La Cantate à trois voix
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Bulletin de la Société Paul Claudel
2016 – 1, n° 218. varia - Auteur : Vismes Marès (Armelle de)
- Pages : 125 à 127
- Revue : Bulletin de la Société Paul Claudel
La Cantate à trois voix, Aktéon Théâtre, Paris – septembre, octobre 2015
Écrite entre 1911 et 1912, La Cantate à trois voix tient une place particulière dans l’œuvre de Paul Claudel : il se fait ici davantage poète et musicien que dramaturge. Autrement dit, ce poème est structuré musicalement par l’alternance entre des récitatifs, pendant lesquels les trois voix de Beata, Læta et Fausta se succèdent, se superposant presque et formant une sorte de frottement harmonique, et des airs ou cantiques chantés successivement par celles-ci. Ici, le drame ne se construit pas autour de forces en présence en opposition mais autour d’un thème et de ses variations. Cette nuance peut sembler anecdotique, mais elle permet d’apprécier en quoi ce texte se différencie de l’ensemble de l’œuvre dramatique de Paul Claudel, essentiellement fondée, au départ, sur le conflit entre des désirs inconciliables.
Le thème central de La Cantate à trois voix est « le bonheur dans le moment1 », exposé par Beata dans le Cantique de la rose. Celle dont le prénom signifie « heureuse » voit dans le parfum éphémère de la rose le Tout qui est donné, la promesse du bonheur éternel, la béatitude. Les chants suivants, portés par Læta, la joie, et Fausta, la prospérité, puis clos par Beata nous offrent des variations de ce même thème, avec, en creux, des motifs, parmi lesquels l’absence ou la perte de l’homme aimé. Claudel dramaturge fait son apparition, nous offrant une progression dans le poème, qui fait écho au noyau de tous ses drames : la quête du bonheur, les obstacles et conflits intérieurs auxquels les personnages sont confrontés pour pouvoir finalement entrevoir la plénitude et l’éternité dans l’instant, le mystère de la présence au cœur de l’absence2. C’est à l’intérieur du thème offert au départ que se dessine le drame, en contrepoint.
Paul Claudel écrit La Cantate à trois voix à une époque de sa vie où des projets de mise en scène de ses drames commencent à voir le jour3
et où La Jeune fille Violaine devient L’Annonce faite à Marie, réécrite dans une optique scénique. Plus conscient de ses armes de poète et de dramaturge, il s’essaie à une forme hybride qui déclinerait son thème existentiel de prédilection (la quête du bonheur : un combat spirituel) sous un angle différent.
De longueur modeste, n’appelant pas de dispositif scénique complexe, La Cantate à trois voix semble abordable et a très tôt connu une vie scénique, inaugurée par Ève Francis (Fausta) au théâtre du Gymnase le 4 novembre 1916 avec Louise Lara (Læta) et Jeanne Dalvair (Beata). La proposition d’Ulysse di Gregorio fait suite, ces dernières années, à celles de Madeleine Marion (2003), Jean-François Mariotti (2006), Michel Betrix (2011) ou Bernard Pigot (2013).
Dans le minuscule Aktéon Théâtre, le spectateur découvre trois jeunes femmes drapées de blanc évoquant la triade des Heures (Saisons) ou les trois Grâces (Charités) issues de la mythologie grecque. Beata est assise, Læta à genoux à ses côtés ; derrière elles, Fausta se tient debout. Elles siègent sur un socle incliné au-dessus d’un sol noir réfléchissant, tel un lac nocturne. La scénographie s’en tient là. Les actrices, tour à tour, prennent la parole, face au public, ne quittant pas cette posture hiératique tout le long du poème. Même économie musicale : aucun appui sonore ou instrumental ne vient soutenir le poème. Une telle sobriété pourrait être saluée. Las ! Marianne Duchesne (Beata) n’a pas ouvert la bouche que déjà des larmes pointent au coin de l’œil, peu à peu inondent son visage et glissent à ses épaules : croyait-elle nous faire goûter ainsi la délectation extatique éprouvée à la diction monocorde d’un texte si mystique ? La contagion gagne Læta (Julie Mauris-Demourioux), qui parvient ainsi à teinter de fadeur et de niaiserie les lignes les plus érotiques du poème. Coline Moser (Fausta), qui aurait pu nous offrir le visage tourmenté de l’exilée, échappe fort heureusement au déluge lacrymal qui la précède et rend partiellement au poème sa part de lumière et de force sereine. Ses efforts ne suffisent cependant pas à rattraper une direction d’actrices qui, en dépit des louables intentions du metteur en scène, s’avère désastreuse par son pathos « pleurard et gnan-gnan4 » et empêche le spectateur d’accéder au sens même du poème. Ce « bonheur dans le moment » ne nous est pas donné. Voilà que le spectre tant redouté par Paul Claudel réapparaît : c’est mièvre5 !
Cette proposition scénique de La Cantate à trois voix démontre que ce texte, aussi tentant soit-il, n’est probablement pas si aisé à porter à la scène. En 1948, alors qu’elle est interprétée par les grandes actrices Maria Casarès, Marie-Hélène Dasté et Madeleine Renaud, seule cette dernière trouve grâce à ses yeux et Paul Claudel note dans son Journal : « Mélopée trop monotone6 ». Si la structure du poème est chantée et musicale, le thème du bonheur ne mérite pas pour autant d’être traité de manière désincarnée.
La langue claudélienne exige de ses interprètes qu’ils parviennent à tisser un équilibre délicat entre le souffle lyrique du poète et les images concrètes et terriennes qui le nourrissent. Il semble qu’Ulysse di Gregorio, à trop vouloir être sobre, ait complètement ignoré combien ce texte pouvait être abordé de manière concrète. La sobriété est ainsi devenue l’ennemie de la simplicité. À trop vouloir être spirituel et traiter le texte comme une matière sacrée, il semble avoir oublié que l’expérience charnelle est indissociable du mysticisme, que la poursuite de l’éternité formulée par ces trois femmes s’incarne dans une réalité concrète et quotidienne, plus digne et simple qu’un torrent de larmes.
Le poème rejoint ici la profonde foi chrétienne qui anime Paul Claudel. L’Évangile de Jean en 21, 9-13, raconte le repas que Jésus ressuscité prépare pour ses disciples, sur le bord du lac de Tibériade : quelques poissons grillés au feu de bois. C’est un moment simple et intense au cours duquel les disciples voient que dans le peu qui leur est donné, le Tout se donne. L’expérience de Beata avec la rose n’est rien d’autre. Pour la faire partager sur scène, il faut accepter que l’éternité puisse s’incarner dans le présent et la banalité du quotidien, de manière aussi fugace et prégnante que l’odeur d’une rose. Le « bonheur dans le moment » de la Cantate à trois voix résonne comme la promesse d’éternité annoncée par le christianisme.
Armelle de Vismes
1 Lettre à Frizeau, 14 février 1912 : « Je travaille toujours à ma Cantate ayant pour sujet le bonheur dans le moment. C’est assez difficile », in Œuvre poétique, éd. Gallimard, coll. Pléiade, p. 1085.
2 Voir Alain Beretta, « Écriture poétique et écriture théâtrale dans La Cantate à trois voix », in Écritures claudéliennes : actes du colloque de Besançon, 27-28 mai 1994, coll. Centre Jacques-Petit, L’Âge d’Homme, 1997, p. 44-65.
3 En 1910, projet avorté de mise en scène de Partage de Midi par Lugné-Poe, à l’initiative de l’actrice Marie Kalff. Voir article cité, p. 52.
4 Lettre de Claudel à Copeau, au sujet de Violaine, 8 décembre 1913. CPC 6, éd. Gallimard, p. 76.
5 Voir Alain Beretta, Claudel et la mise en scène : autour de l’Annonce faite à Marie, 1912-1955, Presses Universitaires Franc-Comtoises, 2000, p. 235-236.
6 J2, p. 626.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-05898-4
- EAN : 9782406058984
- ISSN : 2262-3108
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-05898-4.p.0125
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 21/04/2016
- Périodicité : Quadrimestrielle
- Langue : Français