Adélard citharède et la Reine musicophile
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes / Journal of Medieval and Humanistic Studies
2016 – 1, n° 31. varia - Auteur : Lejbowicz (Max)
- Pages : 329 à 352
- Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes - Journal of Medieval and Humanistic Studies
Adélard citharède
et la Reine musicophile
Dans le De eodem et diverso (DEED) d’Adélard de Bath, la figure allégorique de Philosophie vante les mérites des sept arts libéraux en les présentant successivement1. Le passage consacré à Musique est illustré par un épisode qui est dit s’être produit un an avant le récit qu’en fait Philosophie2, alors que l’auteur avait quitté Bath et poursuivait à Tours ses études. Pendant une réunion extrascolaire, mais en présence de leur maître de musique, ses compagnons de classe ont demandé à Adélard de jouer de la cithara. Surprise : une Reine assistait à cette séance musicale et c’est même pour l’honorer qu’Adélard a été sollicité. L’épisode est précieux, en dépit de ses approximations. À en suivre la lettre, Adélard joue d’un instrument à cordes, sans qu’il soit possible d’être plus précis3, et il ne semble pas compléter son rôle d’instrumentiste par celui de chanteur : il serait dans ces circonstances un citharède, non un cithariste, pour s’en tenir, faute de mieux, à une traduction littérale de cithara, et aux dérivés de ce mot. Un point est acquis : Adélard devait se distinguer de ses camarades par ses talents musicaux pour être ainsi valorisé à l’occasion d’une visite aussi prestigieuse4. Si l’on se tourne
du côté du public, une lacune entache la présentation de Philosophie : la Reine musicophile n’est désignée que par son titre. Or dévoiler son identité permettrait de la rattacher à l’histoire politique du xiie siècle et, au regard des traces que les familles royales de l’époque ont généralement laissées, il deviendrait possible de préciser la date de l’épisode. Comme Philosophie donne un élément de chronologie relative5 – au moment de son récit, la séance musicale remonte à « l’an passé », alors que « tu [Adélard] transpirais à apprendre […] la musique6 » – il serait également possible, à partir de là, de dater la rédaction du DEED.
Mathilde d’Écosse
ou Bertrade de Montfort ?
Deux noms de souveraine ont été jusqu’ici proposés : Bertrade de Montfort († 1119), mariée en 1092, en secondes noces, au roi des Francs (selon la terminologie de l’époque), Philippe Ier, dont c’était également le second mariage ; et Mathilde d’Écosse († 1118), qui avait épousé en 1100 le roi d’Angleterre Henri Ier, les conjoints contractant une union conjugale pour la première fois.
Bertrade de Montfort a été initialement mise en avant par le médiéviste dont les apports aux études adélardiennes au début du xxe siècle ont été sur bien des points décisifs, Charles Haskins. Mais il le fait sans grande conviction aux motifs que la mort du roi Philippe en 1108 avait probablement fait perdre à Bertrade son statut de reine et alors qu’il fixait
à 1109 le terminus a quo du DEED7. Un quart de siècle plus tard, Franz Bliemetzrieder reprend cette identification, au terme cette fois d’une enquête minutieuse. Celle-ci s’appuie pour l’essentiel sur l’impressionnant mémoire de quarante-trois pages in-folio de Dom Brial8, qui datait, au moment de la parution d’Adelhard von Bath, de plus d’un siècle, et qui présente encore de nos jours, plus de deux siècles après sa parution, un vif intérêt9 : s’y trouvent réunis des extraits d’écrits rédigés aussi bien par les acteurs que par les témoins du mariage de Bertrade avec Philippe Ier, auxquels sont joints d’autres extraits provenant des documents de la pratique et des chroniques du xiie siècle. Une pareille abondance de textes est à la mesure du scandale que cette union avait en son temps provoqué au point que certains lui refusaient son caractère matrimonial – et encore aujourd’hui certains historiens la lui dénient (voir infra). L’étude de Bliemetzrieder repose également sur le livre qu’en 1890, Achille Luchaire avait consacré au successeur de Philippe Ier, Louis VI, issu du premier mariage de son père10.
Entre la parution de l’étude d’Haskins et celle de Bliemetzrieder, se glissent les pages que Lynn Thorndike a consacrées à cette identification : elles avancent prudemment le nom de Mathilde d’Écosse11. L’argumentation de l’historien américain s’appuie sur le passage de cette reine en Normandie, à l’issue de la victoire, à la fin du mois de
septembre 1106, d’Henri Ier à Tinchebray12. La date de cet affrontement est cependant trop précoce au regard d’indices plus déterminants qui permettent d’établir la chronologie approximative du DEED, sauf à situer, assez paradoxalement, en Angleterre la séance musicale. La démonstration de Thorndike n’a pas emporté l’adhésion d’Haskins lorsque, réunissant en un volume ses diverses études d’histoire des sciences médiévales, il les a mises à jour13. Mais Bliemetzrieder est plus formel que le médiéviste américain : « Nach dem Gesagten ist es überflüssig, auf die Hypothese L. Thornidke einzugehen14. » Mathilde a eu malgré tout les faveurs de Louise Cochrane, nommément15 et de manière indirecte16 : il faut recourir à l’entrée « Matilda, Queen » de l’Index pour identifier cette anonyme. Bertrade est totalement ignorée dans ce livre. La souveraine anglaise a eu également les faveurs d’Élisabeth Van Houts17. Ces deux dernières études ne font pas état de l’argumentation de Bliemetzrieder en faveur de Bertrade, bien que la bibliographie de Cochrane mentionne cette étude ; et elles ignorent le mémoire substantiel de Dom Brial18.
Pour compléter ce panorama, ajoutons que Brian Lawn, dans son essai de datation du DEED et des Questiones naturales (QN) préalable à son étude sur les questions salernitaines, ne parle à aucun moment de l’intermède musical que Philosophie évoque19. Quant à Charles Burnett, dans son édition du DEED, si riche en notes, il ne cherche pas à percer l’anonymat de la Reine20. Sous sa plume d’expert adélardien, le dossier en reste au stade où il se trouvait près d’un siècle plus tôt, en 1903, avec Hans Willner, le premier éditeur du traité d’Adélard : les deux pages que, dans le commentaire qui suit son édition, Willner consacre à l’éloge de Musique ne contiennent aucune tentative d’identification21. Faut-il se contenter par défaut de ce prudent « ni Mathilde, ni Bertrade », qui rejoint en silence l’indécision d’Haskins ? Ou peut-on penser que les avancées opérées au cours de ces dernières décennies sur le double front de l’histoire des Capétiens et de l’histoire des femmes permettent de dévoiler en connaissance de cause cet anonymat frustrant ?
Aucun des historiens qui, avec des nuances, font de Mathilde d’Écosse l’auditrice d’Adélard, n’a abordé les problèmes d’organisation que cette présence soulève. Les propos de Philosophie sont explicites. Quand la Reine écoute Adélard jouer, elle est entourée par le maître de musique et par les camarades de classe de l’instrumentiste : elle s’intègre momentanément à un ensemble constitué. Tout porte à penser qu’elle a été invitée, ou qu’elle s’y est invitée, mais qu’elle n’est en aucun cas l’organisatrice de la rencontre. Est-ce que Mathilde peut répondre à ce cas de figure ? La reine d’Angleterre est assurément venue sur le continent, mais une seule fois dans le cours de son existence, à la suite de la bataille de Tinchebray dont il a été question plus haut ; et il est assuré qu’à cette occasion, elle n’a séjourné qu’en Normandie. Elle était de retour en Angleterre un peu avant les Pâques de l’année suivante, en 110722. Pour en faire une
auditrice d’Adélard, il faut récuser le terminus a quo fixé par Haskins et postuler qu’au cours des quelques mois qui ont suivi Tinchebray, la classe qu’Adélard fréquentait à Tours a franchi la zone frontalière de l’Arve, ou ses prolongements occidentaux, pour se retrouver en terres normandes23 – à moins qu’elle n’ait été amenée à franchir aussi cette frontière plus lointaine, la Manche, si l’on repousse la date de la séance au retour de la reine dans son royaume pour la rendre compatible avec la date proposée par Haskins. Les mobiles de tels déplacements ne sont guère évidents, sauf à faire de Mathilde la puissance invitante et à prêter au jeune Adélard de si remarquables talents et une si grande renommée de citharède qu’il aurait été appelé à se produire, en étant de surcroît accompagné de sa classe. Or la notoriété musicale qu’Adélard aurait acquise dès son séjour tourangeau n’est guère conforme à l’évocation de Philosophie qui, on l’a vu plus haut, précise le niveau de l’instrumentiste24. Même si l’on met au compte de la modestie de l’auteur cette allusion aux difficultés de son apprentissage, il faut se rendre à l’évidence : aucun document subsistant et remontant aux temps médiévaux ne se réfère au voyage d’une classe accompagnée d’un de ses maîtres25. Faire de Mathilde la Reine que Philosophie évoque nécessite donc d’avancer un certain nombre d’hypothèses, qui s’avèrent peu crédibles. Il est préférable d’adopter un point de vue qui, conforme aux normes pédagogiques et politiques de l’époque, confine à la tautologie : c’est sur les rives de la Loire qu’un des plus insignes épisodes de la scolarité tourangelle d’Adélard s’est déroulé.
Il faut donc partir en quête d’une Reine qui, vers la fin de la première décennie du xiie siècle, avait de bonnes raisons de se rendre à Tours et
qui, arrivée à destination, en a avait pour être présente à une réunion extrascolaire. Une fois ces différents aspects éclaircis, le choix d’une séance musicale s’impose. La musique, grâce à sa dualité intrinsèque de théorie musicale et de pratique instrumentale (voix incluse)26, est, des sept arts libéraux, celui qui peut être pratiqué aussi bien pendant qu’en dehors des heures de classe. Il est bien le seul à convenir spontanément à des auditoires sans formation particulière. Tout concourt à parfaire la rencontre avec un personnage de haut rang en l’agrémentant d’un épisode musical. Est-ce que Bertrade peut répondre à cet ensemble d’exigences, elle qui, avant d’être reine des Francs, fut comtesse d’Anjou ? Et, si elle le peut, est-ce que son veuvage met fin à son état réginal ? Il convient d’esquisser les fondements historiques qui donnent une forme et un contenu aux réponses à ces questions. Une telle perspective implique de remonter assez largement dans le temps, étant entendu que les manifestations publiques d’une reine s’accompagnent d’un décorum enraciné dans l’histoire.
Bertrade de Montfort et Philippe :
contexte historique, social et religieux
Au tournant des xie et xiie siècles, l’agglomération de Tours jouit depuis huit siècles d’un prestige éminent. La civitas Turonorum romaine a commencé à changer de catégorie urbaine et d’environnement culturel lorsque ses habitants choisirent comme évêque celui qui, initiateur du monachisme en Gaule, avait acquis une réputation de thaumaturge, saint Martin (316/7-397)27. Entre les fins des ive et vie siècles, une série d’auteurs (Sulpice-Sévère, Paulin de Périgueux, Venance Fortunat, Grégoire de Tours) relatent la vie et magnifient les œuvres de cet ancien militaire si largement apprécié pour sa foi et pour son charisme. Dévotions
populaires et pratiques lettrées s’épaulent dans une sorte de causalité circulaire pour hisser Martin au rang de saint le plus populaire de la latinité haute-médiévale. La basilique de Tours, qui abrite son tombeau, devient un des hauts lieux de la chrétienté, au point de rivaliser avec Rome28. Qui plus est, saint Martin est intronisé protecteur de la monarchie franque29 : « C’est là [à la basilique Saint-Martin de Tours] que prit naissance le caractère religieux de leur monarchie [celle des Mérovingiens]30. » Par la suite, les Carolingiens considèrent que, située aux limites de l’Aquitaine et de la Neustrie, la région de Tours présente pour eux un intérêt stratégique majeur. Ils sont conduits à bousculer la tradition qui fait de l’abbé l’élu de la communauté religieuse qu’il dirige ; ils estiment devoir nommer celui de la basilique de Tours31. Les raids vikings des viiie-xe siècles ne font que renforcer l’importance militaire de la région. Les ancêtres immédiats des Capétiens, les Robertiens, s’y illustrent avec suffisamment d’éclat pour être à même d’y instaurer une dynastie d’abbés laïcs32, que leurs successeurs ont prolongée, au point que le nom de leur dynastie témoigne de cet ancrage san-martinien, où se mêlent ferveurs religieuses et enjeux politico-militaires33. À suivre
l’analyse de Luce Pietri, le linceul (palla) qui couvrait le tombeau de saint Martin fut dès le vie siècle assimilé métaphoriquement à un vêtement de Martin. Comme son maintien sur place aurait dissimulé les embellissements apportés entre 629 et 639 à la sépulture, ce linceul est alors transféré dans l’oratoire royal pour devenir par substitution la cap(p)a Martini, la relique du manteau – ce fameux manteau qu’encore soldat Martin avait partagé avec un déshérité grelottant de froid. Par métonymie, le lieu de cette conservation s’est appelé capella ; puis, par métonymies successives, les clercs en charge de l’édifice ont reçu le nom de capellani et leur groupe celui de cancellaria. Cette triade de substantifs se retrouve dans la plupart des langues européennes actuelles, comme un signe de l’unité politico-religieuse de l’Europe médiévale ; en français, successivement : « chapelle », « chapelains » et « chancellerie34 ». Les Capétiens ont toutefois pratiqué différemment des Robertiens leur abbatiat laïc san-martinien. D’une part, l’essor des comtés d’Anjou et de Blois, respectivement à l’ouest à l’est de Tours, a rendu les enjeux tourangeaux plus complexes, sans que les rois des Francs renoncent à leurs prérogatives d’abbés laïcs35. D’autre part, leurs ambitions territoriales et les contraintes politiques les ont conduits à s’ancrer dans des régions situées au nord-est du comté de Blois, entre Orléans, Poissy, Senlis et Sens, et à privilégier, après les Carolingiens, un lieu consacré à autre saint, à l’identité composite, l’abbaye de Saint-Denis. La prééminence de l’abbaye parisienne, nécropole royale et atelier de l’historiographique capétienne36,
est acquise sous le règne du successeur de Philippe Ier, Louis VI : elle se produit avec l’abbatiat de Suger (1081-1151), le biographe précisément de Louis VI, dont il sera question plus bas37.
La mémoire de l’abbaye de Saint-Denis, toujours vivante au xxie siècle, ne doit pas conduire à occulter celle de Saint-Martin qui l’est beaucoup moins, alors qu’elle était encore remarquable à la charnière des xie et xiie siècles38, au moment où Bertrade et Philippe, unis dans leur passion, affrontent l’assaut des Grégoriens – ces artisans d’une « révolution culturelle39 ». En un siècle, entre 1014 et 1124, la Réforme grégorienne « bouleverse en profondeur les cadres institutionnels de l’Église, ses références doctrinales et ses horizons spirituels40 ». Plus précisément, au regard du thème abordé, c’est au cours de cette période que « la doctrine classique du lien matrimonial » de la chrétienté latine trouve sa codification, tandis que « le mariage prend place dans la liste des sept sacrements41 ». Toutefois, ce n’est pas l’union en soi d’une femme et d’un homme que l’Église sacralise avec cette conception du mariage ; elle sacralise ce dont cette union est la figure, à savoir « l’union de l’âme à Dieu par la charité, celle du Christ à l’Église par la nature42 ». Pour acquérir quelques lumières sur les rapports que Bertrade et Philippe ont noués et sur les réactions que ces rapports ont provoquées auprès de leurs contemporains, il convient de les replacer dans cette nouvelle étape du magistère ecclésiastique. Quel que soit d’ailleurs le domaine considéré, une réélaboration des conceptions et des pratiques crée entre l’ancien et le nouveau des tensions qui, pour être inédites par leur contenu, sont usuelles par la forme : bien souvent, l’ancien peine à disparaître et le nouveau à
émerger ; et dans ce tiraillement, la tentation de la surenchère est toujours présente. Le rappel de ces banalités n’est pas inutile, au regard des passions que le mariage de Bertrade et de Philippe a soulevées en son temps et que certains historiens contemporains prolongent mezza-voce (voir infra).
Parvenue à ce stade, l’enquête prend effectivement une direction inattendue. Elle tourne le dos à l’histoire des sciences et à celle de la philosophie, auxquelles les arts libéraux participent ; et elle plonge au cœur de l’histoire sociale et de l’histoire religieuse. Sans doute s’agit-il d’éclairer une péripétie mineure de la vie d’Adélard, un savant représentatif du début du xiie siècle ; l’épisode n’en est pas moins significatif d’un type de culture qui, étant bien éloigné du nôtre, mérite d’être éclairci pour mieux situer le natif de Bath dans l’environnement où il s’est formé. Il semble que certains historiens devenus spécialistes d’Adélard par goût des sciences ou de la philosophie aient éprouvé des réticences à opérer ce passage d’un type d’histoire à un autre, passage que l’identification de la Reine exige d’accomplir. Hésitant à identifier une souveraine aussi peu conventionnelle en son temps que Bertrade, ils ont été en quelque sorte soulagés de pouvoir se rabattre sur Mathilde, mieux adaptée aux normes de son état, ou bien se sont sentis contraints de laisser en l’état le problème de son identification. Il est nécessaire de délimiter, sinon de déminer, le débat.
Manié pour ce qu’il est, l’anachronisme peut rendre ponctuellement service. En recourant au langage contemporain, et donc en s’inféodant aux conceptions qu’il véhicule, on peut soutenir à titre de contre-exemple la version ci-après : Bertrade et Philippe ont vécu une grande passion ; à leur première rencontre, ils eurent un coup de foudre réciproque et se mirent sans tarder en ménage – un ménage qui, en dépit des multiples et tenaces oppositions qu’il suscita de la part du magistère ecclésiastique, dura jusqu’à la mort du roi.
Envisager la formation et la fortune de ce couple avec la liberté de ton qu’autorise l’état présent des mœurs n’est utile que pour mieux remonter le temps et replacer cette aventure amoureuse dans l’environnement grégorien des xie et xiie siècles. Le contraste est sidérant :
Depuis qu’il [Philippe Ier] avait pour concubine (superductam43) la comtesse d’Anjou [Bertrade], il ne faisait plus rien de digne de la majesté royale, mais
emporté par la violence de son désir pour la femme qu’il avait enlevée (rapte conjugis raptus concupiscentia), il ne s’occupait qu’à satisfaire sa voluptueuse passion (voluptati sue satisfacere operam dabat). Il ne pourvoyait pas aux intérêts de l’État (nec reipublice providebat) ni, dans son excessif relâchement, ne ménageait la santé de son corps (nec proceri et elegantis corporis sanitati)44.
L’abbé de Saint-Denis est au xiie siècle au diapason de son confrère historien Orderic Vital45. Il laisse supposer qu’en suscitant chez le roi une ardeur sexuelle immodérée, Bertrade l’a détourné de ses responsabilités politiques et l’a physiquement diminué au point de le conduire prématurément au tombeau… Comment se fait-il que Suger soit à ce point aveuglé par ses propres passions, intellectuelles celles-là, pour tourner le dos aux évaluations numériques ? Dans la biographie qu’il lui consacre en 1143, il érige Louis VI en modèle de roi46, alors qu’après un règne de 27 ans (de 1108 à 1137), ce souverain réputé exemplaire meurt à 56 ans (1081-1137), soit exactement au même âge que son père Philippe (1052-1108) qui, présumé mort précocement, a tout de même régné 48 ans (de 1060 à 1108) ! Comble d’ironie : à suivre des historiens contemporains, les deux monarques ont été victimes des mêmes pathologies, œdémisation et problèmes hépatiques, liés à « l’obésité congénitale et à la malnutrition endémique47 » ; et non, dans le cas de Philippe, à une vie sexuelle débridée. Pour insoutenable que soit la version sugérienne de la mort de
Philippe, est-ce qu’elle n’est pas sous-tendue par une incompréhension des transports amoureux, qui prend sa source dans une dévalorisation des rapports hétérosexuels et, au-delà, dans une dépréciation de la femme ? En réduisant Bertrade au rang de poupée sexuelle malfaisante, Suger cherche à lui dénier son statut de personne. Les travestissements dont ses notes biographiques sont l’occasion ayant été repérés, la voie est dégagée pour tenter d’approcher la simplicité des faits en les soumettant, autant que faire se peut, aux dispositions et aux inclinations individuelles.
S’il y eut, dans la nuit tourangelle du 15 mai 1092, enlèvement de Bertrade par le roi Philippe, ce ne put être qu’avec l’assentiment de l’« enlevée », une femme de caractère que l’on voit mal supporter sans réagir un sort qu’elle n’aurait pas souhaité48. À son enlèvement supposé, on peut opposer l’enfermement légal de son premier mariage. Âgée d’une vingtaine d’années, elle avait été « monnayée » par son père, en échange de gains politiques, auprès du comte d’Anjou, Foulques le Réchin, alors âgé de 47 ans49, qui en était avec elle à sa cinquième épouse50 ! Est-ce que Bertrade a été enlevée ou libérée par le roi ? Les évidences sont sans ambiguïté. Mariés en septembre 1092 avec l’accord des évêques du domaine royal (à l’exception d’un seul)51, Bertrade et Philippe ont formé un couple qui a résisté, pendant seize ans
et jusqu’à la mort du roi, aux attaques incessantes dont il a été l’objet. Si Bertrade a supporté sans fléchir de tels désagréments, n’est-ce pas parce que son état matrimonial la comblait ? Les causes de l’hostilité persistante suscitée par un tel mariage demandent à être éclaircies.
Il serait fastidieux de relater la série de censures ecclésiastiques et d’amendes honorables qui a empoisonné ces seize ans de vie conjugale. Elle a déjà fait l’objet d’études détaillées, qu’il suffit de résumer52. La légalité de ce mariage divisait l’épiscopat selon une répartition géographique qui renvoyait à des dispositions culturelles et, au-delà, cultuelles. Au nord de la Loire, une majorité de prélats que l’on peut qualifier de « traditionnelle », en l’occurrence de « postcarolingienne », admit autant l’annulation, dès 1092, du premier mariage de Philippe avec Berthe de Hollande, que la célébration du second – et lui trouva même un surplus de légitimité après la mort de Berthe au cours de l’année 109453. Au sud de la Loire, une minorité agissante avait à sa tête un Grégorien aux positions tranchées sur l’union matrimoniale en cause, Yves de Chartres ; il n’eut de cesse, pour faire condamner aussi bien la séparation de Bertrade avec le comte que l’union de celle-ci avec le roi, de relancer une papauté qui était en son fond plutôt conciliante – la querelle des Investitures, politiquement plus lourde de conséquences, rendant inopportune l’ouverture d’un nouveau front54. Ce second groupe de prélats ne
s’embarrassait pas de scrupules pour arriver à ses fins : il est allé « même jusqu’à susciter une plainte de l’équivoque Foulques le Réchin contre le roi, son seigneur55 ». Il en a résulté une série de condamnations du couple formé par Bertrade et le roi pour, au choix, concubinage, bigamie, adultère, inceste…, annulées et renouvelées au gré des conjonctures, et des amendes honorables : excommunications à Autun, le 16 octobre 1094, par trente-deux évêques réunis autour du légat pontifical ; à Clermont Ferrand, le 18 novembre 1095, par le pape lui-même ; bulle papale du 17 avril 1097 qui renouvelle l’excommunication tout en jetant l’interdit sur le royaume ; excommunication à Poitiers, le 18 novembre 1100, par une assemblée d’une centaine d’évêques et d’abbés réunis à l’instigation de deux cardinaux, légats du pape. Comme entre ces condamnations, le couple se repent, se sépare, se reforme, ces alternances prennent une « forme de vaudeville56 ». Au final :
L’affaire ne se dénouera qu’au concile de Paris, le 2 décembre 1104 : Philippe Ier y reçoit l’absolution après avoir juré humblement, pied nus, qu’il n’aurait plus avec la comtesse de « commerce illicite » et ne la verrait désormais « qu’en présence de personnes non-suspectes ». Bertrade y prononce le même serment. À l’évidence, ces engagements ne sont une fois encore pas tenus et le roi continue à traiter sa seconde épouse en reine57.
Point n’est besoin d’attendre les xxe et xxie siècles et les spécialistes d’Adélard pour observer la fragilité du statut réginal de Bertrade ! Sa fragilité, certes, mais aussi sa persistance, et ce en dépit des étranges lectures des historiens les plus habitués aux cartulaires. Ainsi, par exemple :
On observe avec curiosité que Bertrade de Montfort, épouse de Foulque IV d’Anjou, mais ensuite maîtresse du roi Philippe Ier, est presque toujours dite regina, la reine, dans les actes assez nombreux [huit au total] où elle apparaît comme témoin58.
Curieuse lecture en vérité, qui est portée à suspecter le titre de regina attribué à Bertrade, donc d’épouse du roi, dans des documents ayant valeur juridique ! Il serait possible d’accepter une telle réserve si, dans les années 1090-1110, les conceptions matrimoniales grégoriennes s’étaient imposées à tous comme une norme sociale irrécusable. Or aucun des actes où Bertrade apparaît en tant que regina n’a été en son temps juridiquement dénoncé au motif que l’un des témoins se serait rendu coupable d’une usurpation de titre. Ne soyons pas moins royalistes que le roi et que la majorité de ses sujets59, et gardons notre calme lorsque le substantif regina est apposé au nom propre Bertrada : il n’est un chiffon rouge que pour les Grégoriens avérés, qu’il n’y a pas lieu d’imiter de nos jours. Si, appliquée à la seconde épouse de Philippe Ier, cette désignation s’est maintenue sans guillemets dans les actes de la pratique, c’est qu’elle répondait aux désirs du couple royal sans choquer outre mesure la part de la population qui avait accès à l’écrit. Une remarque d’Augustin Fliche permet d’élargir cette coutume scripturaire : « Il est incontestable que, pendant le règne de Philippe Ier, Bertrade n’a cessé d’être traitée en reine60. » Le lexique de l’historien gagne à respecter
celui de l’époque qu’il étudie : il peut ainsi rendre compte des aléas conflictuels et de la mobilité des équilibres précaires qui forment bien souvent la texture des événements.
D’autres témoignages attestent le statut réginal de Bertrade, même après la mort de Philippe. Le plus remarquable est son sceau, qui accompagnait la transcription d’une charte de Marmoutier datée de 1115. Il porte l’inscription « sigillum : bertrade : dei : gracia : francorum : regine ». Il n’est connu que par un croquis à la plume exécuté par le dessinateur qui accompagnait le collectionneur Roger de Gaignières (1642-1715) ; découvert dans les années 1870, ce document a depuis été étudié à plusieurs reprises61. Il est curieux de constater que la charte ainsi scellée est datée de l’année durant laquelle Louis VI s’est marié62. Comme Bertrade ne pouvait pas en toute rigueur accéder au statut de reine-mère, Louis étant le fils du premier mariage de Philippe, est-ce qu’elle a tenu à cette occasion à réaffirmer malgré tout son statut réginal ?
Un autre acte attire davantage l’attention : il est susceptible de donner l’une des raisons du passage à Tours de Bertrade, à l’époque où Adélard y résidait.
Bertrade en Touraine
Lors de son mariage avec Bertrade, et conformément aux usages matrimoniaux alors en usage, Philippe assigne à celle-ci un douaire – autre preuve, s’il en était besoin, qu’il s’est comporté avec elle en mari responsable et non en honteux amant libidineux63. Ce douaire n’est
aujourd’hui connu que par l’intermédiaire d’un acte plus tardif, délivré en 1119 par Louis VI, donc après la mort de l’intéressée. Sans doute pas mécontent de solder une part de son passé, Louis accède à la demande du chapitre Saint-Martin et lui cède la jouissance de :
tout ce que la reine Bertrade tenait de Philippe notre père dans le pays de Touraine (quicquid etiam Bertrada regina a Philippo patre nostro in pago Turonico tenuit), c’est-à-dire une part sur le port de Saint-Cyr, le tonlieu, les revenus sur les Juifs, le pont, le fleuve, le duel, la vente du pain et du vin dans la cité, le bois appelé Splente ; des prés au-delà du Cher, et le pacage des moutons64.
À la lumière de cet acte, on peut penser qu’en apprenant, onze ans plus tôt, que Philippe vivait ses derniers instants, le chapitre Saint-Martin a commencé à avoir des vues sur le douaire tourangeau d’une reine si contestée par les Grégoriens. On peut également penser que la reine a eu conscience de l’état de vulnérabilité dans lequel la mort prochaine du roi risquait de la plonger : elle avait d’excellentes raisons de se rendre à Tours, aussitôt le défunt mis en terre, pour y réaffirmer ses droits, d’autant que, dès 1106, le couple royal s’était réconcilié avec le maître des lieux, toujours Foulques le Réchin65, et que Bertrade entretenait d’excellents rapports avec Foulques V, le fils issu de son premier mariage66. La date de son arrivée dans la capitale tourangelle peut être estimée avec assez de vraisemblance, à partir de celle des funérailles.
Le lieu de la mort du Philippe est connu, grâce à Suger : c’est le château de Melun-sur-Seine67. Le quantième mensuel a été sujet à évaluation mais
l’accord s’est fait sur le 29 juillet, en 1108 donc68. Suger précise la localisation de la messe funèbre, l’église Notre-Dame de Melun, et celle du tombeau :
Le corps [de Philippe] fut transporté en grand cortège [depuis Melun-sur-Seine] au noble monastère de Saint-Benoît-sur-Loire. C’était là que le roi Philippe avait exprimé le souhait d’être enterré. […] Son corps fut mis dans ledit monastère, devant l’autel, le plus convenablement possible, et, aux accents des hymnes et des prières des assistants qui recommandaient son âme à Dieu, il fut recouvert de pierres magnifiques69.
L’abbé donne le nom de la plupart des notables qui assistent à ces funérailles ; celui de Bertrade n’y apparaît pas. Il n’y a pas à s’en étonner au regard des coutumes du temps, outre le jugement que Suger porte sur la superducta, comtesse d’Anjou. Quant au diagnostic que l’historien formule de nos jours sur les mœurs mortuaires du début du xiie siècle, et plus spécialement sur la manière dont les chroniqueurs du xiie siècle en rendent compte, il est sans appel :
Dans la part de fiction et de convenu que recèle ce genre de récit, de toute façon, elle [Bertrade] n’a pas sa place. En ces temps-là, la succession à la royauté est une affaire d’hommes. Les femmes […] n’apparaissent pas aux derniers instants de leur royal époux, quelle qu’ait été par ailleurs leur influence durant son règne70.
Le récit des obsèques royales par Suger devant nécessairement faire l’impasse sur les présences féminines, il n’est pas abusif de penser qu’au regard de son passé conjugal, Bertrade a assisté Philippe jusqu’au dernier soupir et que, la mort ayant frappé, elle a participé aux diverses cérémonies funéraires. Elle se trouvait très probablement dans le cortège qui a parcouru vers le sud la centaine de kilomètres séparant Melun de Saint-Benoît, les rives de la Seine de celles de la Loire. Par la suite, l’ensevelissement terminé, elle a quitté le cortège qui était dans un entre-deux royal : Philippe avait été enterré mais Louis ne s’était pas encore soumis au « rite constitutif et transcendant de la royauté71 », alors qu’« en ces âges lointains, le mort royal ne saisissait pas encore le vif72 ». Accompagnée seulement
de ses proches, elle obliqua en direction du sud-ouest pour aller en aval de la vallée ligérienne, pendant plus d’une bonne centaine de kilomètres. Compte tenu de la distance moyenne (vingt-cinq kilomètres) parcourue quotidiennement par un voyageur à cheval, Bertrade est probablement arrivée à Tours vers la mi-août 1108 au plus tard73.
La reine trouve momentanément dans la capitale de la Touraine une base de repli. Elle y éprouve d’autant plus un sentiment de sécurité que, on vient de le voir, Foulques le Réchin, s’était réconcilié avec le couple royal et qu’elle-même entretient d’excellents rapports avec Foulques V ; celui-ci succède dès 1109 à son père à la tête du comté d’Anjou et deviendra plus tard roi de Jérusalem (1131-1142)74. Il n’est pas à exclure que ce séjour tourangeau se soit aussi doublé pour Bertrade d’une dimension plus personnelle. C’est à Tours que son idylle avec le roi avait commencé75. Peut-on penser qu’elle a été tentée de revoir le site où avait débutée l’aventure peu banale qui venait de se terminer ? Peut-on admettre qu’une fois rendue sur place, elle soit restée de marbre en se retrouvant, récente veuve, sur les lieux où s’étaient nouées ses amours ?
Un autre aspect, jusqu’ici négligé dans ces pages, a sûrement décidé Bertrade à rejoindre la capitale de la Touraine après l’inhumation de son second mari. Elle a pendant longtemps cherché à ce que l’aîné de son second mariage, Philippe de Mantes (1093 – ap. 1134), supplante sur le trône Louis, l’aîné du premier mariage du roi76. Les rapports entre le roi, la reine et les aînés de chacun d’eux en ont été singulièrement compliqués77, Philippe Ier essayant de « promouvoir la concorde entre les [demi-]frères », tout en ayant « une préférence marquée pour l’aîné [Louis]78 ». N’est-ce pas en raison de ces tensions qu’est par exemple soupesé au plus juste le libellé d’un acte royal de 1101, étant sous-entendu que la reine y est la tutrice
de son fils Philippe, alors âgé de huit ans, contre vingt à Louis : « … filio nostro Ludovico favente et donna regina B. annuente, du consentement de son fils Louis et de l’assentiment de la reine B[ertrade]79 » ?
Une rédaction « qui se retrouve par la suite régulièrement mentionnée, sous des formules diverses, dans les actes royaux80 ». Cette compétition entre aînés issus des deux mariages de Philippe Ier perturbe la dernière partie du règne de celui-ci81. Elle explique pour une part qu’Orléans, la ville royale située à moins d’une quarantaine de kilomètres de Saint-Benoît-sur-Loire, ait été choisie pour célébrer le sacre de Louis VI : il eut lieu cinq jours après la mort de Philippe Ier, soit le 3 août 1108. Il convenait grâce à cette rapidité de « déjouer la machination des impies82 » – et si par « impies » il faut surtout entendre le duc de Normandie, roi d’Angleterre, le duc d’Aquitaine et le duc de Bourgogne, on ne peut pas en exclure la maison Montfort-Anjou (le frère de Bertrade, Amaury, et les aînés des deux mariages de celle-ci, Foulques V et Philippe de Mantes)83. La remarque de Suger laisse entrevoir les tensions qui ont régné tout au long de ces funérailles, jusque chez les partisans de Louis. Le choix des lieux de sépulture et de sacre suscitait la réprobation, respectivement, de l’abbaye de Saint-Denis et de l’Église de Reims. Les Dionysiens estimaient avoir le monopole de l’inhumation royale et les prélats rémois celui du couronnement84. Or le choix de Saint-Benoît relevait de la volonté exprimée par Philippe de son vivant ; et Reims se situe au nord-est de Melun-sur-Seine, dans la direction opposée prise par le cortège funèbre, à plus de deux cents kilomètres du lieu de la mise en terre85. De fait, la distance qui sépare Saint-Benoît de Reims est égale à plus de six fois celle qui sépare Saint-Benoît d’Orléans. Il aurait été possible, sans trop accroître la vacance royale, d’aller de Melun à Reims en faisant un crochet par Saint-Denis, à ceci près que la volonté de Philippe n’aurait pas été respectée et qu’un tel écart aurait hypothéqué le début du nouveau règne. Obligés de choisir entre ces différentes situations conflictuelles, Louis et son entourage ont retenu celles qui étaient les moins difficiles à affronter.
Au milieu de ces dissensions masculines, la présence de Bertrade, même simplement tolérée, devait se fondre dans le paysage…
Quand Bertrade admit que son fils Philippe ne monterait pas sur le trône (voir infra), elle résolut de se retirer dans un ordre monastique. Elle choisit celui qui avait été fondé par un homme dont « les évêques, responsables de l’ordre public, parlaient […] comme d’un fou, d’un obsédé, comme d’un hérétique86 », à savoir Robert d’Arbrissel. Veuve, elle restait fidèle à cette indépendance d’esprit qui est la marque de son existence. Si, en ces temps-là, il était assez courant que la viduité conduise les femmes issues des milieux aristocratiques à prendre le voile87, il n’en reste pas moins que Bertrade rallia peu à peu l’ordre qui tentait au xiie siècle d’établir, tant bien que mal, une égalité de traitement entre les femmes et les hommes, celui de Fontevraud88. Par une de ces coïncidences qui pourrait se comprendre comme un phénomène d’hérédité croisée, Foulques V manifestait lui aussi de l’intérêt pour cet ordre nouveau : il s’est porté témoin lors de donations faites en faveur de Fontevraud89 ; lui-même en a faites90, ainsi que son épouse91. À plusieurs reprises, il rend visite à l’abbaye en compagnie de sa mère92. Accueillie en pénitente à Fontevraud, Bertrade finit ses jours en nonne sur son douaire des Hautes-Bruyères93 transformé en prieuré fontevriste94 ; elle y meurt « à la fin de l’année 1115 ou au début 111695 ». Mais même au-delà de sa mort, elle reste « un signe de contradiction ». Les
agissements de Robert d’Arbrissel ont suscité la réprobation de Roscelin de Compiègne, l’un des maîtres de Pierre Abélard qui, lui, prit le parti de Robert, tandis que les chanoines de Saint-Martin de Tours, supportant mal la concurrence d’une abbaye de Fontevraud située à une cinquantaine de kilomètres d’eux, choisirent de soutenir Roscelin96.
Le calendrier scolaire n’a pas, au début du xiie siècle, la rigueur que la naissance de l’université lui donnera cent ans plus tard ; et celui de Tours, si tant est qu’il ait existé, ne serait pas d’un grand secours pour estimer la date de la séance dont parle Philosophie dans le DEED : ce divertissement musical s’est produit en dehors du cadre proprement scolaire. On ne doit pas cependant s’écarter trop de la vérité en estimant qu’il a eu lieu entre le milieu du troisième trimestre 1108, moment où Bertrade arrive en Touraine, et celui de 1109 où, son douaire tourangeau ayant été confirmé, elle admit définitivement que Philippe de Mantes n’obtiendrait pas la couronne97 : dans ces conditions, son séjour ligérien ne se justifiait plus. Bertrade pouvait rejoindre sa famille d’adoption à Fontevraud et sa famille d’origine à Montfort pour organiser ses dernières années en jetant les bases de ce qui deviendra le prieuré des Hautes-Bruyères. La séance musicale où Adélard s’est illustré lui aura permis d’être reçue avec les honneurs dus à une reine et de goûter un instant, dans un entourage respectueux, ce prestige du pouvoir qui lui avait tant coûté.
Philosophie n’éprouve pas le besoin de particulariser la reine par son nom. Elle se contente de la désigner par sa fonction. Faut-il voir dans cette restriction l’expression d’une distance vis-à-vis du monde politique capétien chez un natif de Wells et habitant de Bath qui, arrivé sur le continent depuis peu, ne prévoit pas de s’y enraciner ? Cette distance n’a pu qu’être amplifiée si ce Tourangeau occasionnel a eu vent malgré tout de la réputation sulfureuse du couple royal entretenue par les Grégoriens. Ou faut-il voir dans cette restriction l’expression d’une déférence vis-à-vis de l’institution monarchique, au point de réduire à des archétypes ceux qui l’incarnent ? Ces deux possibilités ont pu coexister dans l’esprit d’Adélard sans qu’il soit possible de déterminer la part de chacun. Par la suite, au début des QN,
pour situer son retour en Angleterre après un voyage [au Proche-Orient], il indique que « régnait alors Henri [Ier Beauclair], le fils de Guillaume [le Conquérant] ». Ce genre de repère temporel par la mention nominative de la personne qui exerce le pouvoir souverain dans un royaume est usuel à cette époque. L’épouse du roi en exercice ne semble pas relever de cet usage. Que reste-t-il au sujet d’un royaume pour nommer la reine de celui où il séjourne momentanément, si ce n’est justement la mention de la fonction ? D’autant que dans les circonstances évoquées par Philosophie, à trop particulariser cette souveraine on risquerait de rappeler qu’elle n’est plus que la veuve d’un roi dont le mariage a été régulièrement contesté. Elle est donc la Reine [des lieux] – et elle devient la croix des historiens d’Adélard…
Au terme de ce périple, au cœur des passions politico-religieuses et des contrariétés conjugales qui ont agité le royaume des Francs aux confins des xie et xiie siècles, la date du DEED proposée par Haskins se trouve précisée. Une fois qu’elle a été débarrassée des vicissitudes qui en brouillent la perception, l’évocation de la Regina, « la Reine », invitée à écouter Adélard jouant de la cithare l’atteste : puisque le traité a été rédigé deux ans après cette séance98, il date donc des derniers mois de l’année 1110.
Max Lejbowicz
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
1 Ce texte a bénéficié au cours de sa rédaction d’échanges avec Christiane Dussourt, Constant Mews et Émilia Ndiaye, que je remercie de leur disponibilité.
2 DEED, II, 71. Les références de nos citations renvoient à Adélard de Bath, L’Un et le Divers, Questions sur la nature (Les causes des choses), avec le pseudépigraphe Comme l’atteste Ergaphalau, éd. Ch. Burnett, trad. et com. M. Lejbowicz, E. Ndiaye, C. Dussourt, Paris, Les Belles Lettres, 2015 ; Philosophie parle de l’enseignant comme d’un magister artis.
3 C. Homo-Lechner, « Les instruments », Guide de la musique au Moyen Âge, éd. Fr. Ferrand, Paris, Fayard, 1999, p. 725-826, ici p. 758 : « L’utilisation du terme cithara au Moyen Âge est toutefois confuse. […] Ce terme désigne alors essentiellement la harpe, la rote, mais aussi la lyre et le luth. » Pour une analyse technique de ces divers instruments, voir C. Homo-Lechner, Sons et instruments de musique au Moyen Âge. Archéologie musicale dans l’Europe du viie au xive siècles, Paris, Errance, 1996, p. 77-98.
4 Sur les intérêts musicaux d’Adélard, voir Ch. Burnett, « Adelard, Music and the Quadrivium », Adelard of Bath. An English Scientist and Arabist of the Early Twelfth Century, éd. Ch. Burnett, London, The Warburg Institute, 1987, p. 69-86.
5 Nous avons en fait affaire à deux souvenirs, dont l’un est enchâssé dans l’autre, avec pour chacun une indication de chronologie relative. La première est donnée par Adélard au début du traité (DEED, II, 3) : l’expérience dont la relation est le sujet de son livre (l’apparition de Philosophie et de Philocosmie) a eu lieu « l’an dernier à Tours ». La seconde est celle que donne la figure allégorique de Philosophie dans son récit (DEED, II, 71), à propos de la visite de la Reine, qui a eu lieu « l’an passé » (voir note suivante).
6 DEED, II, 71 : « Ne passons pas trop de temps à chercher au loin un exemple, rappelle-toi ton propre cas : l’an passé, t’adonnant tout entier à tes études en Gaule, tu transpirais à apprendre justement la musique ; un soir que le maître de cet art se trouvait avec ses élèves et, qu’à leur demande et à celle de la reine, tu jouais de la cithare… ».
7 Ch. Haskins, « Adelard of Bath », The English Historical Review, 26, 1911, p. 491-498, ici p. 492, n. 13, repris avec des ajouts dans Ch. Haskins, Studies in the History of Mediaeval Science, Cambridge, Harvard University Press, 1927, p. 21, n. 11. Un an plus tard, A. Fliche, Le règne de Philippe Ier, roi de France (1060-1108), Paris, Société française d’imprimerie et de librairie, 1912, p. 74-75 soutenait le même point de vue sur Bertrade.
8 Fr. Bliemetzrieder, Adelhard von Bath. Blätter aus dem Leben eines englischen Naturphilosophen des 12. Jahrhunderts und Bahnbrechers einer Wiedererweckung der griechischen Antike, Munich, Max Hueber Verlag, 1935, p. 25, n. 12 ; M.-J.-J, Brial, « Examen critique des historiens qui ont parlé du divorce de Philippe Ier, roi de France, avec la Reine Berte, et de son mariage avec Bertrade de Montfort, Comtesse d’Anjou », Recueil des historiens des Gaules et de la France, t. XVI, Paris, Arthus Bertrand, 1813, p. xxviii-cxiv.
9 Ce mémoire, bilingue, est disposé sur deux colonnes, l’une réservée au latin, l’autre au français : il faut donc diviser par deux le nombre total de pages pour donner une idée quantitative de cette contribution.
10 Voir A. Luchaire, Louis VI le Gros. Annales de sa vie et de son règne (1081-1137), Paris, Picard, 1890. Haskins, Studies, p. xi, évoque « a considerable volume on Adelard of Bath » de Bliemetzrieder, à paraître en 1927 à Graz (il est paru en 1935 à Munich). Selon l’Encyclopaedia Britannica, Haskins est mort en 1937 ; il a pu prendre connaissance du livre en question mais n’a pas laissé de traces aisément repérables de la lecture qu’il en aurait faite.
11 Voir L. Thorndike, A History of Magic and Experimental Science, New York, Columbia University Press, t. II, 1947, p. 44-45.
12 Tinchebray, Orne, arrondissement d’Argentan, chef-lieu de canton. Thorndike avance un second argument, en s’appuyant sur une expression utilisée par Adélard, Gallica studia (DEED, II, 90). La référence à Gallica engloberait la Normandie, alors que le domaine capétien serait la Francia. Cette différenciation n’a pas lieu d’être au début du xiie siècle : l’expression Francia occidentalis a disparu avec la dislocation politique de l’héritage carolingien et Francia sans déterminatif ne commence à apparaître qu’au cours du xiie siècle (voir O. Guyotjeannin, « 1060-1285 », Le Moyen Âge. Le roi, l’Église, les grands, le peuple, 481-1514, éd. Ph. Contamine, Paris, Seuil, 2002, p. 173-284, ici p. 243-247). Quant au mot Gallia, il ne désigne au Moyen Âge qu’une entité géographique, connue à partir de la lecture de César, de Pline, de Solin, d’Orose et d’Isidore de Séville (voir B. Guenée, Histoire et culture historique dans l’Occident médiéval, Paris, Aubier, 1980, p. 167-169). Il ne se charge d’un contenu national qu’avec « les érudits de la Renaissance [qui] méprisent le mot France et ne parlent plus guère que de la Gaule, ou des Gaules », selon B. Guenée, « Les limites », La France et les Français, éd. M. François, Paris, Gallimard, 1972, p. 50-69, ici p. 58.
13 Voir Haskins, Studies, p. 21-22.
14 Bliemetzrieder, Adelhard von Bath, p. 25, n. 12.
15 Voir L. Cochrane, Adelard of Bath. The First English Scientist, London, British Museum Press, 1994, p. 5.
16 Voir Cochrane, Adelard of Bath, p. 1 et 6 : évoquant la séance musicale en question, ces deux pages s’en tiennent à « the queen ».
17 Voir É. Van Houts, « Les femmes dans le royaume Plantagenêt : genre, politique et nature », Plantagenêts et Capétiens : confrontation et héritages, éd. M. Aurell et N.-Y. Tonnerre, Turnhout, Brepols, 2006, p. 95-112, ici p. 95-96.
18 Peut-être faut-il incriminer Bliemetzrieder, qui s’est contenté de consacrer à cette identification une note, copieuse certes : elle s’étend au total sur une page.
19 Voir B. Brian, The Salernitan Questions. An Introduction to the History of Medieval and Renaissance Problem Literature, Oxford, Clarendon Press, 1993, p. 25-30.
20 Adelard of Bath, Conversations with his Nephew, On the Same and the Different, Questions on Natural Science, and On Birds, éd. Ch. Burnett et alii, Cambridge, Cambridge University Press, 2006. Même mutisme dans M. Gibson, « Adelard of Bath », Adelard of Bath. An English Scientist, éd. Burnett, p. 7-16.
21 Voir Adelard von Bath, De eodem et diverso, zum ersten Male herausgegeben und historisch-kritisch Untersucht von H. Willner, Münster, Aschendorff, 1903, p. 99-101.
22 Voir L. L., Huneycutt, Matilda of Scotland : A Study in Medieval Queenship, Woodbridge, Boydell, 2003, p. 86 et 142, pour qui il est possible que Mathilde ait été l’auditrice d’Adélard.
23 Voir A. Lemoine-Descourtieux, La frontière normande de l’Avre. De la fondation de la Normandie à sa réunion au domaine royal (911-1204), Mont-Saint-Aignan, Publications des Universités de Rouen et du Havre, 2011, p. 13-25 ; A. W. Lewis, « Observations sur la frontière franco-normande », Le Roi de France et son royaume autour de l’an mil, éd. M. Parisse et X. Barral I Altet, Paris, Picard, 1986, p. 147-154.
24 DEED, II, 71.
25 De tels déplacements en groupe homogène ne doivent pas être confondus avec la mobilité étudiante, la peregrinatio academica, qui est, elle, bien attestée et même, à partir de la moitié du xiie siècle, réglementée : voir J. Verger, « La mobilité étudiante au Moyen Âge », Histoire de l’éducation, 50, 1991, p. 65-90 ; H. de Ridder-Symoens, « Mobility », A History of the University in Europe, éd. W. Rüegg, Cambridge, Cambridge University Press, 1992, t. 1, p. 280-384 ; J. Verger, « La circulation des étudiants dans l’Europe médiévale », Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 42, 2008, p. 87-95.
26 Voir Boèce, Traité de la musique, intr., trad. et notes de Ch. Meyer, Turnhout, Brepols, 2004, I, xxxiv : « Quod sit musicus » ; M. Clouzot, « Les figures du musicien au Moyen Âge. Figures, discours et images », Bulletin du Centre d’études médiévales d’Auxerre, 11, 2007 (en ligne).
27 Voir L. Pietri, La ville de Tours du ive au vie siècle. Naissance d’une cité chrétienne, Rome, École française de Rome, 1983.
28 Voir P. Gasnault, « Le tombeau de saint Martin et les invasions normandes dans l’histoire et dans la légende », Revue d’histoire de l’Église de France, 47, 1961, p. 51-66, ici p. 52.
29 Voir E. Ewig, « Le culte de saint Martin à l’époque franque », Revue d’histoire de l’Église de France, 47, 1961, p. 1-18 ; les Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, 119/3, 2012, numéro consacré aux abbayes martiniennes ; et B. Judic, « Les modèles martiniens dans le christianisme des ve-viie siècles », L’empreinte chrétienne en Gaule du ive au ixe siècle, éd. M. Gaillard, Turnhout, Brepols, 2014, p. 91-109.
30 J. Boussard, « L’enclave royale de Saint-Martin de Tours », Bulletin de la Société nationale des antiquaires de France, 1958, p. 157-179, ici p. 162.
31 Voir J. Chelini, « Alcuin, Charlemagne et Saint-Marin de Tours », Revue d’histoire de l’Église de France, 47, 1961, p. 19-50 ; Gasnault, « Le tombeau » ; et H. Noizet, La fabrique de la ville. Espaces et sociétés à Tours (ixe – xiiie siècle), Paris, Publications de la Sorbonne, 2007, chap. i, « Moines et chanoines à Saint-Marin (ve-ixe siècle) ».
32 Voir K. W. Werner, Histoire de la France, t. I, Les origines (avant l’an mil), Paris, Fayard, 1984, p. 471-481 et, plus développé, K. W. Werner, « Les premiers Robertiens et les premiers Anjou (ixe siècle-début xe siècle) », Pays et Loire et Aquitaine de Robert le Fort aux premiers Capétiens, éd. O. Guillot et R. Favreau, Poitiers, Société des Antiquaires de l’Ouest, 1997, p. 9-67.
33 Voir Y. Sassier, Hugues Capet, naissance d’une dynastie, Paris, Fayard, 1987, p. 17, n. 3 et, plus développé, F. Mazel, Féodalités, Paris, Belin, 2010, p. 62-63 ; et aussi D. Barthélemy, Nouvelle histoire des Capétiens, 987-1214, Paris, Seuil, 2012, p. 25 : le surnom « Capet » renvoie au manteau, cappa, de saint Martin (voir infra). Le dossier mériterait d’être repris en intégrant les informations réunies par L. Theis, L’avènement d’Hugues Capet, 3 juillet 987, Paris, Gallimard, 1984, p. 220-224, elles-mêmes étant relues à la lumière de l’étude de B. Guenée, « Les généalogies entre l’histoire et la politique : la fierté d’être Capétien, en France, au Moyen Âge », Annales. Économies, Société, Civilisations, 33, 3, 1978, p. 450-477, reprise dans B. Guenée, Politique et histoire au Moyen Âge, Paris, Publications de la Sorbonne, 1981, p. 341-368 : paradoxalement, cette dernière étude parle moins de « la fierté d’être Capétien en France au Moyen Âge » que de la difficulté de s’y avouer publiquement Capétien.
34 Voir J. Van den Bosch, Capa, basilica, monasterium et le culte de saint Martin de Tours. Étude lexicologique et sémasiologique, Utrecht / Nijmegen, Dekker & Van de Vegt, 1959 ; et J. Fleckenstein, Die Hofkapelle der deutschen Könige, Stuttgart, Hiersemann, 1959-1966.
35 Voir Noizet, La fabrique, chap. viii, « Le roi et les seigneurs de Saint-Martin (950-1100) » et J. Ottaway, « La collégiale Saint-Martin de Tours est-elle demeurée une véritable enclave royale au xie s. ? », Cahiers de civilisation médiévale, 33, 1990, p. 153-177.
36 Voir H. Noizet, « L’ascension du lignage robertien : du val de Loire à la Francie », Annuaire-Bulletin de la Société de l’histoire de France, 529, 2006, p. 19-35 ; Noizet, La fabrique, chap. iii, « Relations politiques et responsabilités au sein du chapitre de Saint-Martin (du ixe siècle à la fin du xe siècle) » ; F. Gasparri, « L’abbé Suger de Saint-Denis. Mémoire et perpétuations des œuvres humaines », Cahiers de civilisation médiévale, 44, 2001, p. 247-257 ; É. Bournazel, Louis VI le Gros, Paris, Fayard, 2007, p. 83 et 84 : l’expression « le cimetière aux rois », qui désigne usuellement Saint-Denis, n’apparaît qu’au xiiie siècle.
37 Voir Bournazel, Louis VI, chap. vi, « Le roi de Saint-Denis » ; Suger, Vie de Louis VI le Gros, éd. et trad. par H. Waquet, Paris, Les Belles Lettres, 1929.
38 Voir E.-R. Vaucelle, La collégiale de Saint-Martin de Tours des origines à l’avènement des Valois (397-1328), Tours, Péricat, 1907, p. 157-167.
39 L’expression est empruntée au titre du chap. iv de Mazel, Féodalités.
40 P. Toubert, « Réforme grégorienne », Dictionnaire historique de la papauté, éd. Ph. Levillain, Paris, Fayard, 1994, p. 1432-1440, ici p. 1436. Rappelons que « la Réforme grégorienne », « le plus grand fait de l’histoire religieuse du Moyen Âge » (Fliche cité par Toubert), déborde largement les douze ans du pontificat qui sert à le désigner (Grégoire VII, 1073-1085) : il est précédé par un ensemble de signes avant-coureurs et s’achève par une longue période de compromis et d’apaisements.
41 J. Gaudemet, Le mariage en Occident. Les mœurs et le droit, Paris, Cerf, 2011, successivement, titre du chap. vii, qui porte sur les xie et xiie siècles, et p. 188.
42 Gaudemet, Le mariage, p. 190.
43 Comme le rappelle Bournazel, Louis VI, p. 43, superducta désigne en latin classique la belle-mère que l’on donne à ses enfants en contractant un second mariage, la marâtre donc. Quand ils ne traduisent pas superducta par « concubine », avec ou sans guillemets, les médiévistes paraphrasent superducta en « épousée en surplus » (G. Duby, Féodalité, Paris, Gallimard, 1996, p. 1161-1381, ici p. 1171 et É. Bournazel, « Yves de Chartres. Un juriste à géométrie variable », Foi chrétienne et églises dans la société politique de l’Occident du Haut Moyen-Âge, éd. J. Hoareau-Dodinau et P. Texier, Limoges, Presses universitaires de Limoges, 2004, p. 333-346, ici p. 335). Dans le corpus des biographies royales françaises qu’elle a étudié (Helgaud de Fleury, Suger, Rigord et Guillaume le Breton), É. Carpentier, « L’homme, les hommes et la femme. Étude sur le vocabulaire des biographies royales françaises (xie-xiiie siècles) », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 41/2, 1986, p. 325-346, fait de superducta (sept occurrences) le synonyme de concubina (trois occurrences).
44 Suger, Vie, XIII, p. 83. Ces lignes relèvent d’un consensus social : voir Carpentier, « L’homme, les hommes et la femme » et J. Dalarun, « Regards de clercs », Histoire des femmes en Occident, éd. Ch. Klapisch-Zuber, t. II, Le Moyen Âge, Paris, Tempus, 2002, p. 33-63. Ce n’est d’ailleurs pas la présentation du couple la plus à charge : voir Fliche, Le règne de Philippe ier, p. 43-46.
45 Voir Bournazel, Louis VI, p. 31-33 et 37-39.
46 Voir Suger, Vie, p. xi.
47 Bournazel, Louis VI, p. 47, n. 85, qui reprend J. Dufour, « Louis VI, roi de France (1108-1137), à la lumière des actes royaux et des sources narratives », Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 134, 1990, p. 456-482, ici p. 470-473, et Luchaire, Louis VI, p. xxxiii et xxxix. Berthe, la mère de Louis VI, était également obèse.
48 Voir K. Nolan, Queens in the Stone and Silver. The Creation of a Visual Imagery of Queenship in Capetian France, New York, Palgrave Macmillan, 2009, chap. 1 ; et, sur la lignée dont Bertrade est issue, A. Rhein, La seigneurie de Montfort en Iveline, depuis son origine jusqu’à son union au duché de Bretagne (xe-xive siècle), Versailles, Aubert, 1910.
49 Fliche, Le règne de Philippe Ier, p. 226, propose de fixer en 1089 le mariage de Bertrade avec le comte d’Anjou, date reprise par Bournazel, Louis VI, p. 477.
50 Le nombre exact des épouses de Foulques qui ont précédé Bertrade varie selon les historiens et parfois selon les écrits du même historien, tout en étant notable ; celui qui est donné ici reprend J.-M. Bienvenu, L’étonnant fondateur de Fontevraud, Robert d’Arbrissel, Paris, Nouvelles Éditions Latines, 1981, p. 53 et, au-delà, L. Halphen, Le comté d’Anjou au xie siècle, Paris, Picard, 1906, p. 169-170, lequel esquisse la biographie de chacune de ces épouses pour autant que la documentation le permet. Bournazel, « Yves de Chartres », p. 342, fait de Bertrade la quatrième épouse, puis dans Louis VI, p. 44, la troisième sans donner plus de détails ; quant à G. Duby, Le chevalier, la femme et le prêtre. Le mariage dans la France féodale, Paris, Hachette, 1981, chap. 1, « Les mariages du roi Philippe », p. 7-26, ici p. 15 (repris dans Duby, Féodalité, p. 1169), il s’en tient à dire qu’« il [Foulque] avait dépassé les bornes de la polygamie permise ». Voir aussi la conclusion de Fliche, Le règne de Philippe Ier, p. 225 : « […] bien des princes du xie siècle, tout en ayant été peu difficiles sur les règles de la morale, ont été des hommes d’État de premier ordre. Il ne semble pas en avoir été ainsi du Réchin. »
51 Voir Bournazel, « Yves de Chartres », p. 338 et Bournazel, Louis VI, p. 43-44 et p. 405, n. 61.
52 Sur toutes ces péripéties, voir Brial, « Examen critique » ; Fliche, Le règne de Philippe Ier, p. 40-76 (avec une plaisante coquille : l’intitulé du chap. ii, « Les mariages de Philippe 1er », perd son pluriel dans la Table des matières sans que la liste des Errata [et corrigenda] de la p. 597 ne rectifie) ; Duby, Le chevalier, la femme, chap. 1 ; Bournazel, « Yves de Chartres », et Bournazel, Louis VI, p. 31-32, 37-40 et 43-47 ; C Avignon, « Les stratégies matrimoniales des premiers Capétiens à l’épreuve des prohibitions canoniques en matières de parenté (xie-xiie siècles) », Les stratégies matrimoniales (ixe-xiiie siècle), éd. M. Aurell, Turnhout, Brepols, 2013, p. 237-255. Des études consacrées au mariage médiéval ou à Yves de Chartres évoquent ces péripéties, avec parfois d’intéressantes simplifications : B. Basdevant-Gaudemet, « Le mariage d’après la correspondance d’Yves de Chartres », Revue Historique du Droit Français et Étranger, 61/2, 1983, p. 195-215, repris dans B. Basdevant-Gaudemet, Église et autorités. Études d’histoire du droit canonique médiéval, Limoges, Presses universitaires de Limoges, 2006, p. 373-391 ; Gaudemet, Le mariage, p. 261-262 (où l’Index des noms propres contient « Foulques le Réchin » et « Philippe Ier » mais pas Bertrade, dont le nom apparaît pourtant aux p. 196 et 261-262 : l’héritage de Suger prospère insidieusement…) et J. Werckmeister dans son éd., trad. et notes d’Yves de Chartres, Le Prologue, Paris, Cerf, 1997, p. 15-18 et 29-30.
53 Voir Bournazel, Louis VI, p. 31 et 43-44.
54 Voir J. H. Foulon, « Les relations entre la papauté réformatrice et les pays de la Loire jusqu’à la fondation de Fontevraud », Robert d’Arbrissel et la vie religieuse dans l’Ouest de la France, éd. J. Dalarun, Turnhout, Brepols, 2004, p. 25-56 et J. H. Foulon, Église et réforme au Moyen Âge. Papauté, milieux réformateurs et ecclésiologie dans les Pays de la Loire au tournant des xie-xiie siècles, Bruxelles, De Boeck, où la diversité du courant grégorien est bien mise en lumière à partir de cinq grandes figures (Baudri de Bourgueil, Geoffroy de Vendôme, Hildebert de Lavardin, Marbode de Rennes et Yves de Chartres).
55 Bournazel, Louis VI, p. 44.
56 Bournazel, « Yves de Chartres », p. 334.
57 Bournazel, Louis VI, p. 46. Brial, « Examen critique », p. c, en était arrivé au même point deux siècles plus tôt : « Il est permis de conclure de ces autorités que Philippe, malgré sa promesse solennelle [faite au concile de Paris du 2 décembre 1104], ne se sépara pas entièrement du commerce de Bertrade. Il est pourtant vrai qu’il ne fut plus inquiété pour cela ; on le regardait à-peu-près comme incorrigible. » Ou encore, Barthélemy, Nouvelle histoire, p. 150-151 : « On se contente en 1104 d’une vague promesse [de Philippe] de se séparer de Bertrade, dans l’avenir, pour l’absoudre un moment et pouvoir traiter avec lui. […] [Philippe] vit toujours avec Bertrade, et meurt en 1108 sans l’avoir quittée. »
58 R. Favreau, G. Pon, « Le Grand Cartulaire de Fontevraud », Robert d’Arbrissel et la vie religieuse dans l’Ouest de la France, éd. Dalarun, p. 241-254, ici p. 244 et n. 18, pour les numéros de ces actes, réunis dans le Grand cartulaire de Fontevraud, éd. J.-M. Bienvenu, avec la collaboration de R. Favreau et G. Pon, Poitiers, Société des Antiquaires de l’Ouest, 2000-2005. Autre exemple d’une réécriture de l’histoire : Bienvenu, L’étonnant fondateur : p. 113, présente Bertrade comme la maîtresse de Philippe, et p. 53, 57, 71 et 114, la relation de Bertrade et de Philippe comme un adultère ; une seule fois, p. 116, Bertrade est présentée comme la reine, à ceci près que le mot est mis entre guillemets. Le même historien persévère, Grand Cartulaire de Fontevraud, éd. Bienvenu : l’Index personarum indique que Bertrande est « dite “regina” » et les commentaires mettent toujours entre guillemets le mot reine quand il se rapporte à Bertrade.
59 Voir Bournazel, « Yves de Chartres », p. 339 : « la nouvelle union matrimoniale de Philippe Ier ne soulève guère de réprobation en terres capétiennes ». Et, après l’interdit jeté sur le royaume, p. 345 : « les évêques “capétiens” sont loin de respecter la mesure pontificale qui continuent à célébrer Philippe et sa “concubine”, cependant qu’Yves s’emploie à les dénoncer. »
60 Fliche, Le règne de Philippe Ier, p. 74, qui manifeste cependant des doutes, p. 74-75, sur le maintien de ce titre sous le règne de Louis VI ; mais mise au point de Bournazel, Louis VI, p. 109 : le titre a bien été maintenu.
61 Aujourd’hui ms. BnF lat. 5441/4, fol. 113. Voir A. Maquet, A. Dion, « Sceaux et armoiries des comtes de Montfort-l’Amaury », Mémoires et documents publiés par la Société archéologiques de Rambouillet, 5, 1879-1880, p. 53-77, ici p. 63-64, avec la reproduction de ce dessin entre ces deux pages ; B. Bedos-Rezak, « Women, Seals and Power in Medieval France, 1150-1350 », Women and Power in the Middle Ages, éd. M. Elder, M.-A. Kowalewski, Athens, University of Georgia Press, 1988, p. 61-82, ici p. 63-64, et Nolan, Queens in the Stone and Silver, p. 21-34, avec, p. 22, la reproduction de ce dessin.
62 Voir Bournazel, Louis VI, p. 130-132.
63 Voir Dots et douaires dans le haut Moyen Âge (viie-xe siècle), éd. Fr. Bougard, L. Feller, et R. Le Jan, Rome, École française de Rome, 2002.
64 M. Prou, Recueil des actes de Philippe Ier roi de France (1059-1108), Paris, Imprimerie nationale, 1908, p. xl, avec un précieux commentaire à la n. 2 ; le même volume contient d’autres actes impliquant Bertrade, p. cxxxvi, cliii, clxxxi, 351, 374, n. 1, 391, 396. Sur le douaire de Bertrade proprement dit, voir également Luchaire, Louis VI, p. 131-132 ; Boussard, « L’enclave royale », p. 166-167, avec, p. 176-178, la réédition critique de l’acte de cession au chapitre Saint-Martin, d’où est issu l’extrait cité ; Ottaway, « La collégiale Saint-Martin », p. 159, 165, 173 et 177, pour qui la formation de ce douaire avait été expressément dirigé contre le comte d’Anjou ; H. Noizet, N. Carcaud, M. Garcin, « Rive droite rive gauche : la Loire et Tours (xiie-xve siècles) », Fleuves et marais, une histoire au croisement de la nature et de la culture. Sociétés préindustrielles et milieux fluviaux, lacustres et palustres : pratiques sociales et hydrosystèmes, éd. J. Burnouf et Ph. Leveau, Paris, 2004, p. 137-155, ici p. 145-149. Voir aussi J. Dufour, Recueil des actes de Louis VI roi de France (1108-1137), Paris, Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, t. I, 1992.
65 Voir Bournazel, Louis VI, p. 46.
66 Voir Bournazel, Louis VI, p. 69.
67 Voir Suger, Vie, p. 82.
68 Voir Bournazel, Louis VI, p. 81.
69 Suger, Vie, p. 84.
70 Bournazel, Louis VI, p. 81.
71 Bournazel, Louis VI, p. 90.
72 Bournazel, Louis VI, p. 88.
73 J. Verdon, Voyager au Moyen Âge, Paris, Perrin, 2007, p. 17. Il faut certainement majorer la durée du trajet en tenant compte de sa première partie ; un convoi funéraire avance moins vite qu’un voyage ordinaire, comme le laisse entendre Suger, Vie, XIII : il évoque le comportement de Louis, « modo pedes, modo eques, cum quos habebat baronibus lecticam flendo adjutare studebat ».
74 J. Dalarun, « Fortune institutionnelle, littéraire et historiographique de Robert d’Arbrissel », Robert d’Arbrissel, éd. Dalarun, p. 293-322, ici p. 303, et Bournazel, Louis VI, p. 69.
75 Voir Bournazel, Louis VI, p. 31.
76 Voir Bournazel, Louis VI, p. 48-49.
77 Voir A. Lewis, Le sang royal. La famille capétienne et l’État, France, xe-xive siècle, trad. de l’anglais par J. Carlier, Paris, Gallimard, 1986, p. 81-86.
78 Lewis, Le sang royal, p. 82 et 83.
79 Prou, Recueil des actes, no CXLI, p. 351-352, cité par Bournazel, Louis VI, p. 54.
80 Bournazel, Louis VI, p. 54.
81 Voir Bournazel, Louis VI, p. 46-47.
82 Suger, Vie, p. 84, cité par Bournazel, Louis VI, p. 89 et 96.
83 Voir Bournazel, Louis VI, p. 94-96.
84 Voir Bournazel, Louis VI, p. 80-88.
85 Voir Bournazel, Louis VI, p. 89-94.
86 G. Duby, Préface, Les deux vies de Robert d’Arbrissel fondateur de Fontevraud. Légendes, écrits et témoignages, éd. J. Dalarun et alii, Turnhout, Brepols, 2006, p. 8.
87 Voir E. Santinelli, Des femmes éplorées ? Les veuves dans la société aristocratiques du haut Moyen Âge, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2003, chap. iv.
88 Sur les limites de cette égalité des sexes dans l’ordre de Fontevraud, voir J. Dalarun, « Pouvoir et autorité dans l’Ordre double de Fontevraud », Les religieuses dans le cloître et dans le monde, éd. N. Bouter, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 1994, p. 335-351, repris dans J. Dalarun, « Dieu changea de sexe pour ainsi dire ». La religion faite femme, xie-xve siècle, Paris, Fayard, 2008, p. 103-122, avec, p. 123-124, un complément « Quatorze ans plus tard ».
89 Les deux vies de Robert d’Arbrissel, éd. Dalarun, p. 102, 117 n. 321, 482-483, 494-496.
90 Les deux vies de Robert d’Arbrissel, éd. Dalarun, p. 620-621.
91 Ibid.
92 Les deux vies de Robert d’Arbrissel, éd. Dalarun, p. 434.
93 Hautes-Bruyères, commune de Saint-Rémy-l’Honoré, département des Yvelines. Ce douaire résulte d’un accord passé avec les deux frères de Bertrade et Louis VI : voir Nolan, Queens in the Stone and Silver, p. 20.
94 Dalarun, « Fortune institutionnelle », p. 303-304.
95 Bournazel, Louis VI, p. 109 ; pour Nolan, Queens in the Stone and Silver, p. 18 : « Bertrade died in 1119, having outlived Philipp by eleven years. »
96 Pour le détail de cette polémique et le rôle qui y a joué Bertrade, voir C. J. Mews, « Robert d’Arbrissel, Roscelin et Abélard », Revue Mabillon, 20, 2009, p. 33-54, et C. J. Mews, « Bertrada de Montfort, Peter Abelard, and Adelard of Bath : The Critique of Authority in the Early Twelfth Century », Parergon, 32/1, 2015, p. 1-30.
97 Bournazel, Louis VI, p. 95-96 et p. 107-108.
98 Rappelons (voir supra n. 4) que l’on trouve dans le DEED deux indications de chronologie relative, la première donnée par Adélard lui-même au début du traité (DEED, II, 3), qui précise que l’apparition de Philosophie et de Philocosmie a eu lieu « l’an dernier à Tours » ; la seconde par la figure allégorique de Philosophie dans son récit (DEED, II, 71), à propos de la visite de la Reine, qui a eu lieu « l’an passé ». La rédaction du DEED se place donc fin 1110, si on pose que la problématique du débat opposant Philosophie à Philocosmie résume le séjour d’Adélard à Tours et que c’est, logiquement, vers la fin de ce séjour que la vision a eu lieu : l’expérience qu’il rappelle se rapporte donc bien à « l’an dernier », soit 1109, et plutôt en milieu d’année. Le second souvenir, quant à lui, rappelle l’épisode qui a eu lieu « l’an passé », par rapport à mi-1109, donc en 1108, pendant les mois où Bertrade était à Tours. Ajoutons que si Adélard a quitté ensuite Tours pour rejoindre la Sicile (voyage évoqué à la fin du DEED, en II, 91) et que le voyage Tours-Sicile-Bath a duré un an, il était donc de retour à Bath au bout de deux ans, après avoir séjourné successivement à Tours (1108-1109) et en Sicile (1109-1110), au moment de la rédaction du traité, puisqu’il précise avoir gardé par devers lui « pendant deux ans » (DEED, II, 2) l’expérience dont la relation est le sujet de son livre (voir DEED, p. 6, n. 4).
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-06067-3
- EAN : 9782406060673
- ISSN : 2273-0893
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06067-3.p.0329
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 25/07/2016
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français