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Classiques Garnier

Marc Fumaroli

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MARC FUMAROLI

Marc Fumaroli, dont nest plus à retracer la biographie intellectuelle, de la plus belle érudition universitaire jusquà la liberté de lessayiste, de la rhétorique de lâge moderne à ces autres rhétoriques que sont le texte théâtral classique ou la peinture à la Renaissance et au xviie siècle, est disparu il y a un an et demi, en juin 2020. Depuis a paru un ouvrage posthume1, ample méditation sans frontières de siècles sur le lieu commun formé par le couple antinomique guerre et paix. Les amis de Claudel auront été déçus de ne pas trouver mention du poète dans ces 400 pages agencées de façon fuguée, faisant revenir les grands livres sur le sujet, lIliade, lÉnéide, le roman de Tolstoï, mais aussi suscitant de nombreuses figures, parfois oubliées, qui participèrent à aménager la vie en temps de paix dans lexercice de lesprit et du langage. Est-ce à dire que le diplomate Claudel, le voyageur, le dramaturge naurait rien à dire du commerce des peuples ni des conflagrations de lhistoire ? Faut-il plutôt avouer que « Dans [s]a bibliothèque », linfatigable lecteur que fut Fumaroli na pas situé à portée de main, du moins dans sa vieillesse, les œuvres de Claudel ? Pas davantage il navait introduit de rubrique claudélienne dans ses Exercices de lecture2.

Pourtant, en 1964, il nhésitait pas à faire de la reprise de Tête dOr3, servie par les acteurs Alain Cuny et Laurent Terzieff, « la révélation de lannée ». Le critique, plus ouvert aux (vraies) audaces théâtrales que sa sévérité ultérieure contre les (fausses) avant-gardes ne le ferait penser, reconnaît à travers un spectacle non édulcoré la violence du texte, écrit par « un jeune poète qui sidentifiait à Rimbaud et ne craignait pas les saisons en enfer ». Naïve redécouverte dune filiation de fait revendiquée ? Cest loccasion dune interprétation efficace, mais sans simplisme. Au centre de lœuvre sont les amours viriles de Simon Agnel et Cébès, figure 86renouvelée de la relation dAchille et Patrocle, de Nisus et Euryale (Énéide IX), et aussi de Rimbaud et Verlaine. Cette compréhension paraît sinscrire dans toute une lignée de lecteurs qui cherchent à arracher Claudel à un dessein catholique jugé trop pesant. Loin dun renversement à son tour rigide, la démarche de Fumaroli fait toutefois droit à un dynamisme quil ne sagit pas de gommer : la pièce, qui sachève sur la rencontre de la princesse et donc le « retour du héros à la normalité sexuelle et au christianisme », est un « auto-sacramental ». La catégorie, malgré le schéma démonstratif quelle implique, nest pas dépréciative. Les familiers de Fumaroli reconnaissent la méthode de lecture quil a appliquée à bien dautres chefs-dœuvre, fascinants par leur fonctionnement allégorique. Lallégorie ainsi conçue ne dépend pas de larbitraire décryptage dune constellation dallusions hypothétiques, mais de la reconnaissance dun double sens global en son étagement. Tête dOr est donc une fable, dont la saveur doit sappréhender comme telle, sans voiler ni sa conclusion ni lincandescence du trajet. Plus tard, Fumaroli fera mérite à Claudel dêtre le seul écrivain français qui à travers les siècles réponde à Corneille, lun et lautre représentatifs « de lâme catholique laïque » et indemnes dappréciations « servilement clérical[es]4 ».

Au-delà de ce témoignage limité dune admiration pour lart claudélien, la réflexion de Marc Fumaroli a su croiser et apprécier les intuitions du poète. Citations et références se retrouvent disséminées. Sans prétendre aucunement à lexhaustivité, relevons quelques points de convergence. Hostile à un expressionnisme débridé (surtout quand il est le fait dépigones), soucieux des formes contraintes de la scène, le critique nhésite pas à sappuyer sur lanalyse par Claudel du théâtre Nô comme cérémonie. Il cite longuement deux passages de Contacts et circonstances5 et conclut : « Le théâtre davant-garde, suivant dailleurs en cela lexemple dArtaud devant le théâtre balinais, na retenu de ces rituels extrême-orientaux que les détails spectaculaires, sans chercher à comprendre lessence du phénomène. [] Sur ce point, comme sur dautres, Claudel aurait été un meilleur maître quArtaud6. » Parfois lapprobation, moins nette, ninterdit pas lattention. Tel aperçu sur la 87littérature française, rapportée à ce qui ferait lesprit de la nation, ses époques classique et romantique, est convoqué en fin de préface de La diplomatie de lesprit7, pour un contraste avec un jugement pessimiste de Tocqueville. Marc Fumaroli ne dédaigne pas ces vues cavalières sur lhistoire du goût : lexamen scrupuleux, par lui inlassablement pratiqué, des textes oubliés qui ont éduqué les générations des siècles passés visait lui-même à ressusciter les soubassements des grandes œuvres restées en lumière et ressusciter lample paysage de culture dont elles seraient la pointe émergente.

Surtout, Fumaroli ne pouvait manquer de rencontrer chez Claudel lexégète de la peinture et spécialement de la peinture du xviie siècle, chère à lun et à lautre. Au reste Claudel bibliste et exégète au sens étroit du terme nest pas loin. Il a su « dinstinct8 » relier les tableaux de cette époque, dans leur conception comme dans lactive réception du regard, à la méditation, pratique religieuse portée par toute la patristique. Car la méditation, qui tire son suc des Écritures, se nourrit aussi, tout spécialement après le Concile de Trente, des « images », ce que le poète chrétien a pressenti comme la continuité « dune démarche de conversion philosophique et religieuse longuement mûrie par lAntiquité et le Moyen Âge9 ». Autant dire quil partage avec celui qui linvoque le sens de la durée et du destin des modes de pensée. Dans une autre étude du même ouvrage, lidée de méditation conduit à considérer lagencement des formes et couleurs comme le paradoxe dun discours muet. Sans doute parce quil y reconnaît davantage que la facile affirmation dune sémiologie généralisée, bien plutôt lexpression dun secret en une irréductible tension, Fumaroli reproduit une étonnante formule de Claudel : « Les tableaux de maître sont comme emplis par la sonorité dune phrase non prononcée10 ». Cette page mentionne encore laphorisme qui sert de titre à louvrage : « La peinture est lécole du silence11 ». Les deux citations sont pourtant approximatives et pour la 88seconde, on lit dans LŒil écoute « une école de silence », ce qui ne va pas sans un léger glissement sémantique. En loccurrence, on ne saurait guère faire valoir les négligences dune familiarité, cest plutôt laveu dune connaissance médiate12.

Fumaroli avait déjà usé des mots de Claudel pour le titre dun de ses articles érudits : « Animus et Anima : linstance féminine dans lapologétique de la langue française au xviie siècle13 ». Lobjet de cette étude, que précise assez lintitulé complet, ne laissait pas à cette allusion dautre portée que celle dun clin dœil. En nommant LÉcole du silence un de ses recueils les plus marquants, au carrefour de lhistoire de lart, de lhistoire de la rhétorique, de la théologie et de la spiritualité, le critique tire son bien des propositions du poète, reconnu pour un libre mais profond théoricien de la peinture. Si le nom de Claudel ne revient pas souvent dans le volume, il apparaît, on la vu, pour revendiquer des affinités importantes : en cette mesure, Fumaroli a pu placer son investigation sous un patronage claudélien.

On se gardera dexagérer ou même dinventer une proximité qui vraisemblablement ne fut pas. Pour autant, lhistorien de la littérature et des arts quest Fumaroli na pu manquer de reconnaître, derrière toutes les caricatures dun diplomate embourgeoisé, le déchiffreur des choses créées, lécrivain du questionnement, mû par une vitalité hardie et irrévérencieuse à légal de la vigueur de son acquiescement croyant.

Anne Mantero

1 Dans ma bibliothèque. La guerre et la paix, Paris, Les Belles lettres – Editions de Fallois, 2021.

2 Exercices de lecture. De Rabelais à Paul Valéry, Paris, Gallimard, 2006.

3 Le spectacle de 1964 reprend, dans le même lieu, avec les mêmes acteurs principaux, la mise en scène de Jean-Louis Barrault (première interprétation sur scène du drame), donnée en octobre 1959 à lOdéon-Théâtre de France.

4 Héros et orateurs, Genève, Droz, 1996, p. 9. Le critique distingue ainsi Claudel d« un Mauriac ou [d]un Bernanos dont le point de vue sur lexpérience laïque est servilement clérical ». Ce rapprochement avec Corneille paraîtra inattendu à qui sait laversion de Claudel pour lauteur de Polyeucte.

5 Partis pris, littérature, esthétique, politique, Paris, R. Laffont « Bouquins », 2019, p. 950 et 952.

6 Ibid., p. 950-951.

7 La diplomatie de lesprit, Paris, Gallimard « Tel », 2001 [1998], p. xxx-xxxi.

8 « Une peinture de méditation : lAtalante et Hippomène du Guide », LÉcole du silence, Paris, Flammarion « Champs », 1998 [1994], p. 233. Fumaroli associe à cet éloge Barrès (ibid.)

9 Ibid., p. 234.

10 Ibid., « Muta eloquentia : la vision de la parole dans la peinture de Nicolas Poussin », p. 191. Citation de Lœil écoute, « Fragonard. La lecture », dans P. Cl., Œuvres en prose, éd. J. Petit et Ch. Galpérine, Paris, Gallimard, « Pléiade », 1965, p. 242 : « Mais le lecteur a cessé de lire, il interroge [], et la sonorité dune phrase non prononcée emplit toute la scène ».

11 Même provenance, « Jacques Thévenet », p. 300 : « Quelle délicieuse école de silence [] ».

12 Les références à Claudel ne précisent pas la page. Une des notes renvoie au chapitre sur la peinture de louvrage de Michel Plourde, Paul Claudel. Une musique du silence, Montréal, Les Presses de luniversité de Montréal, 1970, dans lequel on trouve ces citations (reproduites sans erreur), respectivement p. 278 (Fumaroli prête à Claudel la phrase du critique) et p. 307. En chacun des deux cas, les mots de Claudel sappliquent au modèle (lhomme qui lit, le paysage). Mais le commentaire de Plourde ne permet pas de douter que le déplacement qui les applique au tableau soit autorisé ni dailleurs que reste fidèle à la pensée du poète la transformation du complément objectif (« de silence ») en complément sujet « du silence ». On ne sétonnera pas que la synthèse inspirée de Plourde, qui offre en outre un sûr parcours à travers un centon dexpressions claudéliennes, ait capté lattention de Fumaroli.

13 Revue xviie siècle, no 144, juillet-septembre 1984, p. 233-240.