Book reviews
- Publication type: Journal article
- Journal: Bulletin de la Société Paul Claudel
2020 – 2, n° 231. Autour de l'Extrême-Orient - Authors: Sakai (Cécile), Millet-Gérard (Dominique)
- Pages: 107 to 112
- Journal: Bulletin of the Paul Claudel Society
Michel Wasserman, Les Arches d’or de Paul Claudel. L’action culturelle de l’ambassadeur de France au Japon et sa postérité, Librairie Honoré Champion, Série « Route de la Soie » sous la direction de Béatrice Didier et Catherine Mayaux, février 2020, 174 p.
Je suis venu
du bout du monde
pour savoir ce qui se
cache de rose au fond
des pivoines blanches
de Hasédéra
Cent Phrases pour éventails (poème 18).
Michel Wasserman1, en véritable expert de la période japonaise de Paul Claudel, offre dans son dernier ouvrage une synthèse incontournable de l’engagement institutionnel et culturel de celui qui fut appelé l’« Ambassadeur-poète » (shijin taishi) au Japon, pays où il exerça son mandat de la fin de l’année 1921 à janvier 1925, puis après un retour en France pour un congé d’un an, à nouveau de février 1926 à février 1927, date à laquelle il rejoignit le poste d’ambassadeur à Washington. Durant ces quelque quatre années effectives de séjour au Japon, Claudel parvint à fonder, en partenariat avec les plus francophiles des mécènes japonais, notamment Eiichi Shibusawa à Tokyo et Katsutarô Inabata à Kyoto, les principaux dispositifs français de coopération culturelle, scientifique et éducative au Japon – lesquels, en 2020, poursuivent leurs missions de diffusion. C’est cette histoire que l’on qualifierait volontiers de « miraculeuse » que Michel Wasserman entreprend de raconter à nouveau, cette fois du point de vue de l’évolution institutionnelle de ces dispositifs, à partir d’une documentation minutieusement explorée en France et au Japon, dans les archives diplomatiques comme dans les registres des établissements concernés.
L’ouvrage est composé de quatre parties principales, au long d’un déroulement tout à la fois chronologique et topographique : « La Maison, 108l’Institut, la Guerre et son ombre, la Villa ». M. Wasserman nous conduit ainsi, des premiers pas de Claudel au Japon, vers la postérité de ses gestes fondateurs, l’étape la plus récente étant la renaissance en 1992 de la Villa Kujoyama (résidence d’artistes pleinement active aujourd’hui à Kyoto). On trouve, au centre de l’ouvrage, un cahier iconographique composé de seize photographies en noir et blanc, documentant essentiellement les bâtiments qui abritaient ces institutions. Trois annexes viennent compléter l’ensemble : les extraits d’un témoignage de Jean-Pierre Hauchecorne, ardent défenseur de l’Institut français du Kansai durant la sombre période de la Seconde Guerre mondiale ; une synthèse sur les différentes localisations et montages immobiliers de la Maison franco-japonaise ; enfin un échange datant de 2017 entre M. Wasserman et celui qui était alors le directeur de la Villa Kujoyama, Christian Merlhiot, à l’occasion des 25 ans de cette Villa refondée. Une liste des références et un index des noms cités mettent le point final à cette petite somme précieuse, qui résume un siècle d’intenses échanges culturels franco-japonais sous l’angle des institutions qui ont permis un tel essor.
M. Wasserman, d’une plume légère, développe son récit historique en préservant une distance empathique par rapport à son sujet : admiration pour le travail accompli, pour la ténacité et l’habileté de Paul Claudel diplomate, pour le talent du poète et sa passion sensible du Japon, mais description objective aussi des difficultés rencontrées ici et là, soit avec les partenaires japonais, soit avec les représentants du Quai. Si la création de la Maison franco-japonaise, en 1924, était un geste pionnier et en ce sens porté par le désir d’ouvrir véritablement une nouvelle ère de la connaissance réciproque (parallèlement aux prises de position géopolitiques à la sortie de la Première Guerre mondiale), le flottement sur son statut juridique – fondé sur « une organisation coutumière » (p. 56) selon les termes de René Capitant, directeur de la partie française (1957-1960) – ne donna jamais satisfaction. On peut aussi souligner que la mise en place de l’Institut français du Kansai fut bien compliquée, entre des choix de terrains inadaptés, les déménagements, constructions et destructions, et surtout les rivalités institutionnelles entre Tokyo et Kyoto. C’est au chapitre « L’Institut » que M. Wasserman décrit en détails et avec drôlerie, à l’aide de nombreux extraits, les heurts entre les principaux acteurs du projet, parmi lesquels l’Ambassadeur lui-même. Une « guerre picrocholine » (p. 80) qui, à la fin de la décennie suivante, alors que Claudel a quitté la carrière diplomatique en 1935, va croiser l’Histoire de la grande guerre, avec pour commencer la concurrence effrénée que se livrent les Instituts français et allemand 109qu’une série de coïncidences va placer côte à côte devant le campus de l’Université de Kyôto. Comme l’expose le chapitre « La guerre et son ombre », bientôt ce sont les activités de la Maison franco-japonaise et de l’Institut français qui se voient réduites, puis interrompues, le bâtiment de Kyôto étant réquisitionné pour « y installer une usine d’instruments de précision pour l’armement japonais » (p. 91). En juin 1945, Hauchecorne, enseignant officiant comme directeur adjoint et Miyamoto, secrétaire général, sont arrêtés par la Police politique, dans le cadre d’obscures accusations… M. Wasserman poursuit ainsi son investigation historique sur cette phase ténébreuse de la relation franco-japonaise, une page qui sera pourtant tournée rapidement au lendemain de la guerre.
Grâce aux enquêtes patiemment menées par les nombreux spécialistes japonais de l’œuvre, une documentation fournie existe au Japon. Mais, comparées aux travaux historiques de M. Wasserman, les recherches japonaises sont plus littéraires. Ainsi tout au long de l’année 2018, qui commémorait le cent-cinquantième anniversaire de la naissance de Claudel, la vie et l’œuvre de l’écrivain ont-elles été largement célébrées au Japon, par des colloques, conférences, reprises de pièces de théâtre (notamment le nô Omokagué - La Femme et son ombre, ainsi que la version intégrale du Soulier de Satin dans la traduction et mise en scène de Moriaki Watanabe), etc.2 On a pu également voir au Musée de la littérature moderne de Kanagawa (à Yokohama, mai-juillet 2018) une passionnante exposition consacrée à l’écrivain diplomate, présentant un nombre considérable de photographies, lettres et documents qui témoignent de la haute intégration de Claudel dans les milieux intellectuels, littéraires et artistiques japonais de l’époque. La même année, le gouvernement japonais proposait en France une saison culturelle de grande ampleur, appelée « Japonismes 2018 : les âmes en résonance », un hommage appuyé à l’écrivain, pour célébrer cette fois le cent-soixantième anniversaire des relations diplomatiques franco-japonaises.
Ce qui ressort principalement de ces épisodes, c’est l’impact des décisions de Paul Claudel au Japon : on peut être surpris de constater que ces actions diplomatico-culturelles ont pu, tout en se transformant, conserver leur portée un siècle plus tard, surmontant les conflits de la Seconde Guerre mondiale et la reconfiguration des rapports de force géopolitiques. On peut s’interroger aussi sur les tensions entre héritage et nouvelles issues dans un monde globalisé. Mais, dans tous les cas, la stratégie culturelle internationale du Quai d’Orsay, qualifiée de « diplomatie d’influence » 110aujourd’hui, s’inscrit pleinement dans ce sillage. Le Japon, comme la France, sont des pays de réception et de production, d’appropriation et de recréation – des affinités que Claudel avait su exprimer par cette formule des « âmes en résonance ». Seuls quelques esprits exceptionnels ont su ainsi associer le génie littéraire au talent (parfois controversé) diplomatique : on pense par exemple à Saint-John Perse, ou plus tard à Romain Gary. Mais leurs chemins ne furent pas sans épines. L’on apprend dans cet ouvrage que le brio du diplomate Paul Claudel était le fruit d’efforts constants pour naviguer entre les écueils, convaincre des solutions, tout en préservant le temps d’une œuvre essentielle en cours et à venir.
Cécile Sakai
Professeure de littérature japonaise à l’Université de Paris –
Campus Paris Diderot
Ancienne directrice de l’Institut français de recherche sur le Japon à la Maison franco-japonaise (2016-2019)
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Reine-Marie Paris, Philippe Cressent, Camille Claudel, catalogue raisonné, 5e édition revue, corrigée et augmentée, éd. Culture Economica, Paris, 2019, 863 pages, 125 euros.
Un catalogue artistique doit constamment être remis à jour ; celui-ci a été publié pour la première fois en 1990, puis repris et augmenté en 2000 et 2004 ; la dernière édition, la cinquième, voit son nombre de pages et d’illustrations considérablement accru. C’est un moyen fort bien fait de se familiariser avec l’œuvre de Camille Claudel, de plus en plus goûtée du grand public, mais aussi un instrument de travail que ne sauraient bouder les claudéliens, tant la lumière projetée sur la figure de la sœur si longtemps occultée éclaire aussi la connaissance que l’on peut avoir du frère.
111L’une des premières qualités du livre (à consulter de préférence sur un lutrin, étant donné sa dimension et son poids !) est la clarté de ses rubriques et de sa présentation. Reine-Marie Paris, petite fille de Claudel et petite-nièce de Camille, y retrace le cheminement qui, depuis un mémoire en Sorbonne en 1982, l’a amenée à cette grande et savante familiarité avec l’œuvre artistique de Camille. Il ne s’agit pas simplement de commentaire, mais d’enquête, de pistage des œuvres, de recherche de lettres, de recueil de témoignages, de classement, d’authentification – chose rendue difficile du fait du caractère inhérent à la sculpture de présenter des témoins multiples pour une seule œuvre. Le catalogue, qui occupe la plus grande partie du livre (p. 237 à 727, cent trente deux œuvres présentées) fait état des diverses versions, et offre systématiquement pour chaque œuvre un historique, une description matérielle, des documents, une rubrique critique, la liste des expositions et la bibliographie. S’il s’agit essentiellement de sculptures, les autres facettes, moins connues, de l’œuvre de Camille ne sont pas de reste : dessins, fusains, pastels, huile : par exemple p. 241 (no 8), « La vieille du Pont-Notre-Dame » (fusain), ou p. 296 (no 27-4) le très joli pastel représentant Louise, sœur de Paul et Camille.
Le catalogue, qui parle de lui-même, est accompagné d’un nombre important de paratextes rassemblés en diverses rubriques : Témoignages – Les fidèles – Annexes. Les témoignages sont pour la plupart des textes déjà publiés, certains anciens, mais qu’il est fort utile de trouver ici groupés ; on y lit l’article fondateur de Mathias Morhardt [Mercure de France, mars 1898] qui situe Camille dans le contexte artistique de l’époque et dresse un premier catalogue de son œuvre ; puis les deux textes consacrés par Paul à sa sœur à quasiment cinquante ans d’intervalle [1905 et 1951 : d’avant l’internement à après la mort, tout l’empan d’une vie tragique], tous deux écrits à l’occasion d’expositions ; on y admire la profonde communion esthétique des deux artistes, une sorte de gémellité dans deux modes d’expression si différents, cette tension du fond de la matière vers autre chose d’insaisissable, « la main légère, aérienne, de ma sœur, ce goût toujours un peu enivré, cette présence perpétuelle de l’esprit, ces complexes ou buissons madréporiques, profondément pénétrés par l’air et tous les jeux de la lumière intérieure ! » [1905, p. 101] ; un hommage du regretté P. Tilliette (né en 1921 et non pas en 1927), à l’occasion de l’exposition de 1984 ; des textes repris des précédentes éditions du Catalogue, sur Camille et Debussy, Claudel et Rodin, le contexte culturel qui vit éclore l’art de Camille, une étude de Michel Brethenoux intitulée « Passions et “Ré-enchantements” » qui célèbre l’heureux retournement qui vaut maintenant à Camille une 112juste célébrité, et enfin une réflexion d’inspiration psychanalytique, et une interrogation sur le statut de la femme artiste à l’époque.
Nous ne pouvons nous attarder sur la série des « Fidèles », amis de la première heure de Camille et qui ont heureusement contribué à la soutenir, notamment en achetant et diffusant ses œuvres ; en lien avec Claudel on notera les noms d’Henry Lerolle, qui a aussi su discrètement aider le jeune frère, et Philippe Berthelot, l’Ange gardien du diplomate aventureux, amoureux des chats et fin connaisseur en matière d’art. Réservons une place particulière à Octave Mirbeau qui entra en contact avec Claudel par l’intermédiaire de Marcel Schwob, et avec Camille par Rodin ; il lui consacra plusieurs articles très louangeurs, notamment en 1892 puis en 1896, et possédait lui-même une version en plâtre des Causeuses.
Enfin, on soulignera l’intérêt extrême du long article écrit par un neurologue et un psychiatre, les professeurs François Lhermitte et Jean-François Allilaire. Nous connaissons tous les objections lancinantes qui fusent quasiment à chaque fois que l’on prend la parole quelque part sur Claudel : « Mais son attitude vis-à-vis de sa sœur ?… ». Nous avons ici les réponses, indiscutables, données par des spécialistes dont l’objectivité ne saurait être contestée : diagnostic clinique de paranoïa, avec toutes les nuances passionnantes qui s’imposent, combinaison de causes traumatiques (l’atmosphère familiale, la relation à la mère, et naturellement le rôle dévastateur de Rodin, peut-être un peu minimisé ici) et de tendances de caractère, passage d’un simple terrain au délire paranoïaque, nécessité, hélas, de l’internement qui ne souffrait pas à l’époque d’alternative. La question est examinée de bout en bout avec une parfaite compétence, où il ne s’agit d’accuser ni d’excuser qui que ce soit, mais de donner les faits dans leur tragique brutalité. Camille a sombré. Son œuvre – ce qu’elle n’en a pas détruit – reste.
Un appareil de chronologie, bibliographie et index complète cet ouvrage dont l’intérêt et l’utilité pour l’amateur comme pour le chercheur sont manifestes. Tout au plus peut-on remarquer qu’il y a un certain nombre de doublons de photographies, que l’on retrouve d’une rubrique à l’autre. Celle de Camille au bicorne (p. 269) est particulièrement élégante, réussie et émouvante.
Dominique Millet-Gérard
1 Parmi les nombreuses contributions de Michel Wasserman sur les liens entre Claudel et le Japon, on citera : Paul Claudel et le Japon. D’or et de neige, Cahiers de la NRF, Gallimard, 2008. – Paul Claudel dans les villes en flammes, Honoré Champion, 2015. – Pour rappel, l’article de Shinobu Chûjô, l’un des meilleurs spécialistes japonais de Claudel : « Paul Claudel et la fondation de la Maison franco-japonaise », in Ebisu, no 26, p. 7-34, 2001 (en accès libre sur www.persee.fr) apporte un intéressant éclairage complémentaire.
2 Voir la liste complète dans le numéro 223 du Bulletin de la Société Paul Claudel.
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-10851-1
- EAN: 9782406108511
- ISSN: 2262-3108
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-10851-1.p.0107
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 08-12-2020
- Periodicity: Four-monthly
- Language: French