On peut entendre dans ce nouveau récit un écho du lieu commun du bon roi mal entouré. Démeunier essayait peut-être même consciemment de faire appel à cette vieille croyance profondément ancrée, jusques et y compris aux débuts de la Révolution. Mais y croyait-on désormais ?
Reconnu et arrêté à Varennes, Louis fut ramené à Paris par ordre de l’Assemblée, qui en repoussant l’idée de l’interroger, prit toutefois sa « déclaration », ainsi que celle de Marie-Antoinette. Dans sa déclaration, faite le lendemain de son retour, le 26 juin, le roi se justifiait, bien évidemment, mais il évoqua aussi sa décision de partir, les préparatifs 200qu’il avait fait faire, les ordres qu’il avait donnés15. En d’autres termes, il refusait de se prêter au jeu de l’Assemblée, ce que l’on peut comprendre, car ce serait se targuer de l’« imbécillité » dont une partie de la presse et surtout les nombreuses caricatures qui paraissaient à cette époque le soupçonnaient16. Au mieux, l’abdication de responsabilité aurait été un moyen pour lui d’éviter un jugement éventuel, mais quoique la presse discutât au moment même de la déclaration du roi d’une telle possibilité, elle n’était pas encore évoquée à l’Assemblée. Quand elle le sera, seule la petite minorité des députés qui tenaient encore du « côté gauche » soutiendra que le roi peut être jugé, sans même se prononcer toujours affirmativement pour son jugement. Vraisemblablement, Louis put penser qu’il n’avait rien à craindre de ce côté-là. En revanche, selon les termes de la constitution, sa « démence » lui aurait valu la déchéance en faveur de son fils et de la régence. Il n’y avait donc aucun avantage pour lui de se prétendre la victime d’un enlèvement « moral ».
Ainsi, par la suite, le mot « enlèvement » disparut discrètement de la circulation. Les seules à l’employer encore étaient les adresses qui parvenaient à l’Assemblée de la part des administrateurs des départements. Le 5 juillet, on a ainsi lu une adresse du directoire du département du Jura qui soutenait que « Les ennemis de notre liberté […] ont pu nous enlever un chef », mais évoquait néanmoins « les torts du monarque17 ». Même en admettant que le roi ait pu être séduit, s’il n’était pas « imbécile », n’avait-il pas sa part de responsabilité ?
Le général Bouillé, celui qui devait assurer l’accueil de Louis xvi à la frontière par une force armée, adressa une lettre menaçante à l’Assemblée depuis le Luxembourg le 26 juin, dont elle entendit lecture à sa séance du 30 juin18. Dans cette lettre, il cherchait à prendre sur lui l’entière responsabilité de la fuite : « J’ai tout arrangé, tout réglé, tout ordonné ; le roi lui-même n’a pas fait les ordres, c’est moi seul. » Elle fut accueillie par la dérision et l’Assemblée passa immédiatement à l’ordre du jour. Cela n’empêchera pas une instrumentalisation ultérieure de l’idée de la 201responsabilité prédominante de Bouillé, mais le terme d’« enlèvement » ne refera plus d’apparition.
L’INVIOLABILITÉ ROYALE À LA RESCOUSSE
Ainsi, le récit de l’enlèvement fut un échec. Les motifs qui lui avaient donné son intérêt demeuraient, cependant. Il fallait donc trouver autre chose que la thèse de l’enlèvement que l’on n’avait pas réussi à faire passer pour assurer à Louis son trône. Le 13 juillet on présenta enfin une solution, dans un rapport de sept comités de l’Assemblée réunis19. Muguet de Nanthou, rapporteur des sept comités, admit donc finalement que le roi avait fait une erreur, mais une erreur qui n’était ni un crime ni une abdication selon les termes de la constitution, d’où Muguet conclut qu’il fallait, à l’achèvement de celle-ci, lui offrir de nouveau l’occasion de l’accepter et donc de régner selon ses termes. Mais dire que le roi avait fait une erreur ne suffisait pas, vu les conséquences potentiellement désastreuses de cette « erreur », qui aurait vraisemblablement déclenché la guerre civile et étrangère, si son objectif avait été atteint. Il fallait donc trouver un moyen de sanctionner la fuite du roi tout en disculpant le roi lui-même, car les « modérés » restaient malgré tout convaincus d’en avoir besoin. C’est dans l’inviolabilité royale que l’on trouvera la solution, inviolabilité précédemment décrétée, mais dont il fallait justifier et l’importance de principe et l’applicabilité à la fuite du roi.
Dans son rapport, Muguet de Nanthou employa un argument sur la symétrie entre les devoirs de l’Assemblée et ceux du roi. Le roi devait être inviolable comme l’Assemblée pour préserver son indépendance, clé selon Muguet de la séparation des pouvoirs – séparation des pouvoirs qu’il comprenait comme balance des pouvoirs20. Cette symétrie n’était qu’apparente toutefois, puisque les députés pouvaient être séparés de leurs fonctions et jugés, de même qu’ils pouvaient être considérés comme 202démissionnaires et remplacés quand ils abandonnaient l’Assemblée, cas qui s’était déjà produit à plusieurs reprises, alors que la « dignité du pouvoir exécutif » exigerait que le roi ne soit jamais séparé de la royauté21. Ainsi, Muguet argua du principe décrété de la responsabilité des ministres pour les actes officiels du pouvoir exécutif que :
[L]ors même que le roi agit personnellement, la loi, par une fiction nécessaire à la conservation du pouvoir, suppose que quelqu’un lui en a donné le conseil ; alors c’est contre ceux qui peuvent être soupçonnés de ce conseil que l’accusation se dirige, et non contre la personne du roi22.
Et le rapporteur de conclure que : 1) la fuite du roi « n’était pas un délit » en soi, 2) les « circonstances » qui l’entouraient pourraient néanmoins justifier qu’elle soit considérée comme tel, mais pas pour le roi lui-même et 3) les « complices » – ou du moins certains d’entre eux23 – et en premier lieu Bouillé –, devraient néanmoins être prévenus de haute trahison24.
Rien sur le roi lui-même dans le décret proposé à la fin de ce rapport. Si Muguet écarta la déchéance, c’était que Louis garderait sa couronne, mais les membres des sept comités ne déclarèrent même pas leur intention de prolonger sa suspension jusqu’à l’achèvement de la constitution, si ce n’est le lendemain à la sollicitation de Prieur, député de ce qui restait du « côté gauche25 ». Finalement, cette solution fut décrétée presque subrepticement, à la fin de deux jours de débat sur l’inviolabilité royale, du 13 au 15 juillet. La tortuosité de la logique des comités était telle que le reste du « côté gauche » n’eut pas de mal à la démonter au cours de ce débat. Mais au-delà de prouver que le roi pouvait être jugé et que son inviolabilité ne devait pas s’étendre au-delà de l’exercice de ses fonctions, ces députés échouèrent à proposer une solution alternative, ce qui ne put que contribuer à pousser les hésitants à adopter la solution des comités. Ceux-ci eurent moins besoin de prouver la solidité de leur logique que sa nécessité pour préserver la constitution.
203Et malgré tout il fallut décréter des cas précis de déchéance pour l’avenir (qui, on l’a remarqué, auraient certainement été applicables à la fuite du roi s’ils avaient eu d’effet rétroactif). C’est à la fin de ces clauses, votées de principe le 15 juillet et rédigées le lendemain, que se glisse la résolution de remettre à Louis xvi l’exercice des pouvoirs royaux à l’achèvement de la constitution à la seule condition d’accepter celle-ci. Cette résolution ne se présente même pas comme telle, mais plutôt comme si la question ne se fût jamais posée : « L’effet du décret du 25 du mois dernier, qui suspend l’exercice des fonctions royales & des fonctions du pouvoir exécutif entre les mains du Roi, subsistera jusqu’au moment où la Constitution étant achevée, l’acte constitutionnel entier aura été présenté au Roi26 ».
Pourquoi tenait-on tellement à ce que Louis xvi soit conservé sur le trône qu’on ait eu recours à ce genre de tactique ? Il ne paraît pas que ce fût, chez la plupart des députés qui finirent par voter le décret du 15 juillet, par attachement pour la personne de Louis xvi – ou du moins si l’habitude de cet attachement n’était pas entièrement effacée, il était inavouable, même dans les correspondances privées étudiées par Timothy Tackett. Ce dernier a pour sa part souligné l’importance de la volonté de préserver la constitution sur laquelle ils avaient travaillé depuis si longtemps comme facteur clé de cette décision27. Tout en partageant cette analyse, je soutiens qu’il est nécessaire de creuser davantage et de se demander quelle était pour les constituants l’essence de cette constitution, et pourquoi une majorité d’entre eux crurent que Louis xvi, malgré son parjure, était nécessaire à sa conservation.
POURQUOI LOUIS XVI ÉTAIT-IL NÉCESSAIRE
À LA CONSTITUTION DE 1791 ?
Les partisans du décret du 15-16 juillet28 alléguèrent la nécessité d’agir en conformité avec les articles constitutionnels déjà adoptés ainsi 204que le caractère fondamentalement monarchique de la constitution29. L’application de ce premier principe était pourtant si sélective que l’on ne peut le prendre au sérieux : le roi ne pouvait être jugé non seulement parce qu’il était inviolable, mais parce qu’il n’y avait pas de loi antérieure qui faisait de sa fuite un délit… mais on pouvait juger ses « complices » pour ce même délit qui n’avait pas d’existence antérieure. Rien dans les décrets déjà adoptés n’avait prévu non plus la suspension du roi en cas de fuite, ni le prolongement de cette suspension jusqu’à la complétion de la constitution, mais c’est précisément ce que fit l’Assemblée. D’ailleurs, elle passera le reste de son mandat à « réviser » la constitution, justement en revenant sur des articles déjà votés.
L’allégation du caractère monarchique de la constitution recouvre des anxiétés autrement plus profondes. On a l’habitude aujourd’hui de penser la république comme un État sans monarque et donc comme le contraire de la monarchie. Cependant, pour les contemporains, une république n’était jamais qu’un État sans roi, et l’opposition entre république et monarchie n’allait pas de soi, mais se développait au fil des événements révolutionnaires. Au moment de la crise de Varennes, le processus était déjà bien avancé. Parmi les définitions dont les révolutionnaires avaient hérité, on remarquera que pour Montesquieu et l’Encyclopédie qui le reprit, est seul une monarchie un État où le monarque est souverain. Or, la Constituante avait reconnu la souveraineté de la nation depuis 1789. La tradition dite du « républicanisme classique » considérait que tout « État libre », avec ou sans roi, est une république, alors que la Constituante prétendait fonder un État libre30.
D’où est donc venue l’opposition entre république et monarchie ? Elle se construisit de part et d’autre : l’Assemblée avait accordé certaines prérogatives au roi pour divers motifs : entre autres un souci, parfois reconnu mais la plupart du temps caché ou refoulé, de ne pas faire une 205entière rupture d’avec l’Ancien régime31, l’adhésion à une définition de la séparation des pouvoirs comme balance des pouvoirs, une croyance au lieu commun selon lequel un pays de l’ampleur de la France devait nécessairement être une monarchie32. Il émergea en même temps, dans la presse et dans les sociétés politiques, un « espace public démocratique33 », qui pouvait être critique envers les décisions de l’Assemblée et notamment envers celles que l’on croyait pouvoir menacer la liberté – entre autres les prérogatives royales. Certains, encore très minoritaires avant la fuite du roi, commencèrent même à se demander si la royauté héréditaire n’était pas en elle-même une entorse aux principes de 1789 et une menace pour la liberté et si finalement les deux n’étaient pas incompatibles34. Une partie de l’ancien « côté gauche » prit peur de ce mouvement démocratique et des courants antimonarchiques dans son sein qui se réclamaient désormais « républicains », et ces « modérés » commençaient à associer républicanisme et « anarchie35 » d’un côté et monarchie et stabilité de l’autre. Cette opposition avait également une forte dimension sociale : le mouvement démocratique s’opposait à la distinction entre citoyens actifs et passifs et à la loi martiale, alors que dans son discours du 15 juillet qui emportera l’adhésion de la majorité « modérée » de l’Assemblée, Barnave déclara fameusement que « si la Révolution fait un pas de plus, elle ne peut le faire sans danger ; c’est que dans la ligne de la liberté, le premier acte qui pourrait suivre serait l’anéantissement de la royauté ; c’est que, dans la ligne de l’égalité, le premier acte qui pourrait suivre serait l’attentat à la propriété36 », cimentant ainsi l’opposition anarchie-nivellement-république versus stabilité-propriété-monarchie37.
206Cependant, même avec la mise en place de ces associations, qui exploitaient autant le désir de terminer la Révolution que les peurs sociales, le rétablissement de Louis xvi d’un côté ou la république démocratique de l’autre n’étaient pas les seuls choix disponibles. La régence était toujours une possibilité. On peut comprendre toutefois que les Constituants, à la recherche de la stabilité, aient pris peur de cette option, car les régences sont des périodes de transition – dont ces députés cherchaient justement à sortir – et souvent même de guerre civile, ce que Muguet n’a pas manqué d’évoquer dans son rapport38. D’ailleurs, le choix du régent posait problème : la Constitution prévoyait que le régent serait le parent masculin le plus proche du roi39, mais les deux frères de Louis xvi avaient émigré et l’on se méfiait de l’ambition de Philippe d’Orléans40.
Les républicains que l’on pourrait appeler « élitaires41 », et en particulier le journaliste Brissot, présentèrent une solution qui aurait préservé la constitution tout en offrant la possibilité d’écarter Louis xvi et un régent tiré de la famille royale. L’essence de l’idée de Brissot était de remplacer le conseil des ministres choisis par le roi par un conseil exécutif élu, conseil qui pourrait soit remplacer le roi, soit prendre la place d’un régent, soit même entourer un Louis xvi rétabli au pouvoir42. Pourtant, cette option ne fut même pas débattue à la Constituante.
Pourquoi était-elle irrecevable ? Dans sa première version, il est vrai, il aurait enlevé le talisman de la royauté, mais tel n’était pas le cas des deux autres. La régence proposée par Brissot aurait eu le mérite d’éviter les querelles dynastiques. L’argument le plus faible au regard des actions 207de l’Assemblée – celui selon lequel il fallait suivre rigoureusement les décrets déjà rendus – ne fut peut-être pas le moins influent : la majorité de l’Assemblée craignait sans doute que ce changement ne fût trop fondamental43. Il aurait peut-être ouvert la porte à d’autres modifications, dont celles plus profondes encore que réclamaient les républicains « populaires » ou démocratiques. Même sans cela, la proposition de Brissot, dans ses différentes déclinaisons, aurait diminué ou détruit à terme le pouvoir héréditaire, c’était même son objet principal44. Pour ceux qui croyaient les rois héréditaires au-dessus des factions, un conseil élu aurait les mêmes inconvénients qu’un régent ambitieux, car ce conseil ne le serait pas45. D’ailleurs, un conseil exécutif élu, avec ou sans roi, risquerait de créer un exécutif trop fort qui mécontenterait à la fois les modérés et le « côté gauche » en détruisant la balance des pouvoirs dans le sens inverse de la suprématie législative46.
Enfin, le rejet du projet de Brissot, comme de la régence selon la constitution ou d’une république démocratique, revenait à la question du moindre mal, selon la majorité modérée de l’Assemblée. Personne ne niait que la solution adoptée eût ses « inconvénients ». L’avertissement de l’abbé Grégoire, autre député du « côté gauche », était sans réponse : on n’allait pas pouvoir se fier à un roi déjà parjure47, même en étendant les conditions de la déchéance. Cependant, l’Assemblée considérait que ces inconvénients posaient moins de risques que ceux des alternatives48. Écarter Louis xvi, en évitant ceux de le garder, en créait d’autres : que faire de ce roi déchu49 ? Si on le laissait en vie et a fortiori en liberté, en 208aurait-t-on jamais fini avec des tentatives de le remettre sur le trône ? La célèbre phrase que prononcera Saint-Just plus d’un an plus tard – dans un autre contexte, bien entendu – selon laquelle « cet homme doit régner ou mourir » a un côté éminemment pratique, de ce point de vue50. Puisqu’à cette époque, très peu de monde voulait même envisager la possibilité de mettre Louis xvi à mort51, certains conclurent de ce fait même qu’il fallait qu’il règne52.
Conclusion
La fuite du roi posait problème pour la majorité « modérée » de l’Assemblée constituante, au-delà de la crise immédiate qu’elle a déclenchée, en révélant que Louis xvi n’était pas le roi dont elle avait besoin pour la constitution qu’elle voulait mettre en place. C’est pour cette raison qu’elle était si empressée de croire et faire croire au récit de son enlèvement, puisqu’un roi victime d’un attentat rentrait encore et toujours parfaitement dans son rôle, alors qu’un roi parjure et ennemi de la Révolution suscitait de la méfiance et pouvait même faire interroger la pertinence de cette constitution telle qu’elle avait été conçue. Même la thèse d’un enlèvement « moral » permettait – beaucoup plus imparfaitement, il est vrai – de préserver à Louis xvi le statut de victime. Pourtant, l’enlèvement « moral » s’avéra finalement trop invraisemblable, et ce n’était pas cet enlèvement auquel personne ne croyait qui servit de prétexte au rétablissement de Louis xvi au pouvoir, mais son inviolabilité. Maigre prétexte que celle-ci, mais qui permit de l’innocenter pour lui conserver son trône et dont les causes plus profondes s’enracinaient dans la peur, chez les députés, des alternatives. La suite montrera cependant que pas plus que la fiction de l’enlèvement, celle de l’inviolabilité ne suffit 209à conjurer ces alternatives, car à court terme c’est la répression de toute contestation républicaine qui la fera passer, tandis que la continuation prévisible du double jeu du roi aboutira à sa déchéance un an plus tard.
Suzanne Levin
CHISCO, Université de Paris Nanterre
1 Séance de l’Assemblée constituante du 21 juin 1791, au matin, Archives parlementaires [AP], t. XXVII, p. 358.
2 L’historiographie appelle souvent cette nébuleuse « feuillants », non sans un léger anachronisme pour le début de cette période, car le schisme dans la Société des Amis de la Constitution de Paris qui créa le club des « Feuillants » n’aura lieu qu’en juillet.
3 Séance du 21 juin 1791, au matin, AP, t. XXVII, p. 358.
4 AP, t. XXVII, p. 359.
5 M. Ozouf, Varennes. La mort de la royauté, 21 juin 1791, Paris, Gallimard, 2005, p. 190-191 ; M. Reinhard, La Chute de la Royauté, Paris, Gallimard, 1969, p. 20-21, 50.
6 Séance du 21 juin 1791, au matin, AP, t. XXVII, p. 361.
7 T. Tackett, When the King Took Flight, Cambridge, MA et Londres, Harvard University Press, 2003, p. 42.
8 O. Blanc, « Cercles politiques et “salons” du début de la Révolution (1789-1793) », Annales historiques de la Révolution française [en ligne], 344, 2, 2006.
9 Ibid.
10 Reproduit dans AP, t. XXVII, p. 378-383, ainsi que dans l’importante annexe documentaire de Reinhard, La Chute de la Royauté, doc. II, p. 437-451.
11 AP, t. XXVII, p. 378.
12 Séance du 21 juin 1791, AP, t. XXVII, p. 386.
13 AP, t. XXVII, p. 391.
14 Suite de la séance permanente du 21 juin 1791 (22 juin au matin), AP, t. XXVII, p. 420.
15 Cette déclaration est également reproduite aux AP, t. XXVII, p. 552-553.
16 Pour un exemple dans la presse, voir les Révolutions de France… de Camille Desmoulins, en particulier no 84, C. Desmoulins, Œuvres, éd. A. Soboul, Munich, Kraus Reprints, 1989, t. VII, p. 272-273 ; pour une étude des caricatures, voir A. Duprat, Les rois de papier. La caricature de Henri iii à Louis xvi, Paris, Belin, 2002, p. 189-201.
17 Séance du 5 juillet au soir, AP, t. XXVII, p. 757-758.
18 AP, t. XXVII, p. 602-603.
19 Il s’agit des comités militaire, diplomatique, de constitution, de révision, de jurisprudence criminelle, des rapports et des recherches.
20 AP, t. XXVIII, p. 235 ; M. Troper, entrée « Séparation des pouvoirs » du Dictionnaire Montesquieu, éd. C. Volpilhac-Auger, ENS de Lyon, sept. 2013.
21 AP, t. XXVIII, p. 235.
22 AP, t. XXVIII, p. 235-236.
23 Muguet ne dit pas mot de la reine ou du frère du roi (qui, eux, ne participaient pas de l’inviolabilité selon la constitution) et quoiqu’il ait reconnu qu’il y avait des présomptions contre Fersen, celui-ci n’est pas nommé dans le décret proposé. Robespierre et Prieur s’élèveront notamment contre l’omission du frère du roi à la séance du 15 juillet 1791, sans succès, AP, t. XXVIII, p. 331-332.
24 AP, t. XXVIII, p. 241-242.
25 AP, t. XXVIII, p. 269.
26 Article IV du décret du 15 juillet 1791 (rédaction du 16), Collection générale des décrets rendus par l’Assemblée nationale, Paris, Chez Baudouin, 1791, vol. XVI, p. 186.
27 Tackett, When the King Took Flight, p. 142.
28 La rédaction finale ne fut adoptée qu’à la séance du 16, Collection générale des décrets, vol. XVI, p. 186.
29 Voir le rapport de Muguet, AP, t. XXVIII, p. 235 ; un journal « modéré » ira jusqu’à déclarer que « nous voulons une royauté, parce qu’elle est la constitution », A.-C. Duquesnoy, éd., L’Ami des patriotes, Paris, Chez Demonville, 9 juillet 1791, no XXXIII, p. 26.
30 Sur le républicanisme révolutionnaire, voir Monnier, Républicanisme, Patriotisme et Révolution française ; Républicanismes et droit naturel. Des humanistes aux Révolutions des droits de l’homme et du citoyen, éd. M. Belissa, Y. Bosc, F. Gauthier, Paris, Éditions Kimé, 2009 ; Cultures des républicanismes. Pratiques-Représentations-Concepts de la Révolution anglaise à aujourd’hui, éd. Y. Bosc, R. Dalisson, J.-Y. Frétigné, C. Hamel, C. Lounissi, Paris, Éditions Kimé, 2015.
31 Le journal « modéré », L’Ami des patriotes, invoquera ouvertement cette raison en applaudissant au décret du 15 juillet 1791, dans son no XXXIV, du 16 juillet 1791, p. 44.
32 C.-L. de Secondat, baron de Montesquieu, De l’Esprit des lois, éd. V. Goldschmidt, Paris, Flammarion, 2008, vol. I, p. 131 et sq.
33 R. Monnier, L’Espace public démocratique. Essai sur l’opinion à Paris de la Révolution au Directoire, Paris, Éditions Kimé, 1994.
34 Parmi les premiers, on retrouve les « écrivains patriotes » François Robert et Louis Lavicomterie. Voir à leur sujet, Monnier, Républicanisme, Patriotisme et Révolution française.
35 Voir M. Deleplace, L’Anarchie de Mably à Proudhon (1750-1850). Histoire d’une appropriation polémique, Lyon, ENS Éditions, 2000, ch. 3.
36 AP, t. XXVIII, p. 330.
37 Une autre bonne illustration de cette perspective vient de L’Ami des patriotes, qui évoque ainsi les signataires des pétitions républicaines : « Bientôt tous les propriétaires de terre, tous ceux qui vivent du produit de leur commerce ou de leur travail, qui sont les seuls vrais citoyens d’un état, sentiront qu’ils ont un seul & même intérêt ; ils rougiront de s’être occupés un jour, une minute d’une pétition relative à la constitution, à l’état du roi, & signée veuve Margot, &c. &c. », no XXXIV, 16 juillet 1791, p. 43.
38 Rapport de Muguet de Nanthou, AP, t. XXVIII, p. 237. Voir aussi L’Ami des patriotes, no XXXIII, 9 juillet 1791, p. 9-15.
39 Voir l’article 3 du décret sur la régence, adopté à la séance du 23 mars 1791, AP, t. XXIV, p. 302.
40 Tackett, When the King Took Flight, p. 194.
41 S. Levin, « Être républicain sous la Constituante : la crise de Varennes », Révolution-Française.net, mars 2014.
42 Jacques-Pierre Brissot, éd., Le Patriote français, Paris, Buisson, 1789-1793. Brissot évoque la possibilité du conseil exécutif électif dès le no 686, du 25 juin 1791, p. 712 ; il le développe dans son no 692, du 1er juillet, p. 3-4 et dans sa « profession de foi », publiée dans ses no 696, du 5 juillet 1791, p. 18-19 et no 697, du 6 juillet 1791, p. 22-24. Voir aussi Levin, « Être républicain ».
43 L’Ami des patriotes, quant à lui, déclare : « nous voulons une royauté, parce qu’elle est la constitution », no XXXIII, 9 juillet 1791, p. 26 et, suite à la décision de l’Assemblée : « D’après ces observations, & toutes celles qui ont été faites à l’assemblée, il est évident que juger le roi, c’est changer la constitution », no XXXIV, 16 juillet 1791, p. 43.
44 S. Levin, « From King Log to Despot. The Turning Point of Varennes in the Republican Press », Le Prince, le Tyran, le Despote : figures du souverain en Europe de la Renaissance aux Lumières : Actes du colloque des 22 et 23 janvier 2016, éd. M.-I. Ducrocq et L. Ghermani, Paris, Honoré Champion, 2019, p. 269-284.
45 L’Ami des patriotes, no XXXIII, 9 juillet 1791, p. 7-8.
46 Levin, « Être républicain ».
47 When the King Took Flight, p. 142.
48 Selon les termes de L’Ami des Patriotes : « ce parti est celui qui n’a que dix inconvéniens, tandis que les autres en ont dix mille », no XXXIII, 9 juillet 1791, p. 19. Les Constituants n’ont pas motivé leur vote, mais on voit des raisonnements similaires dans les quelques correspondances étudiées par Timothy Tackett, When the King Took Flight, p. 141-142.
49 L’Ami des Patriotes, no XXXIII, 9 juillet 1791, p. 15-16.
50 Discours du 13 novembre 1792, A.-L. de Saint-Just, Œuvres complètes, éd. A. Kupiec et M. Abensour, Paris, Gallimard, 2004, p. 479.
51 Même le journaliste « républicain populaire » Camille Desmoulins considérait que si le roi était coupable et devait être déchu, il était « peut-être de la majesté et de l’humanité du peuple Français de lui faire grace » et de lui conserver sa vie, Révolutions de France…, no 82, (27 juin 1791), Desmoulins, Œuvres, t. VII, p. 200.
52 Tackett, When the King Took Flight., p. 141-142.
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- ISBN: 978-2-406-10742-2
- EAN: 9782406107422
- ISSN: 2273-0893
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-10742-2.p.0195
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 07-14-2020
- Periodicity: Biannual
- Language: French
- Keyword: Constitutional monarchy, republicanism, French Revolution, king’s flight, Louis XVI