« Pour fêter la poésie » Jeudi 18-Samedi 20 novembre 2021
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Bulletin de la Société Paul Claudel
2022 – 1, n° 236. Les philosophes inspirés par Claudel - Auteur : Levillain (Henriette)
- Pages : 109 à 111
- Revue : Bulletin de la Société Paul Claudel
« POUR FÊTER LA POÉSIE »
Jeudi 18-Samedi 20 novembre 2021
La poésie a été doublement fêtée à Aix-en-Provence dans la douceur d’un récent mois de novembre méridional. Une exposition, conçue conjointement par Catherine Mayaux, secrétaire générale de la Société Paul Claudel et par Muriel Calvet, directrice de la Fondation SJP, soutenue par les Écritures croisées et la Fondation Saint-John Perse, y présente jusqu’au 19 mars un panorama de la vie et des œuvres de Paul Claudel et d’Alexis Leger / Saint-John Perse. Reposant sur quelques belles archives – parmi lesquelles la plus remarquable est un exemplaire raffiné de l’original japonais des Cents Phrases pour éventails dédicacé à Saint-John Perse par Claudel –, accompagnée d’un catalogue de grande qualité typographique et intellectuelle, l’exposition propose sur les murs blancs du site de la Fondation Saint-John Perse de grands panneaux qui retracent le parallélisme décalé entre les deux poètes diplomates.
En effet, près de trente années, une génération entière, séparent Claudel d’Alexis Leger. Toutefois, d’imprévisibles retournements de situation marquent les cinquante années de leur relation. En 1905, le premier, déjà réputé en diplomatie comme en littérature, rencontre le jeune Alexis Leger chez leur ami commun, Francis Jammes. L’aîné encourage la vocation poétique du jeune provincial tout en le poussant fortement à faire carrière, dans la diplomatie par exemple, afin de garder toute sa liberté d’écrivain. Ensuite, tandis que Claudel occupe de grands postes à l’étranger, Leger connaît une carrière fulgurante dans l’administration centrale et, nommé au poste de secrétaire général du Quai d’Orsay, devient le supérieur hiérarchique de son grand aîné. Enfin, tandis que Claudel a été admis à la retraite et connaît une gloire méritée pour son théâtre et sa poésie, Leger a quitté la France pour les États-Unis après avoir été limogé de son poste en juin 1940. Entré définitivement dans son pseudonyme de poète, il rédige alors les grandes compositions poétiques qui font aujourd’hui sa célébrité, Exil, Vents et Amers. Toutefois, conscient que le vieux monde l’a oublié, il confie son amertume à son frère aîné en poésie et lui demande en termes diplomatiques d’honorer la poésie 110en rédigeant un commentaire de Vents. Ce qui fut fait, admirablement, sans oublier le bémol du « missionnaire », à savoir le regret que ce poète majeur, inspiré par les vents cycloniques n’accueille décidément pas le souffle de l’Esprit saint.
Trois conférences et un concert, aux thèmes distincts mais toujours en lien avec l’exposition étoffèrent cette mise en parallèle. Le jeudi 18 novembre, Pascal Lécroart, très fin connaisseur du rapport de Claudel à la musique, commença par évoquer la formation des goûts musicaux du jeune poète : deux sœurs artistes, respectivement sculptrice et musicienne ; la fréquentation des concerts Beethoven-Wagner du Conservatoire ; le choc de 1886 d’entendre les enfants de la maîtrise de Notre-Dame de Paris chanter le Magnificat grégorien et, enfin, la découverte de la musique extrême orientale à l’Exposition universelle de 1889. Pascal Lécroart décrivit ensuite les termes de la collaboration de l’ambassadeur en poste au Brésil et de Darius Milhaud, secrétaire d’ambassade par figuration, compositeur à temps plein. Ce fut une amitié intense et souvent orageuse fondée sur la même attirance pour les grandes orchestrations symphoniques, pour la poésie du monde et de la relation. À la suite de la conférence, dans le Conservatoire Darius Milhaud à la belle acoustique, le public eut le privilège d’entendre, grâce à l’accompagnement au piano par Frédéric Isoletta de la mezzo-soprano Patricia Schnell, la mise en musique par Louis Durey et Darius Milhaud de poèmes de Saint-John Perse (Images à Crusoé) et de Claudel (Connaissance de l’Est). Moment rare.
Le lendemain soir, sur le site de la Bibliothèque Méjanes, Marie-Victoire Nantet prononça une conférence juste de ton et émouvante sur Camille et Paul. Celle-ci précisa que le volume récemment publié chez Gallimard, Camille et Paul, lignes de partage, fut précédé d’une longue enquête. Il lui fallut en effet tracer son chemin personnel entre la doxa familiale et les idées reçues, chercher l’exactitude plutôt que la prétendue vérité. Aussi s’employa-t-elle à passer au peigne fin les sources : lettres peu nombreuses, propos rares de Camille sur son frère plus jeune, portrait de Camille par Paul en 1951, ses confidences dans Mémoires improvisés en 1954. Et tout en évitant la tentation d’une analyse linéaire que ne permet pas le destin chaotique de la vie de Camille – d’aucune vie d’artiste sans doute – Marie-Victoire Nantet distingua ce qui les réunissait de ce qui les séparait. Pour conclure que l’effroi face à la psychose de sa sœur aînée recouvrit chez Claudel tous les autres affects. Effroi devant la transformation physique et psychique 111de la sculptrice après son internement. Effroi devant les traumatismes provoqués par les affres de la création artistique dont les symptômes ne lui étaient pas étrangers.
Le troisième soir de ces journées aixoises, le public régulier et fervent attendait avec un mélange d’étonnement et de curiosité l’intervention d’Alain Badiou. Le titre annoncé était en effet paradoxal, presque un oxymore, Claudel, Saint-John Perse, ou l’intime comme épopée. Le philosophe, lui-même, représentait un paradoxe vivant. Communiste et agnostique bien connu, il affirmait dans sa présentation initiale être redevable aux deux poètes d’avoir « fait advenir cette mystérieuse communion entre la rencontre amoureuse et le destin du monde ». L’incipit d’« Exil » servit d’illustration exemplaire de son propos : Portes ouvertes sur les sables portes ouvertes sur l’exil […] J’élis un lieu flagrant et nul comme l’ossuaire des saisons / Et sur toutes grèves de ce monde, l’esprit du dieu fumant déserte sa couche d’amiante. Après avoir porté son attention analytique sur le grand écart exposé dans ces vers entre la fragilité du sujet, exposant la brûlure intérieure de l’exil, et la vastitude du monde en gestation, il développa l’idée que, entre ces deux éléments désaccordés, la puissance du je poétique (J’élis un lieu…) réussissait à inventer une liaison, ceci pour le ravissement des Princes en Tauride. Ainsi de poème en poème, de poète en poète, avec des variantes et des nuances, le philosophe reprit l’exposé de cette triade : solitude du sujet, infinité du monde, victoire du poème pour Saint-John Perse, de l’œuvre théâtrale pour Claudel. Non seulement la curiosité des auditeurs ne fut pas déçue, mais chacun d’eux repartit convaincu d’avoir vécu une initiation au mystère de la parole poétique et envoûté par l’enchantement d’une diction exceptionnelle. Trois belles journées donc où la poésie fut constamment à l’honneur, selon le vœu du poète qui la célébrait à Stockholm.
Henriette Levillain
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-13015-4
- EAN : 9782406130154
- ISSN : 2262-3108
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-13015-4.p.0109
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 06/04/2022
- Périodicité : Quadrimestrielle
- Langue : Français