Marc Fumaroli
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Bulletin de la Société Paul Claudel
2022 – 1, n° 236. Les philosophes inspirés par Claudel - Auteur : Mantero (Anne)
- Pages : 85 à 88
- Revue : Bulletin de la Société Paul Claudel
MARC FUMAROLI
Marc Fumaroli, dont n’est plus à retracer la biographie intellectuelle, de la plus belle érudition universitaire jusqu’à la liberté de l’essayiste, de la rhétorique de l’âge moderne à ces autres rhétoriques que sont le texte théâtral classique ou la peinture à la Renaissance et au xviie siècle, est disparu il y a un an et demi, en juin 2020. Depuis a paru un ouvrage posthume1, ample méditation sans frontières de siècles sur le lieu commun formé par le couple antinomique guerre et paix. Les amis de Claudel auront été déçus de ne pas trouver mention du poète dans ces 400 pages agencées de façon fuguée, faisant revenir les grands livres sur le sujet, l’Iliade, l’Énéide, le roman de Tolstoï, mais aussi suscitant de nombreuses figures, parfois oubliées, qui participèrent à aménager la vie en temps de paix dans l’exercice de l’esprit et du langage. Est-ce à dire que le diplomate Claudel, le voyageur, le dramaturge n’aurait rien à dire du commerce des peuples ni des conflagrations de l’histoire ? Faut-il plutôt avouer que « Dans [s]a bibliothèque », l’infatigable lecteur que fut Fumaroli n’a pas situé à portée de main, du moins dans sa vieillesse, les œuvres de Claudel ? Pas davantage il n’avait introduit de rubrique claudélienne dans ses Exercices de lecture2.
Pourtant, en 1964, il n’hésitait pas à faire de la reprise de Tête d’Or3, servie par les acteurs Alain Cuny et Laurent Terzieff, « la révélation de l’année ». Le critique, plus ouvert aux (vraies) audaces théâtrales que sa sévérité ultérieure contre les (fausses) avant-gardes ne le ferait penser, reconnaît à travers un spectacle non édulcoré la violence du texte, écrit par « un jeune poète qui s’identifiait à Rimbaud et ne craignait pas les saisons en enfer ». Naïve redécouverte d’une filiation de fait revendiquée ? C’est l’occasion d’une interprétation efficace, mais sans simplisme. Au centre de l’œuvre sont les amours viriles de Simon Agnel et Cébès, figure 86renouvelée de la relation d’Achille et Patrocle, de Nisus et Euryale (Énéide IX), et aussi de Rimbaud et Verlaine. Cette compréhension paraît s’inscrire dans toute une lignée de lecteurs qui cherchent à arracher Claudel à un dessein catholique jugé trop pesant. Loin d’un renversement à son tour rigide, la démarche de Fumaroli fait toutefois droit à un dynamisme qu’il ne s’agit pas de gommer : la pièce, qui s’achève sur la rencontre de la princesse et donc le « retour du héros à la normalité sexuelle et au christianisme », est un « auto-sacramental ». La catégorie, malgré le schéma démonstratif qu’elle implique, n’est pas dépréciative. Les familiers de Fumaroli reconnaissent la méthode de lecture qu’il a appliquée à bien d’autres chefs-d’œuvre, fascinants par leur fonctionnement allégorique. L’allégorie ainsi conçue ne dépend pas de l’arbitraire décryptage d’une constellation d’allusions hypothétiques, mais de la reconnaissance d’un double sens global en son étagement. Tête d’Or est donc une fable, dont la saveur doit s’appréhender comme telle, sans voiler ni sa conclusion ni l’incandescence du trajet. Plus tard, Fumaroli fera mérite à Claudel d’être le seul écrivain français qui à travers les siècles réponde à Corneille, l’un et l’autre représentatifs « de l’âme catholique laïque » et indemnes d’appréciations « servilement clérical[es]4 ».
Au-delà de ce témoignage limité d’une admiration pour l’art claudélien, la réflexion de Marc Fumaroli a su croiser et apprécier les intuitions du poète. Citations et références se retrouvent disséminées. Sans prétendre aucunement à l’exhaustivité, relevons quelques points de convergence. Hostile à un expressionnisme débridé (surtout quand il est le fait d’épigones), soucieux des formes contraintes de la scène, le critique n’hésite pas à s’appuyer sur l’analyse par Claudel du théâtre Nô comme cérémonie. Il cite longuement deux passages de Contacts et circonstances5 et conclut : « Le théâtre d’avant-garde, suivant d’ailleurs en cela l’exemple d’Artaud devant le théâtre balinais, n’a retenu de ces rituels extrême-orientaux que les détails spectaculaires, sans chercher à comprendre l’essence du phénomène. […] Sur ce point, comme sur d’autres, Claudel aurait été un meilleur maître qu’Artaud6. » Parfois l’approbation, moins nette, n’interdit pas l’attention. Tel aperçu sur la 87littérature française, rapportée à ce qui ferait l’esprit de la nation, ses époques classique et romantique, est convoqué en fin de préface de La diplomatie de l’esprit7, pour un contraste avec un jugement pessimiste de Tocqueville. Marc Fumaroli ne dédaigne pas ces vues cavalières sur l’histoire du goût : l’examen scrupuleux, par lui inlassablement pratiqué, des textes oubliés qui ont éduqué les générations des siècles passés visait lui-même à ressusciter les soubassements des grandes œuvres restées en lumière et ressusciter l’ample paysage de culture dont elles seraient la pointe émergente.
Surtout, Fumaroli ne pouvait manquer de rencontrer chez Claudel l’exégète de la peinture et spécialement de la peinture du xviie siècle, chère à l’un et à l’autre. Au reste Claudel bibliste et exégète au sens étroit du terme n’est pas loin. Il a su « d’instinct8 » relier les tableaux de cette époque, dans leur conception comme dans l’active réception du regard, à la méditation, pratique religieuse portée par toute la patristique. Car la méditation, qui tire son suc des Écritures, se nourrit aussi, tout spécialement après le Concile de Trente, des « images », ce que le poète chrétien a pressenti comme la continuité « d’une démarche de conversion philosophique et religieuse longuement mûrie par l’Antiquité et le Moyen Âge9 ». Autant dire qu’il partage avec celui qui l’invoque le sens de la durée et du destin des modes de pensée. Dans une autre étude du même ouvrage, l’idée de méditation conduit à considérer l’agencement des formes et couleurs comme le paradoxe d’un discours muet. Sans doute parce qu’il y reconnaît davantage que la facile affirmation d’une sémiologie généralisée, bien plutôt l’expression d’un secret en une irréductible tension, Fumaroli reproduit une étonnante formule de Claudel : « Les tableaux de maître sont comme emplis par la sonorité d’une phrase non prononcée10 ». Cette page mentionne encore l’aphorisme qui sert de titre à l’ouvrage : « La peinture est l’école du silence11 ». Les deux citations sont pourtant approximatives et pour la 88seconde, on lit dans L’Œil écoute « une école de silence », ce qui ne va pas sans un léger glissement sémantique. En l’occurrence, on ne saurait guère faire valoir les négligences d’une familiarité, c’est plutôt l’aveu d’une connaissance médiate12.
Fumaroli avait déjà usé des mots de Claudel pour le titre d’un de ses articles érudits : « Animus et Anima : l’instance féminine dans l’apologétique de la langue française au xviie siècle13 ». L’objet de cette étude, que précise assez l’intitulé complet, ne laissait pas à cette allusion d’autre portée que celle d’un clin d’œil. En nommant L’École du silence un de ses recueils les plus marquants, au carrefour de l’histoire de l’art, de l’histoire de la rhétorique, de la théologie et de la spiritualité, le critique tire son bien des propositions du poète, reconnu pour un libre mais profond théoricien de la peinture. Si le nom de Claudel ne revient pas souvent dans le volume, il apparaît, on l’a vu, pour revendiquer des affinités importantes : en cette mesure, Fumaroli a pu placer son investigation sous un patronage claudélien.
On se gardera d’exagérer ou même d’inventer une proximité qui vraisemblablement ne fut pas. Pour autant, l’historien de la littérature et des arts qu’est Fumaroli n’a pu manquer de reconnaître, derrière toutes les caricatures d’un diplomate embourgeoisé, le déchiffreur des choses créées, l’écrivain du questionnement, mû par une vitalité hardie et irrévérencieuse à l’égal de la vigueur de son acquiescement croyant.
Anne Mantero
1 Dans ma bibliothèque. La guerre et la paix, Paris, Les Belles lettres – Editions de Fallois, 2021.
2 Exercices de lecture. De Rabelais à Paul Valéry, Paris, Gallimard, 2006.
3 Le spectacle de 1964 reprend, dans le même lieu, avec les mêmes acteurs principaux, la mise en scène de Jean-Louis Barrault (première interprétation sur scène du drame), donnée en octobre 1959 à l’Odéon-Théâtre de France.
4 Héros et orateurs, Genève, Droz, 1996, p. 9. Le critique distingue ainsi Claudel d’« un Mauriac ou [d’]un Bernanos dont le point de vue sur l’expérience laïque est servilement clérical ». Ce rapprochement avec Corneille paraîtra inattendu à qui sait l’aversion de Claudel pour l’auteur de Polyeucte.
5 Partis pris, littérature, esthétique, politique, Paris, R. Laffont « Bouquins », 2019, p. 950 et 952.
6 Ibid., p. 950-951.
7 La diplomatie de l’esprit, Paris, Gallimard « Tel », 2001 [1998], p. xxx-xxxi.
8 « Une peinture de méditation : l’Atalante et Hippomène du Guide », L’École du silence, Paris, Flammarion « Champs », 1998 [1994], p. 233. Fumaroli associe à cet éloge Barrès (ibid.)
9 Ibid., p. 234.
10 Ibid., « Muta eloquentia : la vision de la parole dans la peinture de Nicolas Poussin », p. 191. Citation de L’œil écoute, « Fragonard. La lecture », dans P. Cl., Œuvres en prose, éd. J. Petit et Ch. Galpérine, Paris, Gallimard, « Pléiade », 1965, p. 242 : « Mais le lecteur a cessé de lire, il interroge […], et la sonorité d’une phrase non prononcée emplit toute la scène ».
11 Même provenance, « Jacques Thévenet », p. 300 : « Quelle délicieuse école de silence […] ».
12 Les références à Claudel ne précisent pas la page. Une des notes renvoie au chapitre sur la peinture de l’ouvrage de Michel Plourde, Paul Claudel. Une musique du silence, Montréal, Les Presses de l’université de Montréal, 1970, dans lequel on trouve ces citations (reproduites sans erreur), respectivement p. 278 (Fumaroli prête à Claudel la phrase du critique) et p. 307. En chacun des deux cas, les mots de Claudel s’appliquent au modèle (l’homme qui lit, le paysage). Mais le commentaire de Plourde ne permet pas de douter que le déplacement qui les applique au tableau soit autorisé ni d’ailleurs que reste fidèle à la pensée du poète la transformation du complément objectif (« de silence ») en complément sujet « du silence ». On ne s’étonnera pas que la synthèse inspirée de Plourde, qui offre en outre un sûr parcours à travers un centon d’expressions claudéliennes, ait capté l’attention de Fumaroli.
13 Revue xviie siècle, no 144, juillet-septembre 1984, p. 233-240.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-13015-4
- EAN : 9782406130154
- ISSN : 2262-3108
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-13015-4.p.0085
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 06/04/2022
- Périodicité : Quadrimestrielle
- Langue : Français