[Compte rendu de] Hélène Hoppenot, Journal 1936-1940, Marie-France Mousli éd.
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Bulletin de la Société Paul Claudel
2016 – 1, n° 218. varia - Auteur : Lioure (Michel)
- Pages : 119 à 122
- Revue : Bulletin de la Société Paul Claudel
LE JOURNAL D’HÉLÈNE HOPPENOT
Hélène Hoppenot, Journal 1936-1940. Édition établie, introduite et annotée par Marie-France Mousli. Éditions Claire Paulhan, 2015, 534 p., index.
Ce volume du Journal d’Hélène Hoppenot fait suite au tome précédent qui couvrait les années 1918-1933 (voir l’excellent compte rendu d’Alain Beretta dans le Bulletin de la Société Paul Claudel, no 208, 2012-2014). Le Journal, « interrompu depuis trois ans » (p. 37), est repris au mois de décembre 1936, au moment de quitter la Chine, où Henri Hoppenot avait été en poste depuis 1933. Rédigé au jour le jour, ce Journal est conçu à la fois comme une « conversation avec moi-même » (p. 37) et comme « une sorte de photographie des êtres – à la rigueur de soi-même – saisis dans l’instant » (p. 361). Douée d’une plume alerte et acérée, Hélène Hoppenot esquisse avec vigueur, malice, et parfois non sans cruauté, le portrait des très nombreuses figures de la vie politique et mondaine à laquelle elle a été mêlée à Paris, où Henri Hoppenot est d’abord attaché à la sous-direction d’Asie, rattachée au ministère des Affaires étrangères dont Alexis Leger, alias Saint-John Perse, est le tout-puissant administrateur, puis à la sous-direction d’Europe. La situation de son époux vaut à Hélène Hoppenot de fréquenter les milieux à la mode et les personnages en vue de l’époque. Son Journal est un tissu d’anecdotes et une galerie de portraits pittoresques et souvent incisifs des personnalités politiques et mondaines.
Le personnel politique, en ces temps troublés par les menaces de guerre et l’invasion de 1940, est souvent l’objet, de la part d’Hélène Hoppenot dont l’époux est mêlé de près à l’action du gouvernement, de jugements très sévères. Daladier, chef du gouvernement de 1938 à 1940, au moment des négociations de Munich et de la déclaration de guerre, est considéré comme « un honnête homme, faible sous sa rudesse, trop habitué aux compromissions de la politique » (p. 413). Philippe Pétain, nommé ambassadeur à Madrid en 1939, est jugé comme « un beau soldat », mais « un piètre apprenti diplomate » (p. 290), avant de
se révéler, une fois devenu chef de l’État français en 1940, comme un « triste vieillard » (p. 472), formant, avec l’amiral Weygand, au moment de l’armistice, un duo de « vieillards émasculés » (p. 464). Hélène Hoppenot, à la veille de l’invasion de la France au mois de juin 1940, est atterrée par la médiocrité des politiciens et des militaires : « incurie, désordre, impuissance, calculs personnels, concussion », qui paralysent l’action et préludent à la « trahison » (p. 453). Rares sont les responsables et les gouvernants qui échappent à cette condamnation : Churchill, « le seul homme énergique des alliés » (p. 418), et le général de Gaulle, un « brillant officier, dont les conceptions hardies sont jugées dangereuses par les vieilles culottes de peau » (p. 456). Envers Alexis Leger, secrétaire général du ministère des Affaires étrangères, qui sera destitué par le gouvernement de Vichy et s’exilera aux États-Unis en 1940, Hélène et Henri Hoppenot éprouvent en revanche admiration, reconnaissance et amitié – sans la moindre allusion à ses écrits poétiques.
Paul Claudel, qu’Hélène Hoppenot avait eu l’occasion de fréquenter à Bordeaux en 1914, puis à la légation de Rio de Janeiro où son époux avait été nommé secrétaire d’ambassade en 1918, n’occupait plus de fonctions officielles depuis sa mise à la retraite en 1935. Mais lors de ses rencontres avec les Hoppenot, à son domicile ou chez des amis parisiens, il manifestait toujours le « tempérament impulsif », l’« égocentrisme » et l’« esprit facétieux », selon les expressions d’Alain Beretta (loc. cit., p. 89), qu’Hélène avait pointés dans son Journal des années 1918-1933. Irrésistiblement gaffeur, volontiers provocateur, il déclarait, après l’une de ses interventions blessantes et déplacées qui horrifiaient son épouse, être involontairement poussé par un « démon intérieur » (p. 73). À Paul Petit, qui, le croyant en danger lors de la sévère anémie qui l’avait affecté en 1936, le priait maladroitement d’intercéder pour lui lorsqu’il serait au ciel, Claudel répondait par le mot souvent cité : « Je ferai un nœud à mon cercueil » (p. 74) ! Au risque de scandaliser un prêtre, il se disait disposé à « ajouter des fagots » à l’enfer (p. 79). Angkor et ses temples universellement admirés, qu’il avait visités en 1921, ne lui avaient offert, affirmait-il, qu’« une vision d’Apocalypse » (p. 78). Hélène Hoppenot ne manque pas de relever sa vanité d’auteur, lorsqu’à propos d’une représentation des Choéphores d’Eschyle à Nantes en 1937, il ne craignait pas de déclarer que « ce sont les [s]iennes qui sont les vraies », les originales n’étant qu’« embryon » (p. 78). Sa gourmandise et sa gloutonnerie, qui l’avaient incité à dévorer dans un magasin d’Aix-en-Provence un bœuf en daube en compagnie de Milhaud, pouvaient se doubler de muflerie,
lorsqu’après avoir boudé les mets que lui offraient ses hôtes, il retrouve appétit aux asperges, affirmant sans embarras qu’il « reprend [s]on repas exactement où [il l’avait] laissé » (p. 92). Hélène Hoppenot regrettait que son attitude n’ait pas été « plus compréhensive à l’égard des êtres qui l’ont entouré ainsi que de souffrances qu’il a toujours ignorées » (p. 100). Elle partageait le jugement souvent porté sur son « caractère difficile », les « souffles de bouffonnerie » qui l’emportaient et l’amenaient à céder à ses « démons » : n’allait-il pas jusqu’à « tirer la langue » à une dame avec laquelle il ne souhaitait pas converser (p. 109) ! « Quand on a Dieu dans le cœur », s’exclamait-il joyeusement, « il faut avoir le diable au corps » (p. 120). Elle ne manquait pas d’ironiser sur la cupidité d’un écrivain qui, rechignant à composer pour Ida Rubinstein un scénario sur la Sagesse et sur Jeanne d’Arc, n’avait soudainement accepté qu’à la perspective d’un chèque de mille francs (p. 114). Plus tard, elle soulignera la brutalité de ses propos sur l’actrice, « une folle qui se nourrit de champagne » (p. 235), « un de ces vieux chameaux comme heureusement la terre en porte peu » (p. 408). Amie d’Alexis Leger, elle reprochait à Claudel de nourrir contre lui plusieurs « griefs » intéressés, comme d’avoir « pris la place de Philippe Berthelot en le poussant dehors », de n’avoir pas prolongé sa mission d’ambassadeur à Bruxelles, de n’avoir « rien fait pour que son fils Pierre fût admis au concours des Affaires étrangères », et de n’avoir pas « exigé qu’il devint administrateur de la banque de Paris et des Pays-Bas » (p. 126). Avec Milhaud, autre ami très cher des Hoppenot, Hélène reprochait à Claudel d’avoir échangé des lettres « aigres-douces » (p. 220) à propos de la nouvelle version de L’Annonce faite à Marie, dont il préférait confier la partition à Honegger. Elle se fait l’écho des plaintes et des regrets d’Henri Claudel, le dernier fils du poète, auquel il reprochait d’avoir « coupé court aux velléités » littéraires de ses enfants (p. 478). Sur Paul Claudel, dont elle ne commente jamais dans son Journal l’œuvre poétique et théâtrale, Hélène Hoppenot paraît partager le jugement que portait, parmi bien d’autres, Adrienne Monnier : « une profonde admiration pour l’écrivain, mais peu de sympathie pour l’homme » (p. 236).
Le Journal d’Hélène Hoppenot constitue surtout un document des plus significatifs sur l’état des esprits en France à la veille de la guerre de 1940 et la veulerie des politiciens qu’elle juge avec sévérité. Ce fut, écrivait-elle en 1937 après avoir visité l’Exposition universelle, « une époque faite d’incertitudes, de ruines, de désastres politiques » (p. 101). Et de déplorer la faiblesse et l’inertie des politiciens français : « Nous
n’avons que des marionnettes à opposer à un homme sans scrupules et décidé à tout comme Hitler » (p. 265). La situation s’aggrave encore à la fin du mois d’août 1939, où « l’avenir est sombre » et où Hélène éprouve de « grandes angoisses » (p. 320) : « Nous sommes au centre du cyclone » (p. 322), écrit-elle le 28 août. Lors de l’offensive allemande, au mois de mai 1940, elle est « angoissée par le désordre, par le laisser-aller, tragiques pour ce pauvre pays » (p. 437). Peu après ce sera l’exode, l’armistice et l’avènement du maréchal Pétain. Tandis que Leger, disgracié par le gouvernement de Vichy, quitte la France et se rend aux États-Unis, Henri Hoppenot, destitué de ses fonctions, pressenti pour l’ambassade de Lisbonne et nommé finalement ambassadeur à Montevideo, s’embarque à Cadix avec Hélène le 6 octobre 1940. Ainsi se clôt cette partie du Journal d’Hélène Hoppenot, où sont relatés, avec vigueur et passion, les événements et les bouleversements qui ont affecté la France entre 1936 et 1940.
Si le Journal d’Hélène Hoppenot n’apporte à peu près rien d’important ni de neuf sur Paul Claudel, sinon quelques détails critiques et complaisants sur les humeurs et les réparties de l’homme, il constitue un document particulièrement riche et attrayant sur les politiciens et les écrivains du temps, sur les événements, les inquiétudes et les tourments des années de l’immédiat avant-guerre et des premiers mois de la guerre.
Agréablement écrit, élégamment édité, clairement présenté, soigneusement annoté, abondamment illustré de photos inédites et complété par un précieux index comportant plus de 400 noms, l’ouvrage offre un document particulièrement riche et vivant sur les milieux politiques et sociaux de la France à la veille et au commencement de la guerre de 1940.
Michel Lioure
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-05898-4
- EAN : 9782406058984
- ISSN : 2262-3108
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-05898-4.p.0119
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 21/04/2016
- Périodicité : Quadrimestrielle
- Langue : Français