« Habiter le monde de la technique en poète. Jean-Luc Marion, Paul Claudel »
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Bulletin de la Société Paul Claudel
2023 – 2, n° 240. Deux Annonce faite à Marie : un opéra et un film restauré - Auteur : Krause (Pamela)
- Pages : 122 à 124
- Revue : Bulletin de la Société Paul Claudel
Pamela Krause, « Habiter le monde de la technique en poète. Jean-Luc Marion, Paul Claudel »
Sorbonne université (direction Claude Romano)
Jury composé de Danielle Cohen Lévinas (Sorbonne université), Alexandre Gefen (Directeur de Recherche, CNRS), Claudia Serban (Université Toulouse Jean Jaurès), Claude Perez (Université d’Aix-en- Provence).
La présente thèse de philosophie vise à interroger « la fin » de la métaphysique : notre époque est à la fois celle de sa destruction et de son plus fier accomplissement. Nous vivons le triomphe des concepts opératoires de la métaphysique : le règne de l’objectivité et de l’arraisonnement nihiliste, la destruction des ressources naturelles, le culte d’un je transcendantal tout-puissant, la suprématie de la technique… Reprenant la réflexion entamée par Martin Heidegger, Jean-Luc Marion se propose de penser une habitation poétique au monde en se penchant sur l’œuvre de Paul Claudel. Il s’est en effet agi de partir d’un article intitulé « Habiter poétiquement le monde – Claudel1 » en examinant en quoi la poésie et la pensée peuvent être porteuses de ce que Jean-Claude Pinson appelle une poéthique. La poésie et la pensée se veulent créatrices d’un ethopoios, d’une capacité à transformer notre ethos, c’est-à-dire notre séjour au monde, aux phénomènes qui le peuplent et au langage. Ainsi, « À la question du nihilisme », à l’heure du désenchantement du monde, de l’exploitation des ressources naturelles, « le “poèthe” […] répond par la pratique d’une forme de vie dont il invente le style singulier en rupture avec le mode de vie dominant2. » Ce que notre étude espère rendre sensible, c’est que la poésie et la pensée font état et transforment un être-au-monde vorace et consumériste (l’habitation en homo oeconomicus, à l’ère du Capitalocène), se rebellant contre une habitation qui tourne en dérision toute Stimmung célébrative, tout émerveillement. Le poète-diplomate a en effet été sensible à la violence inhérente à une habitation dictée par l’objectivation : il dénoncera les horreurs de la bombe atomique, lancée sur le Japon ; il aura même prévu, avec une inquiétante lucidité, le krash boursier de 1929 et l’épuisement de nos ressources naturelles. Marion et Claudel se retrouvent en effet sur leur critique de l’objectivation nihiliste et arraisonnante du monde, de la subjectivité et du langage ; ils proposent tous les deux une manière commune 123d’envisager le rapport à la phénoménalité. Cette interdisciplinarité, bien que délicate à tenir, est enrichissante à plus d’un égard. D’abord, elle a le mérite de souligner la composante conceptuelle et imaginaire d’un ethos, pour parler comme Gaston Bachelard ou comme Gilbert Durand. Pour paraphraser Kant, penser l’un sans l’autre, c’est envisager un concept d’habitation sans intuition. De plus, l’interdisciplinarité rend sensible la poéticité à l’œuvre en philosophie et en littérature, toute poéthique supposant un faire, un remaniement du langage prédicatif et objectivant. Par ailleurs, l’interdisciplinarité souligne la charge phénoménologique de la philosophie et de la littérature, les deux champs supposant un certain regard sur la phénoménalité, sur son récepteur et sur le langage, lequel devient capable de recueillir l’apparaître sans le trahir.
Déployer la dimension « éthopoiétique » du corpus revient d’abord à examiner la transformation que le corpusimpose à notre abord de la phénoménalité. À rebours de l’objectivation métaphysico-scientifique maîtrisée par une volonté souveraine, la poésie de la pensée se donne la tâche de recevoir les phénomènes tels qu’ils se donnent sans prétendre les (re)produire, les dématérialiser ou les prévoir – les préservant donc de toute exploitation. Une première partie s’est livrée à une réduction des phénomènes à la donation, faisant apparaître ceux prodigués par le monde comme autant de dons – comme des présents abandonnés sans retour, sans conditions, sans raison, hors de tout dispositif métaphysique et économique d’échange. Refusé comme un étant ou comme un objet, le monde est reçu comme un don, comme une grâce dont il est impossible de rendre raison, irréductible à toute forme d’exploitation et de possession par le langage (qu’il soit poétique ou conceptuel). Un recours à la phénoménologie de la donation nous a permis de nous tenir au plus près du don comme un phénomène, l’amenant à apparaître à partir de lui-même, tel qu’il se livre dans tout son éclat dans la poésie claudélienne.
Recevoir le monde comme un don revient en un second temps à recevoir l’excessivité qu’il prodigue – une excessivité que l’objectivation technique cherche à tout prix à réduire. En effet, « en situation de nihilisme », « tout événement devient une crise pour le nihilisme lui-même, puisque l’événement, par définition, outrepasse le possible, c’est-à-dire le prévisible et l’évaluable ; l’événement, loin de rester pris dans le développement du cours de cette temporalité, intervient alors comme une crise qui interrompt, donc provoque une crise des fondements3 » 124souligne Jean-Luc Marion. L’événement est un phénomène qui sature le langage calculateur, prévisible et objectivant de l’ère technique : c’est précisément son advenue qui ravive notre sentiment de surprise face au monde. C’est en effet sous le signe d’un événement particulier que la poésie de Claudel naît au monde, celui de sa conversion. Loin de constituer une simple anecdote digne d’un récit biographique, l’événement transfigure le rapport entretenu par Claudel au monde et à l’écriture, nous rendant sensibles à ce que Marion appelle l’événementialité des phénomènes. C’est en effet à une véritable « conversion » phénoménologique du regard que nous invitent Claudel et Marion : ils convient leur lecteur à ne plus envisager le monde comme une somme d’objets calculables, consommables et prévisibles (vision qui, nous l’avons vu, est source d’ennui et de désarroi) mais comme ce qui dispense un flux intotalisable d’événements disruptifs, suscitant l’émerveillement et la surprise créatrice (faisant écho au thaumazein grec).
1 Jean-Luc Marion, « Habiter poétiquement le monde – Claudel », Communio, volume 262-263, no 23, 2019, p. 148-157.
2 Jean-Claude Pinson, « Lançons donc du blé à travers l’éther », Littérature, volume 156, no 4, 2009, p. 16-35, p. 31.
3 Jean-Luc Marion, La rigueur des choses. Entretiens avec Dan Arbib, Paris, Flammarion, 2012,p. 266.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-15587-4
- EAN : 9782406155874
- ISSN : 2262-3108
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-15587-4.p.0122
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 30/08/2023
- Périodicité : Quadrimestrielle
- Langue : Français