En marge des livres
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Bulletin de la Société Paul Claudel
2023 – 2, n° 240. Deux Annonce faite à Marie : un opéra et un film restauré - Auteurs : Chevalier (Jean-Frédéric), Danguy (Laurence), Le Roux (Benoît), Mayaux (Catherine), Nantet (Marie-Victoire)
- Pages : 99 à 116
- Revue : Bulletin de la Société Paul Claudel
Jean-François Poisson-Gueffier, Paul Claudel et le latin, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, 2022, 190 p.
Cet ouvrage offre une étude riche, précise et érudite des différents usages du latin dans les écrits de Paul Claudel. Il est vrai que l’emploi du latin frappe tout lecteur ou spectateur des œuvres de Paul Claudel. Le sujet aurait donc pu être décliné telle une somme recensant emprunt après emprunt : il n’en est rien. Et le plaisir de la lecture de ce livre est d’autant plus grand que Jean-François Poisson-Gueffier réserve à ses lecteurs un effet de surprise : l’originalité de ce livre est sa structure, qui permet d’éviter toute impression de compilation. Il est, en effet, bâti selon les règles de la rhétorique définies dans le De oratore de Cicéron : le premier chapitre aborde les questions liées à l’inventio, le deuxième étudie la présence du latin selon l’art de la dispositio, le troisième selon l’elocutio, le quatrième se focalise sur l’actio et le cinquième sur la memoria. Le sous-titre de cette étude aurait donc pu être « rhétorique et spiritualité du latin dans l’œuvre de Paul Claudel », un titre qui aurait fait plaisir au Professeur Alain Michel, cité p. 157, qui fut professeur de langue et littérature latines à la Sorbonne, spécialiste de Cicéron et de Pétrarque. C’est donc en s’inspirant des méthodes de lecture et d’écriture propres à l’Antiquité que ce livre puise sa profonde originalité qui met en lumière le laboratoire d’écriture de Paul Claudel.
Comme exemple d’inventio (l’art de trouver les idées), J.-Fr. Poisson-Gueffier étudie quelques exemples de recherches étymologiques, « fantasmées » ou non, offrant à Claudel de multiples jeux de créations verbales, allongeant autant les mots que les phrases. Le latin sert ainsi à faire entrer en résonance les mots et les représentations graphiques, permettant des correspondances entre « langues-sœurs » (latin, grec, hébreu, français). Le recours au latin ouvre aussi à la méditation et J.-Fr. Poisson-Gueffier de prendre l’exemple de l’expression « januis clausis » dans Jn. 20, 26 (« les portes ayant été fermées ») pour montrer comment l’exégèse ouvre à la méditation. Le latin, souvent concis, permet ainsi un jeu d’amplificatio, développé par Claudel, des potentialités offertes : il permet « une dynamique de la pensée » (p. 41), notamment à l’occasion de la lecture du latin des Psaumes. Se rejoignent dans cette même potentialité 100sous-jacente le latin scolaire et celui de la Vulgate, d’où la récurrence des latinismes, par exemple dans les pièces de théâtre, si bien qu’il est possible de parler d’« imprégnation latine » dans la phrase de Claudel.
Après l’inventio, J.-Fr. Poisson-Gueffier passe à l’étude de la dispositio (l’art de l’agencement des idées). Le premier exemple est celui de l’intégration des allusions et des citations, créant une connivence avec le lecteur. L’auteur s’appuie certes sur la Vulgate, mais aussi sur la présence des discours de Cicéron, de l’Histoire romaine de Tite-Live, des Métamorphoses d’Ovide ou d’Hercule furieux de Sénèque. Autres exemples donnés : les imitations ou « décalques », notamment de Virgile. Toutes ces analyses aboutissent à une réflexion sur « la poétique de la lecture » permettant de comprendre « le bilinguisme du texte claudélien » (p. 71), ou comment le latin continue la phrase française dans un même souffle ou élévation, quand il s’agit du latin conçu comme langue du sacré.
Le chapitre sur l’elocutio insiste, quant à lui, sur les sons créant une harmonie. Le latin est cité pour son pouvoir d’« enchantement » : Claudel louait les vers de l’Énéide de Virgile, notamment ceux consacrés à la mort de Palinure à la fin du chant V ; mais il louait plus encore la traduction de la Bible en latin par Jérôme, notamment pour les effets de rythme structurant les versets si bien qu’il préférait toujours le latin de la Vulgate à toute tentative de traduction en français. Pour Claudel, le latin de la Vulgate, si sa permanence est préservée, sacralise encore plus la parole biblique. Mais le latin n’est pas seulement le vecteur de la sacralité et de la gravité : il peut inviter au rire, comme le souligne J.-Fr. Poisson-Gueffier à propos du goût de Claudel pour la bouffonnerie. Le latin macaronique participe de l’univers de la liberté et du rire.
Le chapitre sur l’actio porte sur l’insertion du latin dans « la parole dramatique » : paradoxalement, pour Claudel, il n’est pas nécessaire que le latin soit compris des spectateurs. Les sons du latin participent d’une « ferveur » propice à l’exaltation et à la manifestation de la foi. Le public se laisse porter par le rythme des phrases et par les voix qui, telle une musique, participent de la création du sacré, qui touche en priorité le cœur. Le latin, se caractérisant ainsi par sa « force évocatoire » (p. 113), touche à l’universalité (p. 116). L’hymnodie latine en est un autre exemple.
Le chapitre suivant, sur la memoria, introduit la notion de « souvenir circulaire » et revient, par exemple, sur la présence récurrente de l’Énéide de Virgile dans l’œuvre de Claudel. Dissociant le latin de l’enseignement scolaire du latin, Claudel construit un « cercle mémoriel » (ou « cercle 101sacré » quand il s’agit de la Vulgate) sans cesse enrichi à partir duquel il renouvelle son inspiration : ce sont des réminiscences qui reviennent continuellement à son esprit et constituent, comme les vers de Dante et de Virgile ou les versets de la Vulgate, un « paradis intérieur », une « remémoration perpétuelle » (p. 131). Et J.-Fr. Poisson-Gueffier insiste sur la remémoration, par Claudel, des auteurs latins de l’Antiquité tardive, comme Ammien Marcellin nourrissant l’inspiration de Claudel dans Tête d’Or, mais aussi de l’époque protomédiévale. La langue latine, quelle que soit son époque, nourrit donc en profondeur l’œuvre de Claudel ainsi que, selon Claudel, la pensée chrétienne du monde moderne.
Par sa structure organisée selon les règles de la rhétorique antique, mais aussi par le souci d’étudier tous les aspects de la langue latine dans l’ensemble de l’œuvre de Claudel, ce livre dense et riche offre à ses lecteurs l’occasion d’un cheminement très précis au sein du laboratoire d’écriture de Claudel, privilégiant la quête d’harmonie menée par Claudel lui-même qui s’inspirait de la musicalité du latin.
Jean-Frédéric Chevalier
Université de Lorraine
Écritures, F-57000 Metz
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Bérangère Avril-Chapuis, Les symboliques de l’ange dans l’art et la littérature. Ange, genèse d’un mythe (1850-1950), Paris, Classiques Garnier, Perspectives comparatistes, 2022, 484 p.
Les symboliques de l ’ ange dans l ’ art et la littérature. Ange, genèse d ’ un mythe (1850-1950) :chacun des termes du titre de l’ouvrage de Bérangère Avril-Chapuis délimite le champ d’une recherche qui était à l’origine une thèse de doctorat. Réalisée sous la direction de Didier Alexandre, celle-ci a été soutenue en 2010, puis remaniée assez profondément 102pour la publication, selon les indications de l’autrice en page 10 de l’introduction générale.
L’ouvrage est construit en trois grandes parties, pensées de manière quasi autonomes, chacune d’elle comportant une introduction, entre quatre et six chapitres, ainsi qu’une conclusion. Le tout est précédé par une introduction générale et suivi d’une conclusion générale, de références bibliographiques et iconographiques ainsi que d’un index des auteurs et artistes.
Dans son introduction générale, l’autrice situe son propos d’un point de vue personnel, méthodologique, conceptuel et temporel. Elle se prononce tôt en faveur d’une étude sur la naissance d’un mythe moderne (« nous centrant sur la naissance de l’ange comme mythe moderne », p. 10). La première partie s’intitule Visages d’anges du romantisme à 1950 pour une esthétique de l’ange moderne. L’autrice s’intéresse ici aux avatars représentationnels de l’ange, et plus précisément à l’apparition d’un ange moderne, résultat au tournant de la modernité d’« une appropriation libérale de la créature biblique dont rendent compte les œuvres littéraires et artistiques du siècle » (p. 37). Après avoir rappelé le « canon angélique » et une fixation relative de l’iconographie religieuse, elle relève une mutation iconographique de l’ange chez les artistes symbolistes, eux-mêmes héritiers des préraphaélites anglais. Cette évolution dans l’image se décline en plusieurs variations, de l’ange de lumière à l’ange déchu, et se retrouve dans la littérature. Il se produit ainsi des échanges entre l’ange de William Blake et le corpus hugolien. S’ensuit un parcours littéraire, représenté notamment par l’œuvre de Claudel, Saint-Georges de Bouhélier, Baudelaire, Rilke, Cocteau, Apollinaire et Rimbaud, documentant diverses variations d’un ange, parfois érotisé, parfois terrible, d’autres fois ange de la mort ou soldat de Dieu, avec des allers-retours vers l’angélologie. La deuxième partie est intitulée L’ange de la création au tournant de la modernité. Celle-ci est élaborée sur le constat d’un lien ontologique de l’ange avec l’inspiration et la création. Comme dans la première partie, l’autrice met face-à-face textes bibliques et création, cette dernière étant à nouveau majoritairement littéraire. Si les œuvres de Paul Klee et Delacroix (en fait, surtout la fresque de La lutte de Jacob et l’ange de Saint-Sulpice) font l’objet d’un discours en soi, Burnes-Jones, Xavier Mellery ou Gustave Moreau servent surtout à étayer l’analyse d’un corpus littéraire formé de Verhaeren, Rilke, Bouhélier, Mallarmé, Valéry, Max Elskamp, Baudelaire, Verlaine, Rémy de Gourmont, René Char, Cocteau et surtout Claudel ; des œuvres plus contemporaines, 103notamment les films de Win Wenders viennent en contrepoint. La troisième partie porte le titre de L’ange gardien moderne. La méthode est inchangée : l’autrice organise une dialectique entre textes bibliques et création, et suit les traces de l’ange dans « un monde désenchanté qui s’ouvre avec la modernité » (p. 311) autour des thématiques du réenchantement du monde, de la perversion et du voyage dans l’au-delà. Le corpus, à nouveau nettement littéraire et dominé par Claudel, s’ouvre cependant en direction d’Anatole France ou Franz Capra. La conclusion générale réaffirme le propos initial d’un ange qui « s’est érigé comme un véritable mythe alors que la société se laïcisait » (p. 439), et qui finalement « atteste de la formidable émancipation de l’homme comme de la volonté historiquement définie de réenchanter le monde à un moment où ce dernier paraissait dénué de tout mystère » (p. 450).
On aurait aimé que certaines références soient prises en compte, comme les travaux récents de Maria Aivalioti, Isabelle Saint-Martin et Antoine Mazurek, respectivement sur l’ange symboliste et l’ange gardien, ou encore des publications plus anciennes, tels que Le parler angélique : figures pour une poétique de la langue de Michel de Certeau (1984) et L’homme et son ange d’Henry Corbin (1993). Il en est de même de traités d’angélologie récents, tel Le livre des anges d’Erick Peterson (1996). Parler d’un ange symboliste en ne retenant de ce mouvement que des artistes de la première génération – quoique sans considérer Odilon Redon, rénovateur majeur de l’iconographie de l’ange – ou ceux de la mouvance idéaliste, mais en ignorant la totalité de la seconde génération, dite synthétiste, paraît risqué. Les Nabis de Maurice Denis et peut-être encore davantage Paul Gauguin sont non seulement de grands pourvoyeurs d’anges mais ils en révisent également l’iconographie en profondeur : Vision du sermon de Gauguin (1888) illustre ainsi l’article manifeste du symbolisme pictural d’Albert Aurier, publié dans le Mercure de France en mars 1891. Le choix (fondamental) de désigner comme mythe la présence de l’ange dans la modernité pourrait être discuté, puisque les créateurs, artistes comme littérateurs, n’observent pas tous la même distance vis-à-vis de l’ange, et là réside justement le défi créatif d’adapter un support de (non-)croyance(s) aux enjeux esthétiques de son temps. On peut enfin regretter une structure de l’ouvrage forçant aux répétitions, un fil historique parfois difficile à suivre, une bibliographie aux rubriques approximatives, ainsi qu’une iconographie quasi inexistante : deux illustrations pour l’ouvrage entier – probablement un choix malheureux de l’éditeur – ne permettent guère de suivre les 104développements artistiques, au contraire du propos littéraire, majoritaire dans ce livre, soutenu par de nombreuses citations. Malgré ces quelques réserves, ce livre a le mérite de mettre en lumière une figure angélique qui traverse et marque la modernité esthétique.
Laurence Danguy
Université de Lausanne
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Benjamin Azoulay, Abel Bonnard Plume de la Collaboration, Perrin, décembre 2022, 384 p., 25 €.
Voici enfin la première biographie sérieuse du fameux ministre de l’Éducation nationale de Vichy (entre avril 1942 et août 1944). Elle met fin à deux légendes, celle d’un père caché qu’aurait été le comte Primoli, et celle de son homosexualité, thème de propagande qui fut largement exploité contre lui à partir de l’automne 1940 (c’était en ce temps un signe d’infamie), mais qui ne repose sur rien : on ne connaît qu’une liaison à Bonnard, avec la comtesse Joachim Murat (née Thérèse Bianchi).
Les troisièmes et quatrièmes parties (sur cinq), qui traitent de la période de l’Occupation, seront sans doute à revoir ou à compléter : elles comportent quelques erreurs, – et, surtout, leur bibliographie s’arrête à 2005, alors qu’elle s’est considérablement enrichie depuis. En revanche, Azoulay a bien dessiné la silhouette du jeune Abel, littérateur fort précoce, puisqu’il connut le succès à 23 ans, dès son premier recueil de vers, Les Familiers (1906), où « les animaux parlent, mais aussi les fleurs, le feu, la neige… ». Couronné par l’Académie française (il y entrera en 1935), ce poète allait-il succéder à Rostand ou à Régnier, à qui on le comparait ? Azoulay prétend qu’il fut supplanté par Cocteau. Mais Bonnard a fait un détour par le roman en 1912-1913, avec notamment Le Palais Palmacamini qui plut à Proust, puis il préféra l’essai ou récit de voyage (En Chine, 1924) et le pamphlet politique (Les Modérés, 1936).
105Les spécialistes de Claudel savent que, s’agissant des poètes, il répondit de Brangues, en octobre 1940, à une question du Figaro littéraire sur « notre littérature avant la tourmente » : « Il n’y a pas d’époque qui ne puisse être fière de poètes tels que Francis Jammes, Paul Valéry, Abel Bonnard, Léon-Paul Fargue, la comtesse de Noailles1 ». Cette réponse étonne aujourd’hui, mais n’oublions pas qu’elle porte sur la période de l’entre-deux-guerres. L’omission de Régnier est probablement préméditée. Peut-être pas celle de Supervielle, qu’Azoulay classe dans les quatre poètes admirés d’Abel Bonnard pendant cet entre-deux-guerres, avec Régnier précisément, mais aussi Valéry et… Claudel.
Le biographe en revanche ne mentionne pas le vote de Bonnard en faveur de Claudel lors des fameuses élections du 28 mars 1935 à l’Académie. Il relève en 1937 sa signature au bas de l’adresse Aux intellectuels espagnols (et non « Hommage à Franco », comme l’écrit une étrange biographie de Claudel). Les bonnes relations d’alors entre les deux hommes (qui se rencontraient dans divers salons, celui de Maurice Paléologue et probablement celui de la princesse Bibesco) expliquent sans doute que Claudel épargne Bonnard dans son Journal (seulement un point d’exclamation lors de sa nomination comme ministre), alors qu’il avait en horreur le gouvernement de Pierre Laval. Toutefois il accusera Bonnard en 1946 (dans L’Œil écoute) d’avoir livré L’Agneau mystique de Van Eyck aux Allemands. Azoulay consacre quatre pages à cette affaire, exonérant Bonnard (l’ordre de cession de ce tableau belge abrité à Pau n’est pas passé entre ses mains ; il a été signé par Laval), et le louant de la façon dont il a sauvé l’autel de Bâle (riche panneau médiéval que Goering convoitait également) en alternant ruse et fermeté pendant deux ans.
La cinquième et dernière partie retrace l’exil en Espagne (via Sigmaringen) et surtout les deux procès, celui de 1945, par contumace, et celui de 1960, en sa présence. Mais nous terminerons cette recension sur une anecdote touchant LeSoulier de satin. Le ministre de l’Éducation nationale, qui n’aimait pas le théâtre, se devait cependant de faire acte de présence à la « première » dans sa loge du Théâtre-Français. Il demanda au seul Arno Breker, le sculpteur, de l’accompagner, et de ne pas déranger son sommeil. « Ce n’était pas une plaisanterie », raconte Breker dans ses souvenirs parisiens (traduits en 1970), « je n’eus pas besoin d’attendre longtemps, je perçus bientôt la respiration profonde du dormeur ». La suite, que ne raconte pas Azoulay, est intéressante à 106plus d’un titre. Breker a aimé la pièce (même s’il préféra, « plusieurs années après, la représentation de Dusseldorf dans une version réduite ») et surtout l’interprétation de Jean-Louis Barrault. « J’aurais volontiers échangé quelques mots avec lui, écrit-il, Bonnard n’y était pas opposé, mais la présence de Paul Claudel dans les coulisses constituait un obstacle que nous ne franchîmes point ».
Benjamin Azoulay, normalien qui fait carrière aujourd’hui dans les Affaires maritimes, a eu accès à de nombreuses archives (Bonnard fut lui-même Commissaire de marine entre 1916 et 1919). Sa biographie se lit agréablement, et elle est dotée d’un fort bon index.
Benoît Le Roux
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LES CLAUDEL EN FICTION
Le titre du dernier roman de Philippe Forest, PI YING XI, est expliqué par son sous-titre Théâtre d’ombres2 : Xi : « théâtre », Ying : « ombre » et Pi : « cuir » ou « peau », selon les précisions données par le romancier. Nous avons tous joué un jour ou l’autre aux « ombres chinoises » en projetant sur un écran l’ombre de nos doigts conformant une silhouette. Mais la tradition chinoise a élevé ce jeu au rang d’art, encore pratiqué au petit musée de Qibao (Shadow Play) où « les formes de quelques figurines plates et articulées » manipulées « à l’aide de longues baguettes » par les marionnettistes (p. 108) sont projetées sur un écran de papier (« la fenêtre aux ombres »). Ce théâtre d’ombres configure par l’image la méditation du narrateur, partagé entre son désir de comprendre le sens des événements de sa vie, et sa résignation à ne voir en la réalité « qu’une ombre qui passe et dont nous ne connaissons jamais que la forme qu’elle fait » (p. 113) : désir et résignation apparaissent comme les deux tendances inséparables d’une même conviction, d’un pâtir, d’un être-au-monde. Ce narrateur, qui 107ne se distingue guère du signataire du livre – écrivain, critique, universitaire et grand voyageur, évolue entre le treizième arrondissement, le « quartier chinois » de Paris où il s’est installé depuis peu, et la Chine où il a effectué plusieurs séjours. Le récit se construit de manière lâche, sans histoire (en quelque sens qu’on veuille l’entendre), sauf à voir dans le départ de et retour à Paris la suggestion d’un cycle, ou à retenir comme indices d’une variation les échos ménagés entre les divers chapitres. Ces échos s’établissent entre différents voyages en Chine et au Japon, entre différentes lectures liées à la Chine (Lu Xun et son frère Zhou Zuoren, Simon Leys, Wang Anyi, Pearl Buck, Gao Xingjian, Yan Lianke, Barthes…) ; ils concernent aussi les précédents romans de Ph. Forest L’enfant éternel, Sarinagara, Le siècle des nuages, c’est-à-dire aussi les événements et personnes de sa propre vie. La réflexion sur ce qui prend parfois l’apparence de signes à déchiffrer, sur les coïncidences, sur les énigmes et les fantômes, sur les objets qui semblent au fil du temps, par récurrence, s’inscrire dans une ébauche de sens, se caler dans un puzzle, fait tanguer le récit entre pérégrination, rencontres et « choses vues » d’un côté, élucubrations, « faux souvenirs » fabriqués par le temps, projections de désirs, de rêves ou de cauchemars de l’autre. La réflexion sur l’habitabilité du monde, la place où vivre : ici ou là, pas plus ici que là et vice-versa, est sous-tendue dans ce mal-être indécis par la question du « chez soi », du sentiment en l’occurrence qu’un improbable mouvement (inconscient ? hasard ? providence ? fatalité ?) a conduit le narrateur à « revenir “chez moi” » comme il le dit (p. 319), c’est-à-dire tout près de l’hôpital où sa fille, des années auparavant, est morte, comme l’ont raconté L’enfant éternel, Sarinagara, Tous les enfants sauf un3… Cette impression de retour chez soi n’est pourtant pas plus que d’autres indices une clôture du récit qui ferait pendant à son installation au début du roman4. Celui-ci reste ouvert sur ces « ombres qu’aucune nuit ne viendrait jamais tout à fait engloutir dans le noir » de la dernière ligne qui s’efforce de maintenir leur part d’existence aux ombres5 et donc, peut-être, de résister au néant.
108Spécialiste de Sollers et des avant-gardes du xxe siècle, Philippe Forest vient de publier un hommage à Philippe Sollers récemment décédé, dont le propos décrit aussi bien son œuvre propre : « Tel que Sollers le revendiquait et le pratiquait, l’art du roman le conduisait, loin des conventions ordinaires du genre, à enchaîner les livres comme autant d’épisodes d’un seul et même feuilleton spéculatif et poétique au fil duquel tenir la “chronique” – au sens de Céline – de sa vie et de son temps » ; ou encore « Au sein d’une sorte de long roman autobiographique, un narrateur, sans cesse semblable et toujours différent, tient en direct le journal perpétuellement repris de sa propre existence […]6 ». Nous sommes ici loin de Claudel qui goûtait peu les romans et n’en écrivit pas – encore que7… Et pourtant…
Ce même narrateur, qui épanche un agnosticisme mélancolique8, trouve matière à connivence avec Claudel9. Son nom apparaît une première fois à propos de la fête de Qingming ou « Fête des morts » telle qu’elle est célébrée aujourd’hui encore en Chine : le signe qu’en repère le narrateur sont ces « minuscules feux de camp se consumant quasi clandestinement dans la ville » à Shanghai (p. 64), feux si fugitifs que le narrateur en a presque « l’impression d’avoir rêvé » (p. 65). Il fait alors le rapprochement avec « Fête des morts le septième mois » de Connaissance de l’Est10, dont il cite les premières lignes (p. 70), ainsi qu’avec d’autres fragments de Sous le signe du Dragon11 : un « petit monde de papier découpé qu’on brûle pour accompagner le défunt insubstantiel » ainsi que « ces figures ou silhouettes qui un moment font la même ombre que les choses réelles. » (Ibid.) La rencontre très improbable entre celui qui croyait au ciel et celui qui n’y croyait pas12109s’effectue donc autour de ces rites funéraires chinois qui sont peut-être à l’origine du théâtre d’ombres dont nous parle le roman, autour de cette « monnaie des Morts » que Philippe Forest corrige sans ambages en « fausse monnaie des Morts » (p. 76). Ils emploient tous deux le terme « simulacres » pour désigner ces découpures de papier destinées à brûler, et le narrateur reconnaît avec Claudel le caractère apaisant du rite de la flamme et de la consumation : « Des simulacres à l’aide desquels on entretient l’illusion d’être en règle avec ceux qui sont partis, leur sacrifiant des faux-semblants sans valeur afin d’apaiser sa conscience […] » (p. 76), là où Claudel écrivait avec plus de pathétisme : « Dans les noires ténèbres, l’éclat de la flamme les apaise et les rassasie13 ». Leur rencontre se fait plus secrètement dans leur expérience de la mort et du deuil.
Les dernières pages du roman évoquent en effet la venue de Philippe Forest à Brangues en juin 2017 et la conférence qu’il y donna, liée à la mort du petit-fils de Claudel et au poème « Dissolution » de Connaissance de l’Est. Nous laissons le lecteur relire cette conférence publiée dans le Bulletin 22314. Dans ce dernier chapitre du roman, qui reprend le titre « Dissolution », Philippe Forest rappelle d’autres souvenirs personnels de Claudel comme Le Soulier de satin mis en scène par Antoine Vitez, telle phrase qui l’a intimement frappé et qui consonne avec son état d’esprit, désignant Claudel comme « un montreur d’ombres », en référence notamment à la scène de l’Ombre double du Soulier de satin. Il revient enfin au poème « Dissolution », dont il a récité le début en 2017, « le seul poème de Claudel qu’[il] sache par cœur », et reprend la conclusion de la conférence d’alors, paraphrase du poème, qui vient achever le roman. Il comprend ce faisant que sa conférence du jardin de Brangues « contenait déjà, sans qu’[il] le sache encore, tout le roman qu’[il] a ensuite écrit, qui se termine maintenant […] », apportant la seule certitude dont il puisse se saisir et que lui a tendue Claudel : « la sensation de ces larmes dont le poète déclare qu’elles coulent sur sa joue et qui, pour chacun d’entre nous, témoignent malgré tout de la vérité intacte de la vie. » (p. 331). La méditation sur « Dissolution », et en particulier sur l’image du « sein d’Abraham » dans lequel reposera l’âme du poète après sa mort « pareille au cri le plus perçant », que Philippe Forest reçoit comme une possible image du néant15, rapprochent 110dans une communion ambivalente les deux écrivains, dont la seule certitude est celle de la sensation des larmes qui coulent sur leur joue.
Catherine Mayaux
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Les Claudel, Camille comme Paul, intéressent de longue date un large spectre de curieux, rêveurs et enquêteurs tout à la fois, qui tirent des histoires de leurs vies créatrices, sans trop se soucier des faits. La vérification des sources, l’exactitude des citations, la distinction entre hypothèse et affirmation, la distance critique, la prise en considération du contexte, n’est pas leur affaire et au fond pourquoi pas si l’espace ouvert est celui du roman.
Tel est celui de Qui sait, un « roman » de Pauline Delabroy-Allard est-il précisé en couverture, paru dans la collection blanche de Gallimard en 2022. L’autrice tire le fil à rebondissement de ses trois prénoms secondaires, source, chacun, d’un mystère. Pourquoi ses parents l’ont-ils prénommée « Jeanne », « Jérôme », « Ysé » se demande-t-elle, et de glisser, d’un chapitre à l’autre, de personnes bien réelles, à une figure fantasmée. De fait Ysé, convoquée en dernier, sort d’entre les pages de Partage de Midi, un vieux folio de poche où nous allons plonger en compagnie d’une Pauline faite lectrice qui s’exprime à la première personne. Tour à tour méfiant à l’égard de Claudel « ce ringard illuminé », séduit par l’histoire d’amour et happé par l’héroïne, ce moi envahissant trouvera son salut, au terme d’un parcours cathartique nourri de littérature. Telle est l’issue placée sous le titre : « Que m’est-il permis d’espérer » ? La traversée n’est pas de tout repos pour le claudélien familier du drame, de sa langue somptueuse, de son enjeu métaphysique. Emporté bon gré mal gré dans ce flux mental, il lui faut accepter ce qu’il charrie de trivialités, d’incongruités, de hors sujet, mais aussi parfois d’enthousiasmes émouvants et d’émotions fortes. Partage de Midi est arraché à sa langue au travers d’une subjectivité qui la bouscule, déforme et transgresse, fabulant à voix basse et hors de tout contrôle. Elle tutoie Ysé, interpelle Mesa, bataille, proteste, donne son avis sur la façon d’agir des uns et 111des autres, établit des comparaisons avec les peurs et joies de sa vie présente. Rien ne résiste à cette poussée qui tire d’un drame de haute intensité un roman tout à la fois narcissique et ouvert (ou soumis) aux courants et modes d’aujourd’hui. L’histoire se boucle sur la découverte, faussement naïve, d’une mère qui fut autrefois une actrice d’Ysé, sa fille ayant dérobé l’exemplaire annoté qui révèle son secret. Quoique astucieux de par ses multiples jeux de miroir, le roman tourne un peu à vide et s’oublie aussitôt achevé.
La plupart des fictions émanant de Paul Claudel, personne et œuvre confondues, ont pour foyer Partage de Midi et pour cause !Un drame célèbre parce que souvent porté sur scène puise à la source d’une histoire d’amour longtemps tue parce que scandaleuse. L’alliance des contraires excite la curiosité. On voudrait en savoir plus, d’où le succès des lettres de Paul Claudel à Rosalie Vetch parues sous le titre, à dessein ambigu, des Lettres à Ysé.
La Copiste de Jean-Michel Mestres publié en 2022 par la Manufacture de livres en offre un exemple décalé. L’auteur accède en effet au drame de Claudel par sa copie manuscrite, qu’il a découverte dans un carton de livres hérité d’un grand-oncle. Tel est le point de départ, véridique, de ce « roman autobiographique » aux allures policières. Qui a pris la peine de transcrire de bout en bout Partage de Midi, sans laisser d’autre trace qu’une date : « 20 août 1942 », un lieu : « Isle », et des initiales : « M. S. » ? Et à partir de quel exemplaire confidentiel, parmi les 150 en circulation, de ce Partage de Midi publié Hors commerce en 1906 ? Il s’en suit un jeu de piste que le lecteur ne lâche pas. On va de fausses découvertes en fausses découvertes, par le chemin des écoliers tant sont nombreuses les digressions sur la parentèle de l’auteur, leurs livres lus ou non lus, leurs objets, et manies. Le but n’est cependant pas perdu, qui est de sortir du néant M. S. Portée par l’intuition, chaque idée est soumise à des vérifications aussi minutieuses que vaines. Ce ne peut-être ni Monique Schlumberger, ni Misia Sert, ni Louise Vetch la fille musicienne née d’Ysé, qui prit pour pseudonyme Maria Scibor. Serait-ce alors Marie Sabouret, une actrice bien oubliée de la Comédie-Française pour qui l’auteur se passionne, et d’enquêter tous azimuts à son sujet. Que d’indices ! Tout lui fait signe tant abondent les recoupements possibles avec Claudel, ses accointances, son drame, la petite ville d’Isle et l’année 1942. Mais hélas et à nouveau, ce ne peut être cette jeune femme à qui il s’est attaché, en vertu des lois du réel contre lesquelles 112s’effondrent les échafaudages de l’imagination. Ce court roman de série B, son auteur se voulant modeste, se révèle, par comparaison, plus riche pour la réflexion que l’ambitieux Qui sait. Débarrassé des tourments et postures d’un moi sauvé de sa folie par l’écriture, il ouvre une perspective sur la faculté de chacun à se raconter des histoires et à leur donner vie. Inépuisables quoique décevantes, elles participent d’un enchantement qui est celui des fictions.
D’un Claudel l’autre. Passons de Paul à Camille, à qui trois médias consacrèrent cette année une émission en lien avec l’actualité. On commémore en effet en 2023 le quatre-vingtième anniversaire de sa mort. L’occasion était bonne pour offrir à un public toujours friand, après tant d’ouvrages, de spectacles et d’expositions, un documentaire en forme d’hommage sur ce sujet porteur. Mais comment le traiter ? À cette question, les quatre épisodes consacrés par France 2 à « L’artiste maudite » offrent des réponses qui se veulent exhaustives16, chacun polarisant un aspect du sujet. « Passion », « Folie », « Résurrection », « Secrets », articulent, dans la longue durée, le temps vécu de l’artiste et le temps posthume de sa réapparition.
« Je vais vous raconter mon histoire », lance une jeune actrice fort belle, dans son costume d’époque. Camille s’est réincarnée, ce afin de revivre, pour les spectateurs, les grandes étapes de son « combat », tout en les mettant dans la confidence de ses pensées. Voici la sauvageonne au fort caractère qui déclare dans le décor de Villeneuve : « À 17 ans, j’ai dit adieu à mon village. Ma mère n’était pas trop d’accord ». Voici, à Paris, la jeune artiste pleine de promesse : « je viens d’être admise dans une école d’art ». Les filles y sont acceptées, au contraire de celle des Beaux-Arts. Peu après, sa chance veut qu’un génie nommé Rodin la repère, s’éprend d’elle et lui prodigue ses conseils. Voici l’élève entrée dans l’atelier du maître : « Je modèle des mains et des pieds […] Il aime me prendre pour modèle […] Il m’a demandé de réaliser son buste ». Il la recommande et soutient. Voici les affres de la jeune amante : « Comment avouer à ma famille mon amour ? » Sa mère « ultra-traditionnelle » lui en veut de l’avoir entraînée à Paris. Et voici le démiurge du Penseur et sa grande barbe : « L’étoile montante de la sculpture » et « le chouchou de la critique ». Lui et moi 113« nous vivons une lune de miel », l’ennui étant qu’il partageait cette vie avec Rose. Mais enfin il est clair que c’est Camille qu’il aime, citations éloquentes à l’appui, comme il est clair que Camille l’aime et veut l’épouser, contrat signé à l’appui. Outre que leur passion se coule et s’expose dans le bronze de leurs sculptures en miroir. Ainsi va l’épisode 1, de tableaux vivants en tableaux vivants, avec ses portraits iconiques, décors d’atelier et sculptures illustratives, qui sont les lieux communs de la légende.
Rien n’est faux, dans cet enchaînement naïf d’images et de paroles fait pour emporter l’adhésion du plus grand nombre. Rien n’est vrai non plus, au sens où la vérité passe par quelques exigences. Manquent à cette vie filmée, et l’exactitude des paroles prononcées et les précisions du contexte et les éclairages de l’œuvre. L’actrice pense et parle dans la langue d’aujourd’hui : « J’ai payé ma liberté ! » Qu’on lise les lettres de Camille pour savoir qu’elle ne s’exprime pas ainsi. Paul l’écrivain subit le même sort. Les propos du Journal et des essais sur sa sœur se dégradent en formules journalistiques : « Mon père adorait Camille » ! Les scènes sont d’époque et pourtant hors contexte. Les parents de Camille s’installent à Paris comme si cela allait de soi en 1881 de quitter sa province pour favoriser la vocation de sa fille. On enferme cette famille dans des clichés. La mère est revêche et rechigne, le père est bienveillant. Les rôles sont sans nuance ni contradictions. Rodin aussi est prisonnier de son image. Camille et lui vivent le roman de leur passion, avec ses hauts et bas. Plusieurs scènes le mettent au premier plan, au détriment des échanges entre les deux créateurs. Une femme jalouse quitte vers 1892-1893 celui qui la trompe. Camille dit tout autre chose dans sa lettre de décembre 1893 à son frère alors aux États-Unis. Ce qui lui importe est de ne plus faire du Rodin. Son élève prend du champ. Paul n’aurait pu penser alors qu’elle était « son propre ennemi ». Le propos tiré d’une lettre tardive de la mère est mis dans sa bouche à contretemps. Séparée de Rodin, l’artiste s’acharne au travail et trouve sa voie, qui triomphe dans le chef-d’œuvre des Causeuses. Puis sa veine inventive s’épuise. Elle ne fait quasiment plus rien à partir de 1908. Dégradation physique et psychique vont de pair. Elle s’enferme avant l’heure dans le bunker de son atelier. Autant de faits centrés sur l’artiste et qui sont à peine évoqués, fixé qu’on est sur la catastrophe sentimentale qu’incarne L’Implorante. « Ma vie prend un tournant tragique. J’aimais cet homme ». De fait, Camille lui en veut au point de brûler théâtralement une de ses lettres, signe avant-coureur 114de sa paranoïa. Son frère s’inquiète de son état et prie. Place à l’épisode 2 : « La folie ».
On est en 1913 et l’actrice ne vieillissant pas, Camille est toujours aussi belle ! L’internement de mars tombe comme un couperet au lendemain de la mort du père. La parole revient alors à l’internée. Ses protestations véhémentes sont fidèles aux sources, mais pourquoi n’avoir pas repris ses mots si poignants ? Ils auraient sonné plus juste. Le comportement des siens à l’égard de la malheureuse passe par le filtre de sa subjectivité. Elle s’émeut des calomnies que sa mère lui reproche, du fait qu’elle ne reçoit pas de visite. On veut la cacher, accuse-t-elle. Il n’y a pas de contrepoint. Le contenu si parlant des entretiens psychiatriques et l’avis des proches en grande souffrance sont escamotés17. Demeure dans l’oreille la plainte persistante d’une prisonnière qui veut qu’on la délivre. « Je ne demandais pas grand chose, un peu d’affection » dit la vieille femme qu’elle est soudain devenue. La défaillance d’une famille s’exprime ici en creux. Pour l’éclairer, sinon la justifier, chacun étant libre de penser ce qu’il veut, manque de surcroît l’ancrage historique. Exemple flagrant : aucune des deux guerres n’a eu lieu ! La première déplace pourtant en 1914 Camille de Ville-Évrard à Montdevergues d’où ses compagnes reviendront, sauf elle qui ne le souhaite pas. Paul se replie à Bordeaux puis est nommé en Italie et enfin au Brésil. La mère fuit Villeneuve à 78 ans, en 1918, devant les Allemands. Elle meurt en 1929 sans avoir revu l’internée. Dix ans plus tard, Camille se souvient du portrait qu’elle fit d’elle, hélas perdu : « Les grands yeux où se lisait une douleur secrète, l’esprit de résignation qui régnait sur toute sa figure, ses mains croisées sur ses genoux dans l’abnégation complète, tout indiquait la modestie, le sentiment de devoir poussé à l’excès. C’était bien là notre pauvre mère18 ! » L’image déposée dans sa mémoire a le pouvoir consolant d’effacer leurs contentieux. Camille n’en a pas avec son frère, sauf que douze visites c’est bien peu. Les rares congés du diplomate jusqu’en 1935, année de sa retraite, l’expliquent en grande partie pourtant. Puis il tombe gravement malade. Quand la Seconde Guerre éclate, « mon petit Paul » comme sa sœur l’appellera 115lors d’une ultime visite dans des conditions difficiles en septembre 1943, est un homme vieux.
Reconnaissons que ce biopic aussi médiocre que consensuel n’accable personne, ce qui est nouveau. Les versions antérieures de la vie de l’artiste maudite ne se privaient pas d’accuser. Seule changeait la cible. Paul lui-même n’a-t-il pas chargé Rodin, avant de nuancer son propos ? Puis ce fut le tour de la mère mauvaise et du frère jaloux et lâche d’endosser le rôle du bouc émissaire19. Le frère absous, reste une mère qu’il est difficile de défendre vu la dureté des propos qu’elle tient sur l’internée et des mesures qu’elle prend à son égard. Certes, mais on devine entre les lignes de ses froides raisons une femme blessée. Celle qui a beaucoup donné et subi n’en peut plus.
Concluons rapidement sur « La résurrection » de Camille Claudel à partir des années 1980. L’épisode 3 a pour fil rouge le témoignage de Reine-Marie Paris, collectionneuse remarquable de qui l’État acquit environ soixante sculptures pour le musée Camille Claudel de Nogent. Que d’émotions, d’efforts, d’obstacles surmontés, d’hostilités vaincues, d’argent perdu et gagné, dans la quête héroïque des œuvres disparues, au terme de laquelle la grande artiste est sauvée de l’oubli. Palpitante au plan journalistique, l’histoire est univoque. Elle laisse dans l’ombre bien d’autres acteurs de la redécouverte, sans doute moins médiatiques. Mais pourquoi Jacques Cassar, le pionnier, n’est-il pas cité une seule fois ? Intéressé par les origines de la famille Claudel, l’historien entreprit dans les années 1970 un travail biographique approfondi sur Camille Claudel, sous l’impulsion de Pierre Claudel et avec son aide et ses encouragements. Leur aventure commune fut interrompue tristement par les morts prématurées de Pierre Claudel en 1979 et de Jacques Cassar en 1981. Restée inédite, quoique souvent consultée sinon pillée, la recherche si scrupuleuse et nuancée de Jacques Cassar parut en 1987 sous la forme d’un Dossier20. Les « Secrets » qui achèvent la série télévisée visent les quatre enfants que Camille aurait eus de Rodin, dit-on. Quelques scoops d’alcôve nous tiennent en haleine, va-t-on enfin savoir la vérité ? Hélas non ! Dommage que les auteurs n’aient 116pas lu ce qu’écrit Jacques Cassar au sujet de cette rumeur aussi vieille qu’invérifiable21.
Marie-Victoire Nantet
1 Œuvres en prose (Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1973, p. 1489).
2 Philippe Forest, PI YING XI Théâtre d’ombres, roman, nrf, Gallimard, 2022, 334 p.
3 « Chacun de nous transforme sa vie en un roman. C’est sans doute plus spectaculaire dans le cas des écrivains qui travaillent comme je le fais, car, de livre en livre, la question a beau rester la même, elle prend des formes très différentes. » Philippe Forest évoque aussi Le Chat de Schrödinger et Crue à l’appui de son propos. « Échanges avec Philippe Forest », BSPC no 223, 2017, p. 29.
4 PI YING XI Théâtre d ’ ombres, Gallimard, 2022, p. 33.
5 Ces lignes semblent un écho d’une phrase de « Dissolution » que Philippe Forest cite dans sa conférence de Brangues, BSPC no 223, p. 25 : « Rien, pour horizon, que la cessation de la couleur la plus foncée. » (Po., p. 119)
6 « Philippe Sollers, romancier, critique, essayiste, est mort », Le Monde, 6 mai 2023.
7 Le propos de Ph. Forest mériterait peut-être réflexion si on le transposait et l’appliquait à l’œuvre théâtrale – notamment – de Claudel.
8 « [Fatalité de Shi Tiesheng] m’enseigne ce que pourtant je savais déjà, que moi-même je n’ai cessé de croire et d’écrire de mon côté, et que l’énigme de la vie, si l’on ne peut s’empêcher d’en rechercher le mot, que ce soit à deux pas de chez soi ou bien à l’autre bout du monde, c’est que l’on a compris déjà qu’il n’existe pas. » (p. 157)
9 Cette connivence est peut-être plus profonde qu’il n’y paraît de prime abord à voir les textes dans lesquels Philippe Forest cite ou évoque Claudel, au-delà de PI YING XI : Rien que Rubens (RMN, 2017) où Claudel apparaît dès l’épigraphe ; et voir ses multiples écrits sur le Japon publiés aux éditions Cécile Defaut.
10 Po., p. 36-37.
11 Paul Claudel, Sous le signe du Dragon, Œuvres complètes, Gallimard, IV, 1957, p. 60.
12 Philippe Forest a publié chez Gallimard en 2015 une biographie de Louis Aragon, et il a contribué à l’édition des Œuvres complètes d’Aragon dans la Bibliothèque de la Pléiade.
13 Po., p. 36.
14 Voir Philippe Forest, « Dans le sein d’Abraham », BSPC no 223, op. cit., p. 17-26.
15 Voir « Échanges avec Philippe Forest », BSPC no 223, op. cit., p. 29.
16 « Camille Claudel artiste maudite », série en quatre épisodes diffusée les 19 et 26 mars 2023 dans le cadre de « 13h15 le dimanche » de Laurent Delahousse et réalisée par Pauline Dordilly, Henri Desaunay, Anthony Santoro.
17 « Camille Claudel à Ville-Évrard Dossier médical / Camille Claudel à Montdevergues Dossier médical », Camille Claudel Catalogue raisonné, Anne Rivière, Bruno Gaudichon, Danielle Ghanassia, troisième édition augmentée, Adam Biro, 2000, p. 304-320.
18 Lettre de Camille Claudel à son frère Paul, novembre-décembre 1938, Camille Claudel, Correspondance, édition d’Anne Rivière et Bruno Gaudichon, Gallimard, collection Arts et Artistes, troisième édition revue et augmentée, 2014, p. 340.
19 Il joue encore ce méchant rôle dans « La lettre que Camille Claudel n’a pas écrite à son frère Paul » de Frédéric Ferney, un chapitre de L’Amour de la lecture, paru en 2022 chez Albin Michel.
20 Jacques Cassar, Dossier Camille Claudel, préface de Jeanne Fayard, Archimbaud Klinksieck, nouvelle édition revue et augmentée, 2011. On découvrira aux pages 16 et suivantes de la préface le rôle éminent que Pierre Claudel joua dans la redécouverte de Camille Claudel par son ami Jacques Cassar.
21 Ibid., p. 113-114. Cette rumeur, rappelle Jacques Cassar, est déjà évoquée dans le Auguste Rodin de Judith Cladel, paru en 1936. Rodin oppose un non franc à la question précise de la biographe et d’ajouter qu’il aurait fait son devoir si cela avait été le cas.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-15587-4
- EAN : 9782406155874
- ISSN : 2262-3108
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-15587-4.p.0099
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 30/08/2023
- Périodicité : Quadrimestrielle
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