Rédemption et délivrance Présence du bouddhisme dans le théâtre de Paul Claudel
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Bulletin de la Société Paul Claudel
2022 – 1, n° 236. Les philosophes inspirés par Claudel - Auteurs : Huang (Guanqiao), Jiang (Yinuo)
- Pages : 94 à 96
- Revue : Bulletin de la Société Paul Claudel
drame individuel n’est plus une simple analogie de l’histoire du salut, mais véritablement une « action » qui engage l’homme dans cette histoire sainte, en vue de l’avènement de Dieu. Dès lors, la représentation théâtrale devient elle aussi une action engageante, qui donne à l’œuvre claudélienne une efficacité théologique et une ambition catéchétique.
Armelle de Rincquesen-Corman
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RÉDEMPTION ET DÉLIVRANCE
Présence du bouddhisme dans le théâtre de Paul Claudel
Le terme « bouddhisme » est une création occidentale qui désigne l’ensemble du Dharma – c’est-à-dire l’enseignement du Bouddha – et qui a été proposée par les premiers orientalistes il y a tout juste deux siècles. La première conceptualisation occidentale majeure du bouddhisme en tant qu’ancienne philosophie orientale de la délivrance émanait des études orientalistes sur l’Inde du début du xixe siècle et a abouti à l’essor de la philologie bouddhiste, suscitant un grand intérêt chez les intellectuels français. La seconde, qui s’est développée plus tard, a consisté à reconnaître et accepter le bouddhisme comme une vraie foi. L’œuvre de Paul Claudel (1868-1955) ressort de la première, en raison de ses lectures approfondies et de son expérience in situ de l’Orient bouddhiste. La réflexion et la représentation du thème de la rédemption dans son théâtre, dont la dimension catholique est indéniable, s’y entremêlent en effet à la thématique bouddhiste de la délivrance, et l’étude de ce croisement nous offre une vision originale de la littéralité mais aussi de la modernité claudélienne.
Néanmoins, il n’est pas facile d’ériger une conception définitive et concrète du bouddhisme claudélien. S’affirmant « avant tout catholique1 » et abhorrant le dogme de Sâkyamuni qui présentait « mainte affinité 95avec le quiétisme2 », le dramaturge « Belesenheit » prenait un malin plaisir à dissimuler ses sources livresques bien qu’il n’ait pas résisté à « l’attrait d’un certain mysticisme oriental » imprégné de sotériologie bouddhique. Dans Tête d’Or, Le Repos du septième Jour et Le Soulier de satin, nous constatons in situ un syncrétisme bouddho-catholique contenant trois référents stéréotypés bouddhistes : le premier vient d’Inde et prône la souffrance, le vide et le nihilisme ; le deuxième se situe en Chine et dégénère en superstition tout en attendant le Salut de Jésus ; le dernier, empreint d’une beauté mélancolique, provient du Japon et apporte une guérison spirituelle à un Occident en crise.
Selon R. Schwab, l’auteur de Renaissance orientale, Tête d’Or rappelle les œuvres de Schopenhauer et Wagner, mais est également teinté d’une coloration indienne dérivée du drame indien Sakountala. Ainsi, dans la pièce de théâtre, l’armée invincible de l’usurpateur s’écroule devant la troupe dépenaillée et fantomatique de « Brahma et Bouddha », même si par ailleurs le prince de la paix et le démon de l’inexactitude confient au héros agonisant que « lorsqu’en affrontant l’anéantissement ultime, le salut octroyé là-haut sera condamné et voué à l’échec, toutefois l’être humain pourra recourir à la délivrance immanente. » Le Repos du septième Jour a plutôt pour origine l’angoisse de la mort de l’auteur et sa curiosité pour le culte des spectres en Chine. Grâce à sa lecture de Léon Wieger, Claudel avait été à même de distinguer le bouddhisme Hinayana du bouddhisme Mahayana qui prêchait l’illumination ultime, même si l’essence de ces deux branches du bouddhisme s’était quelque peu diluée avec les superstitions qui hantaient la Chine. De ces superstitions, il avait fait un mythe théologique sur « le problème du Mal » : sa passion pour la fièvre prosélytique et figuriste avait abouti, dans la pièce, à la conversion au christianisme de l’Empereur. Il est fascinant de voir que le Bouddha s’y métamorphose en Démon d’Enfer et domestique de Dieu. En revanche, la Vérité sublime s’était affirmée sous l’égide du taoïsme, ce qui explique que tous les paganismes ont conflué vers une vraie voie de délivrance ultime, et le bouddhisme décadent chinois attendrait toujours le salut de la force « tao-catholique ».
Dans le Soulier de satin, la Somma Theologea claudélienne, l’auteur propose une réflexion sur la délivrance rédemptrice immanente et les méandres des voies du sacrement nuptial du bouddhisme zen japonais et du catholicisme. Rodrigue, incarnation d’un Job illuminé par le vide, 96trouve le vrai bonheur en lâchant prise. Quant à Prouhèze, à la croisée d’une sainte Marie et d’une Avalokitesvara, elle meurt réconciliée avec elle-même afin de mettre fin au Karma, à travers une transmigration d’amour pécheur déclenchée par un baiser quasi-nirvanique. Le Kōan3 énigmatique entre Rodrigue et Dabutsu (Grand Bouddha) marque notamment l’apogée de la théologie d’apaisement claudélien dans la façon dont l’auteur appréhende les peintures. Très éloigné de l’angoisse existentielle, celui-ci perçoit en effet une délivrance dans l’extase artistique zen-catholique, qui se résume par la formule : « les grandes vérités ne se communiquent que par le silence ».
La nature n’est pas illusion, mais allusion4. À un certain point, nolens volens, une évolution poétique de l’existence ne peut que se conformer à un long voyage dans l’Orient païen, allant d’un pessimisme indo-germanique plutôt imaginaire à une théosophie du zen artistique au Japon, en passant par un syncrétisme figuriste tao-bouddhiste chinois. Claudel est l’homme des frontières interreligieuses et interculturelles, et c’est ce qui constitue le véritable noyau de la modernité et du charme claudéliens, noyau dont la fusion latente de la vision bouddhique avec la vision catholique est régulièrement sous-estimée dans son œuvre.
Huang Guanqiao, Jiang Yinuo
Université Normale de Shanghaï
1 Théâtre II, p. 690.
2 Bernard Hue, Littératures et arts de l’Orient dans l’œuvre de Claudel, C. Klincksieck, 1970, p. 18.
3 Le Kōan désigne de brèves anecdotes ou courts échanges utilisés dans le bouddhisme zen entre maître et disciple ; absurde, énigmatique ou paradoxal, il ne sollicite point la logique ordinaire.
4 Journal II, p. 412.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-13015-4
- EAN : 9782406130154
- ISSN : 2262-3108
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-13015-4.p.0094
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 06/04/2022
- Périodicité : Quadrimestrielle
- Langue : Français