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Classiques Garnier

En marge des livres

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Bulletin de la Société Paul Claudel
    2016 – 3, n° 220
    . Paul Claudel et Henri Guillemin
  • Auteurs : Benoteau-Alexandre (Marie-Ève), Wasserman (Michel)
  • Pages : 105 à 112
  • Revue : Bulletin de la Société Paul Claudel
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406066347
  • ISBN : 978-2-406-06634-7
  • ISSN : 2262-3108
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06634-7.p.0105
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 21/12/2016
  • Périodicité : Quadrimestrielle
  • Langue : Français
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Carole AUROY, Hôtes du langage. Claudel, Mauriac, Bernanos, Green, Honoré Champion, 2015.

Quatre auteurs, auxquels on accorde volontiers létiquette d« écrivains catholiques », se côtoient et dialoguent dans louvrage que Carole Auroy consacre à une lecture « existentielle » (p. 9) de leurs œuvres.

Le livre se divise en trois grandes parties : la première, « Vibrations du silence », sintéresse au rapport au langage, via le silence, que construisent trois textes, lautobiographie greenienne, Jeunes années, les Mémoires intérieurs de Mauriac, et enfin trois poèmes de Connaissance de lEst, « Octobre », « Novembre » et « Décembre ». Ces trois études explorent, au sein de lécriture de soi, les thèmes du secret, des limites de la parole, mais montrent également comment le paradoxal silence de lécriture permet une forme de communion cosmique. La révélation, le dévoilement semblent sentourer comme nécessairement dune part de mystère dans les trois textes convoqués, et Carole Auroy rappelle, après Ricœur, que « la dynamique de montrer-cacher est constitutive du langage symbolique » (p. 144). Or cest bien ce langage symbolique que les deux parties suivantes ont pour objet détudier.

La deuxième partie, intitulée « Leçons de ténèbres », se consacre en effet à la mise en fiction, en symbole, du drame du péché et de la culpabilité dans deux romans, Chaque homme dans sa nuit de Julien Green et Sous le soleil de Satan de Bernanos. La lecture en est menée à la lumière de Finitude et culpabilité de Ricœur. Quil sagisse du « surgissement transgressif du désir » (p. 513) chez Green, ou de lénigme du mal et des ambiguïtés de la sainteté chez Bernanos, lécriture refuse lexplication psychologique ou psychanalytique et séloigne ainsi du roman danalyse, pour privilégier lopacité et lambiguïté, gages, selon lauteur dune « authentique aventure spirituelle » (p. 15). La dernière partie, « Désirs dabsolu », se situe dans le prolongement de la deuxième : il sagit de lire dans Adrienne Mesurat de Green, dans Partage de Midi et Le Soulier de satin de Claudel, dans Le Journal dun curé de campagne de Bernanos et dans LAgneau de Mauriac une sorte de vérification des théories de René Girard concernant la rivalité mimétique et la spécificité du sacrifice christique, qui permet de dépasser le sacrifice archaïque. Que ce soit 106dans la progressive conversion du désir jusquà la sainteté ou au contraire dans linfernale spirale dun désir corrompu par le mimétisme, cest le même combat du bien et du mal, lu cette fois au prisme de la rivalité mimétique, que le livre de Carole Auroy sattache à mettre en évidence.

La démarche mise en œuvre, exposée avec beaucoup de clarté dans lintroduction, se veut aussi complète que possible. Si cest bien une approche herméneutique qui se trouve expressément revendiquée, les considérations historiques ne sont pas pour autant absentes. Les questionnements qui affleurent dans les différentes œuvres, les modes sur lesquels se vit lexpérience spirituelle sont en effet datés et lun des mérites de louvrage est de situer la production littéraire des quatre auteurs dans le contexte dune théologie où le vocabulaire sacrificiel, impliquant obscurément une forme de violence de la divinité elle-même, a pu être obsédant. La conclusion à laquelle aboutit Carole Auroy est que les diverses œuvres convoquées mettent en évidence, contre l« idéologie » de leur époque, un progressif dégagement du sacrifice de ses « résidus archaïques » (p. 521), accompagnant ainsi, voire anticipant, les évolutions théologiques de la seconde moitié du xxe siècle.

Du côté de lherméneutique, les deuxième et troisième parties illustrent des méthodes « opposées » (p. 14), mais néanmoins « complémentaires dans leurs résultats » selon Ricœur, puisque cest leur dialectique qui permet de sortir du conflit des interprétations. La deuxième partie, « Leçons de ténèbres », adopte en effet une démarche téléologique, descriptive, qui vise à épouser le mouvement du texte pour en dégager la visée, pour exprimer « ce qui par lui advient à la conscience » (ibid.). À cette « posture empathique découte » (p. 15) répond dans la dernière partie une herméneutique du « soupçon », tâchant dexpliquer les symboles, den reconstituer larchéologie. La démarche critique vise alors à un questionnement plus pressant, montrant lopacité et lambiguïté sous lapparente évidence.

Cest à cette herméneutique explicative quest soumis le théâtre de Claudel au chapitre vii. Contre la « pétrification révérencielle » (p. 342) qui guette le lecteur – ou le critique – du Soulier de satin et – dans une moindre mesure – de Partage de Midi, Carole Auroy propose de travailler les « zones dopacité » du texte, de façon à faire advenir les « structures obsédantes » qui sy dissimulent, dans une démarche moins psychanalytique toutefois quanthropologique, puisque cest le « schéma de triangulation du désir » élaboré par René Girard qui va jouer le rôle de « grille explicative ». La première partie du chapitre 107sattache à Partage de Midi et montre la rivalité mimétique à lœuvre, entre Mesa et Amalric, Mesa et De Ciz, Ysé et De Ciz. La comparaison des dénouements successifs de la pièce vise à examiner la nature ambiguë des dévouements sacrificiels qui sy énoncent. Si lassagissement des dénouements des années 1940 est évident, tant sur le plan stylistique que sur le plan théologico-moral, il nen reste pas moins que la violence, quoique considérablement atténuée, persiste, que la « sanctification du désir » (p. 383) nest pas totale et que la pièce « nimpose pas la claire découverte dune solution de type moral voire spirituel » (p. 384), probablement, suggère Carole Auroy, parce que la pièce repose sur « un huis clos entre lhomme et la femme ». Cest précisément ce schéma que Le Soulier de satin permettrait de modifier. Létude du Soulier de satin entre en dialogue avec larticle de Jacques Petit sur « Les jeux du double dans Le Soulier de satin » (RLM PC 9) et les travaux de Michel Malicet. Tandis que le premier met en exergue la fonction de miroir que revêt le double, le second « désign[e] dans la rivalité lalibi dune projection de soi en lautre » (p. 385). Cest cette lecture que Carole Auroy se propose de poursuivre en postulant que « la relation mimétique entre les rivaux est plus que le moyen fantasmatique inventé par la pulsion interdite pour se satisfaire par procuration : elle joue un rôle dans léveil même du désir et dans lélection de son objet » (p. 386). Létude sattache également à montrer dans quelle mesure le dépassement de la violence mimétique est lobjet de toute la pièce, préfiguré dès la première Journée par des figures oblatives, Doña Musique ou encore (de façon moins attendue) Don Balthazar. Pour Rodrigue, cependant, le cheminement est plus long, et Carole Auroy le suit figure après figure, dAlmagro à Camille et jusquau Roi dEspagne. La purification du désir se lit, pour Prouhèze comme pour Rodrigue, dans le cheminement spirituel qui vise peu à peu au dépouillement de toute « autosacralisation » dans le sacrifice. Enfin, cest la nature même du sacrifice qui se trouve interrogée (Carole Auroy renouvelant alors les conclusions de Jacques Houriez) dans la quatrième Journée : « deux images eucharistiques » (p. 441) y sont en effet proposées, celle du sacrifice sanglant auquel aspire Sept-Épées et celle du « festin universel » quévoque Rodrigue face au Roi. Cette dernière, qui peut paraître utopique, va cependant « au-devant de la réalité historique » et manifeste une « lucidité politique à longue vue » (p. 442). Le refus de Rodrigue de suivre Sept-Épées (pour une autre conception du sacrifice) a surtout le mérite de délivrer celle-ci de la rivalité mimétique, à limage, en somme, du sacrifice christique tel 108que le décrit Girard. Force est cependant de constater que la conversion du sacrifice archaïque en sacrifice eucharistique nest pas complète : violence et ambivalences persistent, jusquau terme du Soulier de satin.

Marie-Ève Benoteau

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L Oiseau Noir, no XVIII, Cercle détudes claudéliennes au Japon, 2016.

Quatre contributions denvergure constituent larmature de ce nouveau numéro de LOiseau Noir, publié sous la direction de M. Negishi Tetsurô en sa qualité de Président du Cercle détudes claudéliennes au Japon. Une élection qui eut lieu à loccasion de lAssemblée générale annuelle du Cercle (mai 2016) a donné pour successeur à M. Negishi Mme Nakamura Yumiko, dont la puissante contribution sur « Claudel, “mystique à létat sauvage” » fournit une impressionnante entame à ce numéro. Le titre de larticle emprunte à la Préface que le poète donna en 1913 à lédition procurée au Mercure de France par les soins de Paterne Berrichon des Œuvres de Rimbaud, que Claudel décrit comme « un mystique à létat sauvage, une source perdue qui ressort dun sol saturé. Sa vie, un malentendu, la tentative en vain par la fuite déchapper à cette voix qui le sollicite et le relance, et quil ne veut pas reconnaître : jusquà ce quenfin, réduit, la jambe tranchée, sur ce lit dhôpital à Marseille, il sache1 ! ». Le Père André Blanchet, dont « lélaboration par Claudel de son article sur Rimbaud2 » sert de point de départ à la réflexion de Mme Nakamura, voit dans ce texte un miroir de la conversion claudélienne et de la résistance quelle entraîna, « “létat sauvage” signifi[ant] surtout LÉTAT de lutte violente et de refus obstiné qui a persisté, quatre ans pour Claudel, et pour Rimbaud jusquà la mort3 ». Sur ces bases, et forte de sa familiarité avec les grands mystiques espagnols, Mme Nakamura met quant à elle en perspective dans sa contribution les diverses étapes de litinéraire spirituel claudélien, notamment au cours des années 1893-1900, à la lumière des modalités de lexpérience mystique selon saint Jean de la Croix : cest ainsi que « lappel de Dieu », « la nuit obscure » et « la blessure damour » sont successivement convoqués pour traduire la volonté de renoncement aux activités profanes afin de se consacrer tout entier à Dieu, le refus divin qui fut signifié au postulant dans la chapelle des novices à Ligugé, et le retour à la vie civile qui conduira à la liaison coupable, humiliante et finalement « impossible4 » de Fou-tchéou.

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La seconde contribution relève dune communication effectuée par Mme Catherine Mayaux devant les membres du Cercle, qui lavaient priée de sexprimer devant eux en marge dune mission quelle effectua au Japon en septembre 2013. Jeus le plaisir alors de lentendre, et jai donc ici le plaisir second de retrouver le contenu de son intervention dans la traduction japonaise de M. Negishi. Mme Mayaux reprenait à cette occasion le texte sur les Cent phrases pour éventails quelle avait donné en 2006 aux Regards sur Claudel et la Bible offerts à Jacques Houriez, et dont Alexandre Solignac rend compte dans le numéro 182 du Bulletin. Les Cent phrases sont perçues dans cette contribution par Mme Mayaux comme une œuvre dart total faisant se fondre « beauté et intelligence » et se définissant, fût-ce « secrètement » et comme « en sourdine », par rapport à lœuvre wagnérienne. Mme Mayaux constate en effet que lécriture du dialogue « Richard Wagner. Rêverie dun poète français », présenté en exergue comme relevant dun voyage « en auto par un soir dautomne sur une route du Japon5 », est contemporaine de la réalisation de l« objet-livre » des Cent phrases, laquelle voit Claudel se faire lanimateur dun atelier de composition pluridisciplinaire (poésie, calligraphie, sigillographie, lithographie, traduction…) qui nest pas sans évoquer dans le texte consacré à Wagner la diversité des tâches dun « musicien » qui est aussi « poète, dramaturge » et « maître de scène », et veut que « lenchantement de toutes parts réussi[sse] autour de lenchanteur6 ». Surgeon quelque peu attardé à la fin des années vingt du japonisme qui a marqué les années de formation de Claudel, les Cent phrases, qui constituent un ultime hommage au pays aimé, se nourrissent de tout ce que, nature ou culture, le poète y a avidement assimilé au cours de sa mission dambassadeur, rendant au surplus le dramaturge à même de se lancer dans les expériences de théâtre total sur la base de la collaboration artistique qui marqueront dès Le Livre de Christophe Colomb, mis en chantier au lendemain même de son départ du Japon pour lAmérique, la suite de sa carrière dauteur dramatique.

Choisissant de sexprimer en langue française, Mme Uesugi Mio, doctorante aux Universités de Paris-Sorbonne et de Tokyo, sinterroge sur la politique menée par Claudel au Japon à légard des Missions : sagit-il, sinterroge-t-elle, de « propagande française ou catholique » ? Les Missions étrangères de Paris (MEP), à qui le Vatican avait confié lévangélisation 111du Japon, nayant plus les ressources en personnel nécessaires pour mener à bien leur apostolat, les trois diocèses de Tokyo, Osaka et Nagasaki sont en passe dêtre redécoupés par Rome au profit principal des congrégations allemandes, et Claudel na nul besoin dêtre exhorté à la vigilance par les Instructions du Quai pour éprouver à légard de cet « envahissement religieux7 » une vive indignation patriotique. Il milite avec énergie (et succès) auprès de Paris pour que lon obtienne de Rome que le district de Fukuoka soit conservé aux MEP, et il sinquiète de ce que la tendance vaticane à favoriser la nomination d« évêques indigènes8 » ne vienne encore diminuer linfluence française. Sil est sensible au dévouement des membres des MEP et à lintérêt de leur présence jusque dans de lointains avant-postes pour la diffusion de la langue et de la « manière de voir9 » de la France, il les estime tout de même quelque peu rustiques pour assurer la pastorale dune population chrétienne qui recrute désormais « parmi les classes les plus élevées de [la] société10 » japonaise. Il rêverait donc de voir remplacer lévêque démissionnaire de Tokyo, « le type de nos meilleurs curés de campagne11 », par le « Provincial12 » de ces Marianistes qui ont su créer en 1888 avec lÉcole de lÉtoile du Matin un instrument remarquable denseignement primaire et secondaire qui a dores et déjà formé des générations de francophones influents. Mme Uesugi constate pour finir que si les positions claudéliennes sur les Missions, telles quelles sont exprimées dans sa correspondance diplomatique, relèvent le plus souvent de considérations à caractère politique, il donne volontiers libre cours dans son Journal et dans sa correspondance privée (notamment celle quil adresse à son fils Henri), à lémotion que lui inspire, cette fois hors de toute considération dorigine nationale, labnégation de ceux des religieux et religieuses qui se dévouent pour les malades dans dimmenses léproseries, et à lespérance qui est la sienne dune conversion ultime du Japon.

Lui aussi doctorant, mais à lUniversité Gakushûin de Tokyo, M. Okamura Shôtarô sattache à « La conception du langage théâtral dans les drames de Paul Claudel », du moins ceux qui lui paraissent le plus marqués par son expérience de lExtrême-Orient et de ses arts dramatiques, à commencer par le théâtre japonais dont M. Okamura considère 112que la rencontre, pour fortuite quelle ait pu être et liée à laffectation du diplomate comme ambassadeur à Tokyo, semble a posteriori avoir revêtu un caractère de nécessité tant il existe de points communs et dintime complicité entre la conception claudélienne de la scène et la tradition théâtrale japonaise. Confronté dès son affectation comme vice-consul à New York, puis au cours de sa longue mission consulaire en Chine, à la musicalité radicale du théâtre chinois, où « aucun des personnages, pas plus de cela qui le vêt, ne sort du rythme et de la mélopée générale qui mesure les distances et règle les évolutions13 », Claudel est bien préparé à recevoir à Hellerau la leçon décisive de la rythmique dalcrozienne, qui le conduit à abolir dans LHomme et son désir toute distinction entre lacteur et le musicien, tandis que la scène de La Femme et son ombre, dont les deux versions témoignent de lappropriation progressive par Claudel de la dramaturgie japonaise, est par excellence le lieu où lauteur est à même, par les moyens du théâtre, de rendre manifeste le surnaturel auprès de son auditoire.

Michel Wasserman

1 Pr., p. 514.

2 Revue d histoire littéraire de la France, octobre-décembre 1967, p. 759-775.

3 Ibid., p. 773.

4 Partage de Midi, acte I, Th.1[édition 2011], p. 841.

5 Pr., p. 863.

6 Ibid., p. 866.

7 Correspondance diplomatique Tokyo 1921-1927, CPC14, p. 92.

8 Ibid., p. 236.

9 Ibid., p. 313.

10 Ibid., p. 351.

11 Ibid., p. 350.

12 Ibid., p. 353. Le chef de la mission marianiste au Japon était en réalité un vice-provincial.

13 « Théâtre » (Connaissance de lEst), Po., p. 40. M. Okamura cite longuement le passage doù sont extraites ces lignes.