En marge des livres
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Bulletin de la Société Paul Claudel
2022 – 1, n° 236. Les philosophes inspirés par Claudel - Auteurs : Parsi (Jacques), Fravalo (Yves)
- Pages : 99 à 105
- Revue : Bulletin de la Société Paul Claudel
Claude Pérez, Paul Claudel. « Je suis le contradictoire », biographie, Les Éditions du Cerf, 2021.
Claudel a été le premier biographe de lui-même en se racontant dans les Mémoires improvisés ainsi que dans nombre de textes, préfaces ou conférences, dans sa correspondance et par la transposition, à peine voilée souvent, au théâtre d’épisodes vécus mais, en cela, il n’est pas le premier auteur à l’avoir fait. Il lui est aussi arrivé d’ajouter un certain merveilleux en racontant sa naissance ou sa conversion… « Pas commode de se soustraire à l’autorité de ce modèle particulièrement puissant et particulièrement autorisé », constate Claude Pérez, son nouveau biographe. Le travail est donc de retrouver au-delà de la légende proposée et grâce à l’état des connaissances, aux sources désormais à disposition, témoignages, échanges de lettres, archives, un récit plus proche de la réalité. Plusieurs biographies de Claudel ont déjà paru. Chacune, bénéficiant du progrès des connaissances par la publication ou l’ouverture de certaines archives, a pu livrer ses propres avancées ou retouches.
Voilà de nouveau se dérouler au long des pages de ce fort volume de plus de cinq cents pages, la vie de Paul Claudel. Telle que nous la connaissons ? Voire… En partie seulement, le ton et l’éclairage sont personnels et les précisions, les nouveautés ne sont pas négligeables, notamment lorsque Claude Pérez nous révèle la venue en 1942 de deux émissaires du général de Gaulle à Brangues… Chaque biographie se propose naturellement d’envisager son sujet en privilégiant un éclairage. Celle qui vient de paraître est née d’un constat : « […] les biographies qui existent à ce jour […] sont centrées sur l’homme privé et l’artiste, plus rarement sur le croyant. Le diplomate est resté au second plan ». Sans doute parce que Claudel lui-même n’en a parlé que peu. Pourtant Claude Pérez souligne la place « parfois prépondérante », à côté de son rôle souvent très important dans les affaires économiques et financières, du rôle de communiquant propre au diplomate. Il souligne notamment les contacts que Claudel a entretenus jusque pendant la guerre avec Roosevelt et l’intérêt pour le Quai d’Orsay d’envoyer en poste un auteur célébré partout dans le monde. Le biographe est parti chercher pour cela dans la correspondance consulaire (saisissante évocation, par 100exemple, de la mine de Lintching où Claudel est descendu), les Archives du ministère des Affaires étrangères, les Archives nationales d’outre-mer et éclaire ainsi un pan de la vie de Claudel dont on pouvait deviner les contours mais que l’on ne connaissait que très mal.
Cette biographie nous montre sans complaisance aucune un Claudel sans fard. Si son courage pendant la guerre en prenant publiquement la défense des juifs, sa clairvoyance en étant le premier à prendre conscience de l’holocauste et si les qualités de l’ambassadeur sont mises en évidence : « on ne peut manquer d’observer l’attitude constructive et souple de l’ambassadeur, sa prudence, sa précision, son écoute attentive… », les défauts de l’homme sont aussi pointés sans concession. Claude Pérez rappelle comment Claudel, selon ses propres termes, a expulsé « impitoyablement par une neige terrible deux de ces mendiants qui infestent le consulat ». Et de constater : « En réalité, la charité n’a jamais été mon fort, comme tout ce qui exige un peu de peine ». Le poète non plus n’est pas épargné dont plusieurs pièces des Poèmes de guerre sont jugées « à mi-chemin du grotesque […] et de l’insupportable ».
La rigueur dont fait preuve Claude Pérez dans son travail lui permet de corriger telle note de la Pléiade, de décrypter plus justement et de façon toute neuve telle exclamation ou abréviation du Journal. Il confronte les différentes versions de la conversion, les versions dissonantes entre elles de son passage à Ligugé. Cette rigueur du biographe le pousse à ne pas prendre pour argent comptant, sans pour autant le nier, l’épisode romanesque de l’étudiante polonaise. Pour le biographe, il est hautement probable en faisant des recoupements, que cette étudiante polonaise soit tout simplement une invention du poète, contamination du souvenir de Rosalie Vetch et de Lumîr dont le destin se retrouvera esquissé dans le Pain dur. Enfin, le biographe doit bien convenir qu’il bute sur des pages blanches, des lacunes qu’il constate, sans pouvoir les combler, ainsi d’un second séjour sur l’île de Wight, sans Camille cette fois, en juillet 1892, ou bien d’un mois de juin 1900 passé à Saint-Valery-en-Caux dont on ne sait rien… Claude Pérez en vient à suggérer l’existence d’une histoire secrète de Claudel…
Au-delà du déroulé minutieux de la vie de l’homme – nous pouvons le suivre quasi heure par heure lors du tremblement de terre au Japon – Claude Pérez s’interroge sur une part peu documentée de la biographie, celle de l’enfant, de l’adolescent et même du jeune homme. Il y revient pour en souligner toute la complexité sur une conversion trop souvent ramenée à une révélation soudaine à Notre-Dame. Il interroge alors 101l’importance de l’héritage familial, les fréquentations, l’état d’esprit de l’époque, pour tenter de voir les fils qui, en une combinaison complexe, vont aboutir à la conversion. Et, aspect très personnel de son travail, il met en lumière une facette souvent évoquée mais peu développée de l’état d’esprit du jeune Claudel : sa mélancolie, et même son désespoir, son nihilisme des jeunes années, qui d’une certaine façon l’accompagneront toute sa vie, lui qui peu avant de mourir confiera : « Il n’y a pas de vie heureuse […] j’ai résisté toute ma vie à la tentative de croire à l’absurdité du monde… »
Claudel profondément insaisissable ? Si on peut, sans trop de peine, suivre la vie publique de Claudel, celle de l’écrivain, du diplomate, du catholique, du journaliste, de membre de conseil administration, les visages multiples, voire peu compatibles, de l’homme, de sa personnalité, de sa pensée, les vies parallèles qu’il a vécues ouvrent la porte « au multiple, au contradictoire, à l’inattendu, à l’improbable, au désordre » pour reprendre les termes de Claude Pérez qui donne à son travail le beau nom de « Paul Claudel. Je suis le contradictoire ». Et de s’interroger : « y a-t-il rien de plus accablant que ces biographies qu’on appelle définitives ? ».
Jacques Parsi
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Paul Claudel et Saint-John Perse, chemins croisés, sous la direction de Muriel Calvet et Catherine Mayaux, Fondation Saint-John Perse, 2021, 204 p.
Bien cher Ami, qui me tendiez la main jadis au seuil de ma vie d’homme, c’est une joie pour moi de retrouver aujourd’hui la même étreinte, au seuil tardif d’une vie littéraire : ces mots d’Alexis Leger à Paul Claudel viennent confirmer, s’il en était besoin, pour le lecteur qui les découvre au terme de son propre parcours, le bien-fondé du projet dont relève le livre. D’un 102seuil à l’autre d’une vie, distants de près d’un demi-siècle, la persistance, au regard de celui qui écrit, d’un lien manifesté par le double geste de la main tendue et de l’étreinte. L’auteur de Vents qui vient de découvrir, à New-York, le texte de l’étude qu’a bien voulu lui consacrer son vieil ami – on est en 1950 –, fait allusion à l’aide par lui sollicitée au moment où, à la veille de la Grande Guerre, il se préparait à entrer lui aussi dans la carrière diplomatique. Dans le jeu d’écho souligné à plaisir entre ces deux moments, il y a la traversée d’un temps total et un glissement qui dit les champs non dissociés d’une relation d’hommes et de poètes. Saisir des instants, des saisons de la vie, les explorer, en dire le sens ou le mystère, et les relier, les réinscrire dans un double parcours où jouent parallélisme et convergence, intermittence et divergence : tel est constamment le travail accompli par ce beau livre fait de pièces multiples – images photographiques, contributions de spécialistes du domaine des Lettres et de l’Histoire, pages éparses du journal d’une femme – Hélène Hoppenot – liée à l’un et à l’autre par une très longue amitié, correspondance des poètes-diplomates eux-mêmes – pour la constitution d’un ensemble qui, loin de figer les choses, enclenche une circulation inlassablement relancée.
Selon le dispositif adopté, c’est le regard qui se trouve dès l’ouverture du livre immédiatement sollicité dans la lecture alternée des deux colonnes du tableau qui déroule la chronologie parallèle des deux vies sur un empan de plus d’un siècle (Claudel 1868-1955 ; Saint-John Perse 1887-1975) ; deux colonnes que vient rompre l’indication des dates où les deux hommes ont pu se rencontrer et que vient enrichir une illustration iconographique judicieusement choisie. À travers la succession inévitablement saccadée et trouée des quelques clichés retenus, que d’autres suivront tout au long du livre et autour desquels peuvent s’agréger variablement encore bien des images dans l’esprit du lecteur, semble chercher à se recomposer – dans une sorte de rapiècement aléatoire et pourtant orienté par les choix proposés, les fils rassemblés – un peu de la trame et du tissu du temps.
Geste toujours inachevé ainsi que le suggèrent ces pages inspirées où, tendu vers ce quelque chose qui disparaît là devant nous en s’annonçant, Christian Doumet s’essaie à une sorte « sorcellerie évocatoire », aussi impuissante il est vrai que le geste d’Orphée. Une rencontre, nous dit l’histoire littéraire, a eu lieu entre Claudel, Segalen et Leger, un jour d’octobre 1914, à Bordeaux. De ce qui s’est dit entre ces trois poètes à l’occasion d’un repas, « Le déjeuner du Champ-de-Mars », rien ou 103presque rien n’a filtré. De la bande-son perdue de cette scène improbable, il ne demeure que quelques bribes venues de confidences des deux aînés. Autour de ce maigre noyau, l’imagination travaille à reconstruire tout un possible ; mais elle mesure tout aussitôt les réticences, les refus, les silences… Il faut aller au texte même pour en éprouver la force suggestive, en savourer l’humour, en goûter les bonheurs d’expression. Il y a, dans ce Contre Sainte-Beuve écrit de la main d’un poète, comme un miroir tendu aux amateurs de mythologie littéraire, une image des écueils et des leurres qui peuvent guetter tout discours sur la vie des auteurs.
C’est précisément l’intérêt du montage ici adopté que d’éviter le risque des certitudes trop vite acquises, et de parvenir, en rassemblant des faits déjà connus, à constituer un apport neuf. Du jeu prudent des hypothèses adossé à l’examen des faits et nourri par une confrontation des versions et des témoignages, la biographe de Saint-John Perse donne une illustration exemplaire en cherchant à percer les secrets de la rencontre d’Orthez (1905), qui se conclut par l’échec de l’Apôtre impatient, et à suivre le cheminement hésitant qui mène Alexis Leger vers le concours des Affaires étrangères (1914). Occasion de dépeindre tout un réseau d’amitiés littéraires tissé autour de Jammes et de Claudel par le Bordelais, Gabriel Frizeau, et d’ouvrir au climat d’une époque de la vie littéraire dont la NRF devient le foyer décisif ; puis d’éclairer la nature de l’échange épistolaire qui s’amorce entre les deux poètes, et les conditions qui règlent, en ce début de siècle, l’accès à la carrière diplomatique. On a là quelques pages qui disent les sources d’une relation durable, tout en pointant d’emblée, dans la question de la foi chrétienne, le point d’achoppement qui fonde une ligne de partage définitive. Le texte d’Henriette Levillain ouvre ainsi un premier diptyque, dont le second volet, sous la plume de Claude-Pierre Pérez, se présente comme une reprise plus spécialisée et un prolongement de l’histoire de la NRF, suivie de ses débuts (1909) jusqu’à la mort de Paulhan, avec une focalisation insistante sur l’époque de Gide, puis celle de Rivière ; c’est le temps de l’accueil de Leger et de la montée triomphante de la Revue et des éditions Gallimard, c’est le temps, pour Claudel, de l’installation dans la gloire.
Un second diptyque occupe le corps central de l’ouvrage et porte sur la double carrière diplomatique de Paul Claudel et d’Alexis Leger, dans une période où, du fait de l’ascension du plus jeune, vont s’inverser les positions de pouvoirs. Mais on passe ici du champ temporellement le plus étendu – toute la carrière des deux diplomates (celle de Claudel 104commence en 1893, celle d’Alexis Leger s’achève avec la débâcle de juin 1940) – au champ le plus circonscrit (« Du Pacte Briand-Kellog au Memorandum sur l’Union européenne »). Pierre Morel fait entrer ses lecteurs autant qu’il est possible dans l’épaisseur et l’obscurité des jours, montrant les acteurs de l’Histoire, Briand, Berthelot, Leger, et plus lointainement Claudel, face, dans leur engagement pour la paix, à l’incertitude des fins atteignables, aux vicissitudes de la vie politique nationale et de la situation internationale. Christophe Bellon centre son propos sur la participation des deux poètes-diplomates à la politique européenne de Briand, sans évoquer bien sûr le drame en cinq actes qui, au-delà de 1932, conduit l’Europe vers la guerre et Leger vers l’exil, et que Pierre Morel déroule avec une si grande précision.
Le dernier diptyque, dont l’objet est le travail créateur, aborde successivement l’art de la versification et la question du souffle poétique dans les deux œuvres. Beaucoup plus haut déjà dans le livre, Pascale Alexandre-Bergues avait fait une mise au point précieuse sur le rapport de Claudel à Eschyle et celui de Leger à Pindare, montrant que, pour les deux auteurs, la traduction est un laboratoire d’écriture où s’édifie leur poétique respective. L’étude de Thomas Pavel, un peu rapide peut-être du côté de Perse, propose une approche convaincante des Grandes Odes dont l’énergie rythmique, portée par la prose d’un verset véritablement novateur, rend sensible, est-il dit dans une analyse d’une extrême précision, un mouvement menant de l’ici et du maintenant […] à la divinité qui prête forme au monde en le transcendant infiniment. Les pages qui suivent, sous la signature de Marie-Victoire Nantet et de Catherine Mayaux, dessinent une double synthèse étincelante. C’est, d’abord, d’un trait absolument limpide, une traversée de l’œuvre claudélienne : les trois drames retenus – Tête d’Or, Le Soulier de satin, Le Livre de Christophe Colomb – sont présentés comme les trois étapes d’une même épopée spirituelle dont le souffle premier, si échevelé, s’intériorise chez Rodrigue, avant de se résorber au terme d’une parabole qui conduit au seuil de l’éternité. C’est, ensuite, un inventaire extrêmement dense des ressources thématiques et rhétoriques d’une poésie qui, cherchant à prendre pour théâtre le monde total, espace et temps, porte au plus haut une ardeur qui offre une figure de son rêve de maîtrise dans la conquête même du langage. Tension toujours plus lisible de la volonté, chez Perse, mû par une ambition de renouement ; accès, chez Claudel, à une résolution de toutes les tensions dans une transfiguration personnelle.
On arrive, avec la correspondance, au troisième balayage d’une durée entière (1906-1950), après ceux qu’ont proposés le tableau chronologique 105d’abord, puis le journal d’Hélène Hoppenot (1918-1975) ; et on est passé du regard le plus extérieur, au regard d’une observatrice fidèle, attentive et lucide, pour arriver finalement à une vision de l’intérieur, à laquelle donne accès l’écoute des deux voix, par avance resituées dans les lieux et les temps d’où elles montent.
Cédons ici au plaisir de cette écoute ; rendons, à l’une de ces voix, celle de Perse, son timbre propre, si pleinement saisissable dans les lignes qui suivent :
La recherche en toute chose du « divin », qui a été la tension secrète de toute ma vie païenne, et cette intolérance, en toute chose, de la limite humaine, qui continue de croître en moi comme un cancer, ne sauraient m’habiliter à rien de plus qu’à mon aspiration. Puis, un peu plus loin : C’est ma vie tout entière qui n’a cessé, simplement, de porter et d’accroître le sentiment tragique de sa frustration spirituelle, aux prises sans orgueil avec le besoin le plus élémentaire d’Absolu.
Il y a là une confidence qui touche au point le plus intime, celui où prend sa source la musique du désir. Chacun y entendra ce qui rapproche et qui tient éloignés, irrémédiablement, deux aventuriers de l’esprit. C’est assurément une des réussites du livre que de conduire vers ce seuil tardif qui renvoie au premier, et d’y avoir fait résonner cet instant où, plus qu’au déjeuner du Champ-de-Mars, plus qu’à Orthez, les deux poètes, les deux hommes, par les mots, se trouvent ou se retrouvent, au-delà des mers et par-delà le temps d’une vie, « Ensemble et séparés ».
Yves Fravalo
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-13015-4
- EAN : 9782406130154
- ISSN : 2262-3108
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-13015-4.p.0099
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 06/04/2022
- Périodicité : Quadrimestrielle
- Langue : Français