En marge des livres
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Bulletin de la Société Paul Claudel
2021 – 1, n° 233. Claudel, un primitif de la modernité ? - Pages : 83 à 88
- Revue : Bulletin de la Société Paul Claudel
Marie-Victoire Nantet, Camille et Paul Claudel. Lignes de partage. Gallimard, 2020.
Les archives qui touchent à Claudel sont très mal distribuées. Pour certains moments de sa vie – sa maturité, son grand âge – elles sont abondantes, et même surabondantes au point de menacer de submersion les biographes consciencieux. Pour d’autres périodes au contraire, pour son enfance et pour sa jeunesse en particulier, elles sont rares, voire excessivement rares. Elles sont même parfois carrément absentes.
La correspondance de jeunesse, par exemple, est tout ce qu’il y a de maigre. Pas de lettres d’enfant. Très peu de lettres de famille. On a conservé quelques-unes de celles que son père, Louis-Prosper, lui a envoyées. Mais aucune lettre du fils à son père, à sa mère. Celles qu’il a envoyées à ses sœurs (ou aux amies de ses sœurs : il a été parfois en correspondance avec les amies ou élèves anglaises de Camille) et que nous avons encore doivent se compter sur les doigts des deux mains. Pour ce qui est de Camille, il reste neuf lettres de Camille à Paul (la plus ancienne de 1893, deux de 1909, toutes les autres de la période de l’asile) ; et une lettre, une seule, de Paul à Camille. On sait par ailleurs qu’il ne tient pas de journal avant 1904. La relation entre frère et sœur qui a fait et fait encore couler tant d’encre est largement ouverte à l’imagination des rêveurs et des érudits. Ou dit autrement, et en parodiant Baudelaire : en dépit des efforts des biographes, la certitude n’est pas aujourd’hui si grande que des hypothèses inédites ne puissent venir se loger dans les vastes lacunes de l’histoire et de la biographie.
C’est précisément là que vient se loger le livre de Marie-Victoire Nantet. Il est tout à la fois érudit et rêveur. Érudit, parce que s’il n’apporte pas, ne prétend pas apporter, afin de les verser au débat, des archives inédites, il utilise toutes les archives connues, et même de très peu connues. Rêveur, parce qu’il ne prétend pas parvenir à la formulation d’une vérité définitive et si je puis dire, inexpugnable. Rien n’est plus éloigné de lui qu’une prétention de ce genre. « On échafaude, écrit l’auteur, à partir de presque rien » (p. 155). Et p. 162 : « La question reste ouverte ».
Cet objet qui est le sien, quel est-il exactement ? Le sous-titre du livre : Lignes de partage, l’indique, à condition de se souvenir que partage 84est un mot ambivalent. Partager, c’est séparer, c’est aussi mettre en commun. Partage s’entend ici dans les deux sens. Le frère et la sœur ne se confondent pas, aucun ne se ramène à l’autre ; mais de l’un à l’autre, il y a comme le dit un des sous-titres dont le texte est parsemé, des passerelles. Et l’auteur est plus attentive aux passerelles qu’aux différences ; fait attention à ne pas confondre, mais se soucie avant tout de relier, faisant par exemple l’inventaire de motifs : la grotte, le voile, les yeux clos… que les deux artistes ont en commun. Pareils, dit-elle, et pas pareils.
Le livre comporte neuf chapitres (plus une très courte postface), chacun d’eux divisé, coupé de sous-titres discrètement énigmatiques, chacun des morceaux ainsi constitués fait de phrases souvent courtes qui se suivent comme de petites vagues, et qui d’un bout à l’autre entretiennent un certain ton : peu démonstratif, pas académique, contenu, mais non pas sans émotion. Rien n’est plus éloigné de l’auteur (elle me pardonnera j’espère : je ne me résous décidément pas à écrire l’autrice) que la brutalité assertive chère à certains essayistes. Reste que les petites vagues, sans violence, se suivent, et que sans polémiquer jamais, calmement, sans élever la voix, le livre sait très bien où il va. Il va – c’est le dernier chapitre – à contester, à déplorer, la rengaine qui s’est installée depuis les années quatre-vingts, l’histoire de Camille comme elle court partout, au cinéma, à la radio, sur la toile et dans les conversations, celle qui prend partage dans le seul sens de séparation. C’est évidemment cette façon de raconter l’histoire – façon simple, mais efficace – dont Marie-Victoire Nantet s’écarte, celle qui fait de Camille une victime absolue, une artiste maudite, et comme une anticipation féminine d’Antonin Artaud. « Beau et mauvais rôle » ? Ce n’est évidemment pas si simple – même si le livre a grand soin de ne pas mettre sous le boisseau les trente années d’asile, ni « le goût de cendre » dans la bouche du frère survivant.
Chemin faisant, les familiers de Paul et de Camille trouveront matière à s’instruire : sur Victoire Brunet, par exemple, la bonne du grand-oncle curé qui a contribué à les élever et sur les histoires qu’elle leur racontait (p. 35-38) ; sur « l’anisette » (p. 51) ; sur le séjour à l’île de Wight en 1886, qui n’a pas du tout été une « croisière » de deux ou trois jours, comme l’a cru Gérald Antoine ; sur le mariage de Louise et les relations entre les deux sœurs (comment Camille a-t-elle assisté au mariage si c’est le moment où elle quitte le foyer familial ?) ; sur les relations des enfants et du père ; sur le changement de paradigme en sculpture vers 1905, et le risque alors pour Camille de se trouver reléguée (comme Rodin !) du 85côté des anciens ; sur l’Annonce et sur les essais du frère sur la sœur, dont est proposée une belle analyse ; sur les fragilités de Paul dont Patrick Modiano qui l’a entendu à la radio en 1943 a gardé le souvenir d’un homme « habité par la folie ». Impression qui vaut ce que vaut ce genre d’impressions, mais qui est tout de même troublante, recoupée qu’elle est par d’autres, et par exemple par cette note de Romain Rolland – un tout autre homme que Modiano, une tout autre génération – qui trois ans plus tôt, tout de suite après les retrouvailles de mars 1940 avec son ancien condisciple écrit dans son Journal à peu près la même chose : « à demi fou – dans le plus profond de la pensée, fou entier ». Resterait à savoir ce que l’on entend au juste par ce mot, qui se tient lui aussi sur la « ligne de partage » entre le frère et la sœur.
Un cahier de photographies (des sculptures de Camille, et La Folle de Géricault) est placé au centre de l’ouvrage.
Claude-Pierre Pérez
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Jacques Julliard, De Gaulle et les siens, Bernanos, Claudel, Mauriac, Péguy. Les éditions du Cerf, 2020, 101 p.
En concluant en 2017 la préface à sa « bioanthologie1 », Jacques Julliard insistait pour que le lecteur perçoive bien dans le titre qu’il avait choisi : L’Esprit du peuple, le sens d’une confiance résolue dans l’intelligence et la conscience morale du peuple, défendant en lui une « société d’hommes fiers et libres ». Le titre rayonne du début à la fin de ce gros millier de pages, balisant les perspectives de cette somme des travaux d’un historien qui a consacré sa vie à réfléchir sur le social, le politique, le littéraire et le religieux, et à la manière dont ces quatre dimensions se soutiennent (bien ou mal) pour construire une nation. La 86troisième partie réunissait des études dédiées aux écrivains auxquels il se sent lié : à des extraits de Pensée de Péguy et Le Choix de Pascal succèdent L’Argent, Dieu et le diable. Péguy, Bernanos, Claudel face au monde moderne (Flammarion, 2008) et Le Choc de Simone Weil (Flammarion, 2014). Cette partie a été titrée « Les miens » – d’après une suggestion de Pierre Nora, confiait l’auteur. La réflexion menée sur sa relation à quatre écrivains catholiques est translatée à une réflexion sur de Gaulle dans De Gaulle et les siens, Bernanos, Claudel, Mauriac, Péguy, cet opus s’inscrivant dans la continuité des précédents travaux.
Sur de Gaulle aussi Jacques Julliard a déjà beaucoup réfléchi et écrit : au-delà de « De Gaulle et le peuple » paru dans la Revue Tocqueville en 19922, la question du ou des « grands hommes » tient une place importante dans ses interrogations. C’est donc un dialogue qu’il poursuit avec/à propos de Gaulle comme avec lui-même sur ce qui fonde une démocratie aux yeux de celui-ci et aux siens propres, ou mieux ce qui constitue une démocratie en une unité nationale. Assumant la contradiction (comme il l’accepte pour d’autres, Claudel au premier chef), J. Julliard revendique sa sympathie pour les « règnes personnels, où un homme du peuple et respectueux de nos libertés, […] imprime sa marque à la période, et grâce à quelques mesures audacieuses infléchit le cours naturel de l’Histoire dans le sens de notre culture nationale3 ». En même temps, il affiche sa compréhension de l’humanité comme « forme supérieure du vivant qui privilégie l’individuel par rapport au sériel et au collectif4 », qui se situe au-dessus du seul « social ».
Les « miens », ce sont donc aussi les « siens », ce qui marque une empathie avec de Gaulle fondée sur d’autres raisons que politiques, et construit l’arrière-plan d’une question fondamentale : « à quelles conditions la démocratie est-elle possible ? » demandait L’Esprit du peuple5, et en 2020 dans De Gaulle et les siens, la question est creusée en : « une République peut-elle vivre sans le secours d’une religion, du moins d’un sacré qui lui tienne lieu de transcendance6 ? » Ce dernier opus est mince, mais projette une pensée riche d’un savoir remâché et quintessencié en clés lumineuses, exposée dans une forme frontale dont l’expression interpelle le lecteur et rappelle l’engagement militant de l’auteur. Chacun des quatre premiers chapitres retrace la manière 87dont de Gaulle tente de rapprocher de lui ces écrivains qu’il considère comme un patrimoine susceptible de souder la nation : son admiration le porte vers les artistes, non vers les intellectuels trop systématiquement critiques ; la littérature est consubstantielle à la nation française, une « nation littéraire » comme l’a écrit Tocqueville ; et de Gaulle s’est lui-même inscrit dans la lignée des mémorialistes. Avec Bernanos, de Gaulle eut des relations intenses, marquées par une spiritualité partagée et une « connivence profonde », mais Bernanos refusa toutes les sollicitations et gratifications de l’homme du 18 juin, la rencontre fut manquée. Avec Claudel, au-delà du « ragoût » que lui reconnaît avec humour le Général, la relation est imprégnée d’un respect réciproque et sincère, mais Claudel semble ramener de Gaulle à des questions politiques, plaidant pour le clergé et les catholiques, là où celui-ci espérait les bienfaits du prestige littéraire et spirituel de Claudel donnés sans conditions : seules les valeurs chrétiennes les réunissaient. Mauriac voit en de Gaulle l’homme d’État chrétien, mais ne reste son homme lige qu’une dizaine d’années. Péguy en revanche est la véritable et seule source d’influence indéniable sur le Général aux yeux de J. Julliard, jusque dans son écriture, voire ses discours, alors même que, contrairement aux précédents, ils ne se sont pas connus. Paradoxalement en somme, de Gaulle ne parvint à s’attacher que Malraux habité de ses visions héroïques et dévoré par son amour de l’art. Mais Jacques Julliard fait ressortir, au-delà du partage de la foi, le goût gaullien pour les hommes de lettres, la belle langue, la métaphysique qui transcende le quotidien et peut ensemencer l’imaginaire de la nation.
Précisément, deux derniers textes qui concluent le développement de ces quatre « récits », explicitent la réflexion : « Résistance », et plus encore « Postface – Une nation littéraire ». Selon Jacques Julliard, le pouvoir n’est plus transcendé aujourd’hui par aucune spiritualité, ni indirectement par le rayonnement d’artistes et d’écrivains habités de spiritualité comme au temps où de Gaulle s’accordait à leur force ancrée dans le catholicisme. Plus même de « récit national », ni de morale civile qui convie un reflet de la morale catholique, naguère « contre-pouvoir spirituel » (p. 90) : le moment chrétien de la France laïque de la Troisième République qui s’est prolongé peu ou prou tout au long des trente glorieuses malgré la laïcisation accélérée apparaît comme définitivement révolu ; la présence de toute « forme de sacré » serait anéantie au sein de la communauté française, faisant aujourd’hui de l’épreuve du coronavirus une épreuve insensée pour un peuple dépourvu d’armature transcendantale. L’appel à 88Simone Weil aux dernières lignes de l’ouvrage pour appeler au retournement de « l’absence de spiritualité » en « spiritualité de l’absence » voile à peine le pessimisme de cette conclusion, et sa radicalité sans doute excessive. Oserons-nous renvoyer Jacques Julliard à sa préface de L’Esprit du peuple ?
Catherine Mayaux
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-11580-9
- EAN : 9782406115809
- ISSN : 2262-3108
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-11580-9.p.0083
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 05/04/2021
- Périodicité : Quadrimestrielle
- Langue : Français