De l'ombre à la lumière La Messe là-bas dite par Didier Sandre
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Bulletin de la Société Paul Claudel
2021 – 1, n° 233. Claudel, un primitif de la modernité ? - Pages : 91 à 93
- Revue : Bulletin de la Société Paul Claudel
DE L’OMBRE À LA LUMIÈRE
La Messe là-bas dite par Didier Sandre
L’automne dernier, au Studio de la Comédie-Française, Didier Sandre a interprété La Messe là-bas1, un des plus beaux poèmes lyriques de Paul Claudel. Un poème de l’exil et de la solitude, écrit durant la Première Guerre mondiale, à Rio de Janeiro où il était ambassadeur, loin des siens.
Entre ténèbres et lumière, Didier Sandre nous fait vivre avec intensité la crise que traverse alors Claudel. Il avait déjà fait une lecture de La Messe là-bas sous la direction de Christian Schiaretti, il y a une dizaine d’années. Cette fois, il signe également la conception du spectacle, avec le regard d’Éric Ruf. On est dans un espace vide où l’extrême simplicité est de rigueur. La scénographie se résume à trois panneaux et à trois tabourets. On pourrait voir dans ce chiffre trois un signe du mystère de la Trinité. Dans la composition de son poème, Paul Claudel observe strictement les rites liturgiques de la messe. Il commence par l’Introït, le chant d’entrée. Et termine par la Bénédiction : « Ite Missa est. » Quelques notes de piano claires et mélancoliques, composées par Othman Louati, introduisent chaque moment de la célébration. Pour le Kyrie, on entendra une cloche sonner. Et un chœur prononcer les mots : « Kyrie Eleïson ». Sur les trois panneaux, ce ne seront que jeux d’ombres et de lumières poétiques, imaginées par Bertrand Couderc.
Lorsque tout commence, Claudel évoque le soleil qui se lève sur le Corcovado. Sur scène, une servante, qui restera éteinte durant la représentation, nous rappelle que nous sommes au théâtre, autre lieu du mystère, et que nous ne le quitterons pas. Vêtu d’un smoking noir, qui nous rappelle les fonctions officielles de Claudel, Didier Sandre est pieds nus. Un contraste qui exprime bien l’état de crise où se trouve le Poète. Juché sur deux tabourets qu’il a empilés l’un sur l’autre, il se tient dans un équilibre fragile pour nous faire entendre le bilan amer 92et douloureux, l’examen de conscience sans concession d’un homme à la veille de ses cinquante ans. C’est une longue prière où Claudel s’adresse directement à Dieu, l’interroge et le prend à partie : « Mon Dieu, pourquoi m’avez-vous repoussé ? Mon âme, pourquoi êtes-vous triste ? » C’est un flot de paroles qui disent le manque et le désarroi, comme si Claudel, seul sur une terre étrangère, lâchait prise pour se livrer tout entier, et qu’il lui fallait conjurer dans l’urgence les démons qui l’habitent.
Nous sommes en 1917. De l’autre côté de l’Atlantique, en Europe, c’est la guerre, le vacarme des armes. Quant à la vie intime du poète, ce ne sont que désordre et incertitudes : « Son domicile est de n’être pas chez lui ». Il est loin de sa famille. Son mariage, ses enfants ne lui semblent pas plus réels qu’un rêve. Rose, la femme aimée, rencontrée quelques années plus tôt sur un paquebot en Chine, l’a quitté alors qu’elle attendait leur enfant. La crise que vit Claudel est à la fois existentielle et mystique. À la violence des mots, à l’ironie amère qui est la sienne, Didier Sandre oppose paradoxalement le calme et la douceur. Il est, à la fois, dans le lyrisme et dans l’intériorité comme s’il lui fallait aller au plus profond de lui-même pour nous rendre tangibles le tumulte et la confusion des sentiments auxquels le poète est en proie.
Un des plus beaux moments de La Messe là-bas, c’est la Consécration, lorsque Claudel parle de et à Rimbaud, cet autre poète qu’il admire tant et qui l’a tant influencé. Avec Rimbaud, il partage le goût de l’ailleurs et de l’aventure, l’appel des rivages lointains, le désir de s’en aller, la tentation infernale de fuir toujours. Ils sont tous deux écartelés entre, d’une part, leur besoin concret de « la réalité des choses » et, d’autre part, leur exigence absolue de beauté et de spiritualité. Mais si Claudel recherche Dieu, Rimbaud le fuit.
Pour l’Offertoire, les lumières éclairent la salle. Debout, les mains ouvertes, Didier Sandre s’adresse aux spectateurs, comme ce curé d’une église de Paris dont nous parle Claudel, qui se retourne vers l’assistance et lui demande : « n’y a-t-il personne ici qui souffre ? » À Dieu, il dira : « Je Vous offre l’absence de tout ». Puis ce sera la Communion. Avec deux tabourets, Didier Sandre échafaude une sorte de prie-Dieu rudimentaire. Plongé dans un profond recueillement, il nous fait ressentir l’apaisement qui gagne le Poète quand, enfin, il entend en lui la parole de Dieu. C’est l’instant de grâce. Il aura fallu cette expérience à la fois poétique et mystique, cette traversée tourmentée, ce long temps de méditation et d’introspection pour 93que le Poète trouve enfin la Paix : « La Messe est dite ». Les trois panneaux s’illuminent. On entend au loin la rumeur de l’Océan. La servante, cette petite lampe, qui veille sur le théâtre quand il n’y a plus personne, peut alors être rallumée.
Chantal Boiron
1 La Messe là-bas de Paul Claudel, conception et interprétation : Didier Sandre ; Studio de la Comédie-Française, du 30 septembre au 11 octobre 2020 ; « Singulis, Seul-en-Scène ».
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-11580-9
- EAN : 9782406115809
- ISSN : 2262-3108
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-11580-9.p.0091
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 05/04/2021
- Périodicité : Quadrimestrielle
- Langue : Français