En marge des livres
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Bulletin de la Société Paul Claudel
2016 – 3, n° 220. Paul Claudel et Henri Guillemin - Auteurs : Benoteau-Alexandre (Marie-Ève), Wasserman (Michel)
- Pages : 105 à 112
- Revue : Bulletin de la Société Paul Claudel
Carole AUROY, Hôtes du langage. Claudel, Mauriac, Bernanos, Green, Honoré Champion, 2015.
Quatre auteurs, auxquels on accorde volontiers l’étiquette d’« écrivains catholiques », se côtoient et dialoguent dans l’ouvrage que Carole Auroy consacre à une lecture « existentielle » (p. 9) de leurs œuvres.
Le livre se divise en trois grandes parties : la première, « Vibrations du silence », s’intéresse au rapport au langage, via le silence, que construisent trois textes, l’autobiographie greenienne, Jeunes années, les Mémoires intérieurs de Mauriac, et enfin trois poèmes de Connaissance de l’Est, « Octobre », « Novembre » et « Décembre ». Ces trois études explorent, au sein de l’écriture de soi, les thèmes du secret, des limites de la parole, mais montrent également comment le paradoxal silence de l’écriture permet une forme de communion cosmique. La révélation, le dévoilement semblent s’entourer comme nécessairement d’une part de mystère dans les trois textes convoqués, et Carole Auroy rappelle, après Ricœur, que « la dynamique de montrer-cacher est constitutive du langage symbolique » (p. 144). Or c’est bien ce langage symbolique que les deux parties suivantes ont pour objet d’étudier.
La deuxième partie, intitulée « Leçons de ténèbres », se consacre en effet à la mise en fiction, en symbole, du drame du péché et de la culpabilité dans deux romans, Chaque homme dans sa nuit de Julien Green et Sous le soleil de Satan de Bernanos. La lecture en est menée à la lumière de Finitude et culpabilité de Ricœur. Qu’il s’agisse du « surgissement transgressif du désir » (p. 513) chez Green, ou de l’énigme du mal et des ambiguïtés de la sainteté chez Bernanos, l’écriture refuse l’explication psychologique ou psychanalytique et s’éloigne ainsi du roman d’analyse, pour privilégier l’opacité et l’ambiguïté, gages, selon l’auteur d’une « authentique aventure spirituelle » (p. 15). La dernière partie, « Désirs d’absolu », se situe dans le prolongement de la deuxième : il s’agit de lire dans Adrienne Mesurat de Green, dans Partage de Midi et Le Soulier de satin de Claudel, dans Le Journal d’un curé de campagne de Bernanos et dans L’Agneau de Mauriac une sorte de vérification des théories de René Girard concernant la rivalité mimétique et la spécificité du sacrifice christique, qui permet de dépasser le sacrifice archaïque. Que ce soit 106dans la progressive conversion du désir jusqu’à la sainteté ou au contraire dans l’infernale spirale d’un désir corrompu par le mimétisme, c’est le même combat du bien et du mal, lu cette fois au prisme de la rivalité mimétique, que le livre de Carole Auroy s’attache à mettre en évidence.
La démarche mise en œuvre, exposée avec beaucoup de clarté dans l’introduction, se veut aussi complète que possible. Si c’est bien une approche herméneutique qui se trouve expressément revendiquée, les considérations historiques ne sont pas pour autant absentes. Les questionnements qui affleurent dans les différentes œuvres, les modes sur lesquels se vit l’expérience spirituelle sont en effet datés et l’un des mérites de l’ouvrage est de situer la production littéraire des quatre auteurs dans le contexte d’une théologie où le vocabulaire sacrificiel, impliquant obscurément une forme de violence de la divinité elle-même, a pu être obsédant. La conclusion à laquelle aboutit Carole Auroy est que les diverses œuvres convoquées mettent en évidence, contre l’« idéologie » de leur époque, un progressif dégagement du sacrifice de ses « résidus archaïques » (p. 521), accompagnant ainsi, voire anticipant, les évolutions théologiques de la seconde moitié du xxe siècle.
Du côté de l’herméneutique, les deuxième et troisième parties illustrent des méthodes « opposées » (p. 14), mais néanmoins « complémentaires dans leurs résultats » selon Ricœur, puisque c’est leur dialectique qui permet de sortir du conflit des interprétations. La deuxième partie, « Leçons de ténèbres », adopte en effet une démarche téléologique, descriptive, qui vise à épouser le mouvement du texte pour en dégager la visée, pour exprimer « ce qui par lui advient à la conscience » (ibid.). À cette « posture empathique d’écoute » (p. 15) répond dans la dernière partie une herméneutique du « soupçon », tâchant d’expliquer les symboles, d’en reconstituer l’archéologie. La démarche critique vise alors à un questionnement plus pressant, montrant l’opacité et l’ambiguïté sous l’apparente évidence.
C’est à cette herméneutique explicative qu’est soumis le théâtre de Claudel au chapitre vii. Contre la « pétrification révérencielle » (p. 342) qui guette le lecteur – ou le critique – du Soulier de satin et – dans une moindre mesure – de Partage de Midi, Carole Auroy propose de travailler les « zones d’opacité » du texte, de façon à faire advenir les « structures obsédantes » qui s’y dissimulent, dans une démarche moins psychanalytique toutefois qu’anthropologique, puisque c’est le « schéma de triangulation du désir » élaboré par René Girard qui va jouer le rôle de « grille explicative ». La première partie du chapitre 107s’attache à Partage de Midi et montre la rivalité mimétique à l’œuvre, entre Mesa et Amalric, Mesa et De Ciz, Ysé et De Ciz. La comparaison des dénouements successifs de la pièce vise à examiner la nature ambiguë des dévouements sacrificiels qui s’y énoncent. Si l’assagissement des dénouements des années 1940 est évident, tant sur le plan stylistique que sur le plan théologico-moral, il n’en reste pas moins que la violence, quoique considérablement atténuée, persiste, que la « sanctification du désir » (p. 383) n’est pas totale et que la pièce « n’impose pas la claire découverte d’une solution de type moral voire spirituel » (p. 384), probablement, suggère Carole Auroy, parce que la pièce repose sur « un huis clos entre l’homme et la femme ». C’est précisément ce schéma que Le Soulier de satin permettrait de modifier. L’étude du Soulier de satin entre en dialogue avec l’article de Jacques Petit sur « Les jeux du double dans Le Soulier de satin » (RLM PC 9) et les travaux de Michel Malicet. Tandis que le premier met en exergue la fonction de miroir que revêt le double, le second « désign[e] dans la rivalité l’alibi d’une projection de soi en l’autre » (p. 385). C’est cette lecture que Carole Auroy se propose de poursuivre en postulant que « la relation mimétique entre les rivaux est plus que le moyen fantasmatique inventé par la pulsion interdite pour se satisfaire par procuration : elle joue un rôle dans l’éveil même du désir et dans l’élection de son objet » (p. 386). L’étude s’attache également à montrer dans quelle mesure le dépassement de la violence mimétique est l’objet de toute la pièce, préfiguré dès la première Journée par des figures oblatives, Doña Musique ou encore (de façon moins attendue) Don Balthazar. Pour Rodrigue, cependant, le cheminement est plus long, et Carole Auroy le suit figure après figure, d’Almagro à Camille et jusqu’au Roi d’Espagne. La purification du désir se lit, pour Prouhèze comme pour Rodrigue, dans le cheminement spirituel qui vise peu à peu au dépouillement de toute « autosacralisation » dans le sacrifice. Enfin, c’est la nature même du sacrifice qui se trouve interrogée (Carole Auroy renouvelant alors les conclusions de Jacques Houriez) dans la quatrième Journée : « deux images eucharistiques » (p. 441) y sont en effet proposées, celle du sacrifice sanglant auquel aspire Sept-Épées et celle du « festin universel » qu’évoque Rodrigue face au Roi. Cette dernière, qui peut paraître utopique, va cependant « au-devant de la réalité historique » et manifeste une « lucidité politique à longue vue » (p. 442). Le refus de Rodrigue de suivre Sept-Épées (pour une autre conception du sacrifice) a surtout le mérite de délivrer celle-ci de la rivalité mimétique, à l’image, en somme, du sacrifice christique tel 108que le décrit Girard. Force est cependant de constater que la conversion du sacrifice archaïque en sacrifice eucharistique n’est pas complète : violence et ambivalences persistent, jusqu’au terme du Soulier de satin.
Marie-Ève Benoteau
109L ’ Oiseau Noir, no XVIII, Cercle d’études claudéliennes au Japon, 2016.
Quatre contributions d’envergure constituent l’armature de ce nouveau numéro de L’Oiseau Noir, publié sous la direction de M. Negishi Tetsurô en sa qualité de Président du Cercle d’études claudéliennes au Japon. Une élection qui eut lieu à l’occasion de l’Assemblée générale annuelle du Cercle (mai 2016) a donné pour successeur à M. Negishi Mme Nakamura Yumiko, dont la puissante contribution sur « Claudel, “mystique à l’état sauvage” » fournit une impressionnante entame à ce numéro. Le titre de l’article emprunte à la Préface que le poète donna en 1913 à l’édition procurée au Mercure de France par les soins de Paterne Berrichon des Œuvres de Rimbaud, que Claudel décrit comme « un mystique à l’état sauvage, une source perdue qui ressort d’un sol saturé. Sa vie, un malentendu, la tentative en vain par la fuite d’échapper à cette voix qui le sollicite et le relance, et qu’il ne veut pas reconnaître : jusqu’à ce qu’enfin, réduit, la jambe tranchée, sur ce lit d’hôpital à Marseille, il sache1 ! ». Le Père André Blanchet, dont « l’élaboration par Claudel de son article sur Rimbaud2 » sert de point de départ à la réflexion de Mme Nakamura, voit dans ce texte un miroir de la conversion claudélienne et de la résistance qu’elle entraîna, « “l’état sauvage” signifi[ant] surtout L’ÉTAT de lutte violente et de refus obstiné qui a persisté, quatre ans pour Claudel, et pour Rimbaud jusqu’à la mort3 ». Sur ces bases, et forte de sa familiarité avec les grands mystiques espagnols, Mme Nakamura met quant à elle en perspective dans sa contribution les diverses étapes de l’itinéraire spirituel claudélien, notamment au cours des années 1893-1900, à la lumière des modalités de l’expérience mystique selon saint Jean de la Croix : c’est ainsi que « l’appel de Dieu », « la nuit obscure » et « la blessure d’amour » sont successivement convoqués pour traduire la volonté de renoncement aux activités profanes afin de se consacrer tout entier à Dieu, le refus divin qui fut signifié au postulant dans la chapelle des novices à Ligugé, et le retour à la vie civile qui conduira à la liaison coupable, humiliante et finalement « impossible4 » de Fou-tchéou.
110La seconde contribution relève d’une communication effectuée par Mme Catherine Mayaux devant les membres du Cercle, qui l’avaient priée de s’exprimer devant eux en marge d’une mission qu’elle effectua au Japon en septembre 2013. J’eus le plaisir alors de l’entendre, et j’ai donc ici le plaisir second de retrouver le contenu de son intervention dans la traduction japonaise de M. Negishi. Mme Mayaux reprenait à cette occasion le texte sur les Cent phrases pour éventails qu’elle avait donné en 2006 aux Regards sur Claudel et la Bible offerts à Jacques Houriez, et dont Alexandre Solignac rend compte dans le numéro 182 du Bulletin. Les Cent phrases sont perçues dans cette contribution par Mme Mayaux comme une œuvre d’art total faisant se fondre « beauté et intelligence » et se définissant, fût-ce « secrètement » et comme « en sourdine », par rapport à l’œuvre wagnérienne. Mme Mayaux constate en effet que l’écriture du dialogue « Richard Wagner. Rêverie d’un poète français », présenté en exergue comme relevant d’un voyage « en auto par un soir d’automne sur une route du Japon5 », est contemporaine de la réalisation de l’« objet-livre » des Cent phrases, laquelle voit Claudel se faire l’animateur d’un atelier de composition pluridisciplinaire (poésie, calligraphie, sigillographie, lithographie, traduction…) qui n’est pas sans évoquer dans le texte consacré à Wagner la diversité des tâches d’un « musicien » qui est aussi « poète, dramaturge » et « maître de scène », et veut que « l’enchantement de toutes parts réussi[sse] autour de l’enchanteur6 ». Surgeon quelque peu attardé à la fin des années vingt du japonisme qui a marqué les années de formation de Claudel, les Cent phrases, qui constituent un ultime hommage au pays aimé, se nourrissent de tout ce que, nature ou culture, le poète y a avidement assimilé au cours de sa mission d’ambassadeur, rendant au surplus le dramaturge à même de se lancer dans les expériences de théâtre total sur la base de la collaboration artistique qui marqueront dès Le Livre de Christophe Colomb, mis en chantier au lendemain même de son départ du Japon pour l’Amérique, la suite de sa carrière d’auteur dramatique.
Choisissant de s’exprimer en langue française, Mme Uesugi Mio, doctorante aux Universités de Paris-Sorbonne et de Tokyo, s’interroge sur la politique menée par Claudel au Japon à l’égard des Missions : s’agit-il, s’interroge-t-elle, de « propagande française ou catholique » ? Les Missions étrangères de Paris (MEP), à qui le Vatican avait confié l’évangélisation 111du Japon, n’ayant plus les ressources en personnel nécessaires pour mener à bien leur apostolat, les trois diocèses de Tokyo, Osaka et Nagasaki sont en passe d’être redécoupés par Rome au profit principal des congrégations allemandes, et Claudel n’a nul besoin d’être exhorté à la vigilance par les Instructions du Quai pour éprouver à l’égard de cet « envahissement religieux7 » une vive indignation patriotique. Il milite avec énergie (et succès) auprès de Paris pour que l’on obtienne de Rome que le district de Fukuoka soit conservé aux MEP, et il s’inquiète de ce que la tendance vaticane à favoriser la nomination d’« évêques indigènes8 » ne vienne encore diminuer l’influence française. S’il est sensible au dévouement des membres des MEP et à l’intérêt de leur présence jusque dans de lointains avant-postes pour la diffusion de la langue et de la « manière de voir9 » de la France, il les estime tout de même quelque peu rustiques pour assurer la pastorale d’une population chrétienne qui recrute désormais « parmi les classes les plus élevées de [la] société10 » japonaise. Il rêverait donc de voir remplacer l’évêque démissionnaire de Tokyo, « le type de nos meilleurs curés de campagne11 », par le « Provincial12 » de ces Marianistes qui ont su créer en 1888 avec l’École de l’Étoile du Matin un instrument remarquable d’enseignement primaire et secondaire qui a d’ores et déjà formé des générations de francophones influents. Mme Uesugi constate pour finir que si les positions claudéliennes sur les Missions, telles qu’elles sont exprimées dans sa correspondance diplomatique, relèvent le plus souvent de considérations à caractère politique, il donne volontiers libre cours dans son Journal et dans sa correspondance privée (notamment celle qu’il adresse à son fils Henri), à l’émotion que lui inspire, cette fois hors de toute considération d’origine nationale, l’abnégation de ceux des religieux et religieuses qui se dévouent pour les malades dans d’immenses léproseries, et à l’espérance qui est la sienne d’une conversion ultime du Japon.
Lui aussi doctorant, mais à l’Université Gakushûin de Tokyo, M. Okamura Shôtarô s’attache à « La conception du langage théâtral dans les drames de Paul Claudel », du moins ceux qui lui paraissent le plus marqués par son expérience de l’Extrême-Orient et de ses arts dramatiques, à commencer par le théâtre japonais dont M. Okamura considère 112que la rencontre, pour fortuite qu’elle ait pu être et liée à l’affectation du diplomate comme ambassadeur à Tokyo, semble a posteriori avoir revêtu un caractère de nécessité tant il existe de points communs et d’intime complicité entre la conception claudélienne de la scène et la tradition théâtrale japonaise. Confronté dès son affectation comme vice-consul à New York, puis au cours de sa longue mission consulaire en Chine, à la musicalité radicale du théâtre chinois, où « aucun des personnages, pas plus de cela qui le vêt, ne sort du rythme et de la mélopée générale qui mesure les distances et règle les évolutions13 », Claudel est bien préparé à recevoir à Hellerau la leçon décisive de la rythmique dalcrozienne, qui le conduit à abolir dans L’Homme et son désir toute distinction entre l’acteur et le musicien, tandis que la scène de La Femme et son ombre, dont les deux versions témoignent de l’appropriation progressive par Claudel de la dramaturgie japonaise, est par excellence le lieu où l’auteur est à même, par les moyens du théâtre, de rendre manifeste le surnaturel auprès de son auditoire.
Michel Wasserman
1 Pr., p. 514.
2 Revue d ’ histoire littéraire de la France, octobre-décembre 1967, p. 759-775.
3 Ibid., p. 773.
4 Partage de Midi, acte I, Th.1[édition 2011], p. 841.
5 Pr., p. 863.
6 Ibid., p. 866.
7 Correspondance diplomatique Tokyo 1921-1927, CPC14, p. 92.
8 Ibid., p. 236.
9 Ibid., p. 313.
10 Ibid., p. 351.
11 Ibid., p. 350.
12 Ibid., p. 353. Le chef de la mission marianiste au Japon était en réalité un vice-provincial.
13 « Théâtre » (Connaissance de l’Est), Po., p. 40. M. Okamura cite longuement le passage d’où sont extraites ces lignes.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-06634-7
- EAN : 9782406066347
- ISSN : 2262-3108
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06634-7.p.0105
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 21/12/2016
- Périodicité : Quadrimestrielle
- Langue : Français