Un groupe et ses caprices
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne Montaigne outre-Manche
2022 – 1, n° 74. varia - Auteur : Scholar (Richard)
- Pages : 223 à 229
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
UN GROUPE ET SES CAPRICES
Ajouter aux contributions individuelles réunies ici un bilan du travail collectif du « Montaigne Reading Group », dont les membres se réunissent de façon régulière à Oxford pour lire ensemble les Essais de bout en bout, c’est là une démarche motivée par le fait que ce groupe compte parmi ses membres l’ensemble des auteurs et des auteures figurant dans ce numéro spécial. Précisons d’emblée, cependant, que tous ceux et toutes celles qui signent les articles le font à titre individuel et qu’il n’existe aucun lien direct entre le groupe et la présente publication. Celle-ci a pour but de représenter l’état actuel de la recherche montaignienne outre-Manche, laquelle s’étend bien au-delà des activités du « Montaigne Reading Group », qui, quant à lui, se soustrait délibérément à une logique de publication.
Quel est donc ce groupe et comment fonctionne-t-il ? D’où tire-t-il ses origines ? Vers quel avenir se dirige-t-il ? Son passé comme son futur semblent parfois s’abolir dans le présent des discussions qui l’animent, car lire les Essais chapitre par chapitre en groupe prend un temps géologique. C’est en 2007, si ma mémoire est bonne, qu’un groupe à Oxford se donne pour la première fois comme but une lecture concertée des Essais. Or cette initiative ne représentait alors que l’évolution du travail d’un groupe préexistant, surnommé par ses membres le « Core Group », qui avait entre autres participé durant les années précédentes au programme « Styles et découpages du savoir : 1550-1700 » dans le cadre de l’Action concertée initiative (ACI) « Terrains, Techniques, Théories » financée par le ministère de la recherche en France. Ce « Core Group » était essentiellement composé de chercheurs et chercheuses dont Terence Cave et/ou Ian Maclean avaient dirigé ou dirigeaient encore les études doctorales à Oxford sur divers aspects de la Renaissance et de la première modernité françaises : aussi la « pré-histoire » du « Montaigne Reading Group » 224serait-elle à tracer autour des actions concertées du « moteur Cave-Maclean » à Oxford pendant de nombreuses années1. T. Cave a ainsi évoqué, dans sa contribution aux mélanges offerts à I. Maclean en 2016, la « vigueur » de la collaboration qui l’a uni à ce dernier depuis les années 19702. I. Maclean, répondant dans sa postface au même volume, situait cette collaboration ainsi que le « Montaigne Reading Group » au sein d’un ensemble d’initiatives, centrées sur Oxford, qui continuent à enrichir les études montaigniennes au Royaume-Uni3.
Ce groupe s’est progressivement élargi au-delà de son noyau oxonien pour constituer un réseau informel de montaignistes de toutes générations (une fois franchie l’étape du doctorat) relevant, entre autres, des universités de Bristol, Cambridge, Durham, Londres, St Andrews et Warwick. S’y ajoutent celles et ceux qui ont passé un séjour pour cause de recherche à l’université d’Oxford ou ailleurs : ont ainsi participé, au fil des années, des montaignistes du Canada, d’Espagne, des États-Unis, de France, de Suisse4, et d’autres pays encore. D’année en année, de chapitre en chapitre, le travail du groupe s’est inlassablement poursuivi, à la manière du thé fou auquel participait Alice quelque temps durant son séjour au pays des merveilles. Au moment de la rédaction du présent texte, près de quinze ans après s’être initalement réuni pour lire ensemble « Par divers moyens on arrive à pareille fin » (i, 1), le groupe en est actuellement au chapitre vingt-quatre du livre ii (« De la grandeur romaine »). Quand parviendra-t-il au dernier chapitre du livre iii ? Colin Burrow dit à propos du groupe que « ses membres plus jeunes, du moins, espèrent être encore en vie au moment où nous en aurons fini5 » de lire les Essais. En vérité, nul ne sait si ce jour heureux 225viendra, ni quand. On peut seulement prévoir que sa venue redonnera à penser aux membres du groupe combien c’est par divers moyens qu’on arrive à pareille fin…
Le groupe se réunit normalement environ une fois par mois à Oxford dans le bureau d’un de ses membres, actuellement Wes Williams, jadis votre serviteur. Depuis le début de la crise sanitaire liée au coronavirus (Covid-19), les séances ont lieu sur Zoom. Que l’on se retrouve en présentiel ou à distance, c’est toujours entre midi et deux en semaine pour discuter soit d’un chapitre court dans son entier, soit d’une partie d’un chapitre plus long. On est libre d’apporter son casse-croûte et il n’est pas rare de voir des membres du groupe digérer tel ou tel paradoxe en même temps qu’un morceau de sandwich. On utilise l’édition des Essais de son choix, ce qui engendre, certes, des moments parfois un peu chaotiques de confusion quant à la situation de tel ou tel passage discuté, mais présente aussi le grand avantage de mettre à la disposition du groupe plusieurs versions du texte, imprimées et virtuelles, ainsi que les apparats critiques dont celles-ci sont pourvues. On s’amuse ainsi, quand bon nous semble, à naviguer entre l’édition de 1580 et celle de 1595 en passant par l’Exemplaire de Bordeaux et les autres étapes d’un texte en devenir. On a souvent recours aussi aux traductions des Essais : celle que John Florio publia pour la première fois en 1603 retient le plus souvent notre attention, le groupe comprenant des spécialistes de la littérature anglaise des xvie et xviie siècles, qui éclairent ponctuellement pour le plus grand bonheur de la compagnie la « veuë oblique » (comme I. Maclean l’appelle6) ouverte par la traduction anglaise de Florio sur tel ou tel passage du texte montaignien. D’autres traductions des Essais – en italien et en suédois – ont été consultées en pleine séance au fil des années. Tous les moyens sont bons, en somme, pour élucider les difficultés du texte montaignien.
Car ce qui occupe le groupe pendant ses rencontres, ce sont surtout ces difficultés : ambiguïtés d’ordre lexical ou syntaxique, ajouts, repentirs, détours, méandres, bref, moments où le sens du texte se complique. La discussion s’engage à partir du moment où tel membre du groupe fait part d’une difficulté rencontrée au fil de sa lecture et que d’autres 226y répondent, chacun et chacune à sa façon, que ce soit en partageant cette difficulté, en abondant dans son sens, en y apportant une solution ou en l’associant à une autre difficulté. Le moment venu, on change de sujet de conversation, ne serait-ce que pour revenir plus tard à la difficulté de départ. Le temps de la rencontre s’écoule entre difficultés avouées et aperçus ébauchés.
S’il règne dans les séances une atmosphère de répit entre les contraintes ordinaires du travail universitaire, c’est en partie grâce au créneau qu’il occupe, car l’heure du déjeuner représente pour la majorité du groupe un temps relativement libre qu’elle choisit de consacrer à une passion partagée. Cette atmosphère vient aussi de plus loin : elle accompagne depuis longtemps un groupe informel n’ayant délibérément aucun statut institutionnel. C’est une collectivité, serait-on tenté de dire, dans laquelle il n’y aucune espèce de bureaucratie ; nul programme de recherche ; nulle thématique préconçue ; nul financement sinon indirect ; nul nom de coordinateur, ni de comité de pilotage ; nulle stratégie de publication. Les paroles mêmes qui signifient la gestion, la performance, l’impact, « inouïes7 ».
Tout cela ne va pas trop mal, objectera-t-on, mais ce groupe ne produit-il rien au niveau de la recherche ? Eh bien, non, si ce n’est par accident. On travaille, chacun et chacune à sa manière, en dehors des rencontres du groupe, et on tire profit de celles-ci comme on peut. Le plus souvent, pour ma part, j’en sors avec l’impression de mieux comprendre un certain nombre de passages du texte montaignien ou l’ensemble textuel dans lequel ceux-ci interviennent, par exemple, ou bien d’avoir découvert, grâce à un participant ou une participante, une autre manière de s’ouvrir au texte des Essais. À d’autres moments, c’est vrai, je peux ressentir pour mon compte ce désarroi si bien décrit par C. Burrow lorsqu’il dit qu’après avoir écouté les explications du texte montaignien données par des membres du groupe bien plus savants que lui, il lui arrive de reconnaître non seulement qu’il ne comprend pas le texte mais qu’il n’est plus du tout sûr de savoir ce que « comprendre » signifie8. Un tel désarroi, me dis-je après coup en guise de consolation, fait partie intégrante d’une réponse intellectuelle adéquate au texte combien déconcertant des Essais ainsi qu’à la multitude fourmillante 227de méthodes nourries par le « Montaigne Reading Group ». On a parfois l’impression, en effet, qu’il ne s’y exprime jamais « deux opinions pareilles » et que « leur plus universelle qualité », pour citer une phrase que le groupe aura l’occasion de lire de près plus tard, « c’est la diversité9 ». Cette diversité, qui est ici protégée par l’absence de toute orientation méthodologique ou thématique préétablie, fait toute la richesse des discussions.
Elle y ajoute aussi le piment de nos manies. Car il peut nous arriver de révéler dans nos contributions aux discussions du groupe nos bêtes noires ou bugbears, selon la phrase d’I. Maclean10, et nos caprices. « Caprice » est en effet le terme que Frédérique Aït-Touati emploie pour décrire le comportement collectif du « Montaigne Reading Group » : « Pourquoi donc, pourrait-on demander, passer sa pause-déjeuner à lire Montaigne et à en discuter ? Eh bien, pour le plaisir et par pur caprice11. » Le choix du mot « caprice » a ceci d’intéressant qu’il permet également de désigner les enthousiasmes qui animent les participants et participantes dans leurs projets de recherche individuels réalisés en dehors du groupe. Or ce mot apparaît sous la plume de Montaigne comme l’un de ces termes dépréciatifs que l’auteur utilise pour qualifier ses écrits. Ainsi, dans l’« Apologie de Raimond Sebond », récemment lue au sein du groupe, Montaigne fait intervenir le terme en situant ses propres écrits par rapport au discours de la philosophie :
elle [la Philosophie] a tant de visages et de varieté, et a tant dict, que tous nos songes et resveries s’y trouvent. L’humaine phantasie ne peut rien concevoir en bien et en mal qui n’y soit. [C] Nihil tam absurde dici potest quod non dicatur 228ab aliquo philosophorum. [B] Et j’en laisse plus librement aller mes caprices en public : d’autant que, bien qu’ils soyent nez chez moy et sans patron, je sçay qu’ils trouveront leur relation à quelque humeur ancienne ; et ne faudra quelqu’un de dire : Voylà d’où il le print12 !
Décrire ainsi ses « caprices », c’est une façon parmi d’autres pour Montaigne de caractériser la liberté qu’il s’arroge en tant que « philosophe impremedité et fortuite13 » et qui reste on ne peut plus déconcertante pour ses contemporains « avides de doctrine », selon la formule d’André Tournon14.
Revenons aux caprices du « Montaigne Reading Group ». Car ceux-ci sont précieux non seulement comme piment des conversations qui l’animent mais aussi comme indices de son éclosion intellectuelle. La force centrifuge de ce groupe fait qu’il n’a rien d’une équipe censée poursuivre un ensemble d’objectifs autour d’un axe de recherche mais qu’il ouvre, plutôt, à la lumière d’un seul texte, de multiples perspectives. Certaines d’entre elles sont indiquées dans les publications qui contiennent une réflexion sur le travail du groupe15. D’autres sont à repérer parmi le nombre croissant d’ouvrages qui prennent la peine de signaler une dette contractée envers le groupe au cours de la recherche16. 229Ajoutons à ces indications l’ensemble de ce numéro spécial, foyer de nouvelles perspectives, et peut-être aussi – que sais-je ? – publication « impréméditée et fortuite » d’un groupe.
Richard Scholar
Université de Durham
1 Il s’agirait d’une nouvelle application de la méthode que Terence Cave définit de la façon suivante : « C’est cet ensemble de traces, ce qui était là avant qu’il n’y eût une “histoire”, qui est considéré ici comme une “pré-histoire” » (Pré-histoires II : langues étrangères et troubles économiques, Genève, Droz, 2001, p. 15).
2 T. Cave, « The Transit of Venus : Feeling Your Way Forward », dans Neil Kenny, Richard Scholar et Wes Williams (dir.), Montaigne in Transit : Essays in Honour of Ian Maclean, Cambridge, Legenda, 2016, p. 15-16.
3 Ian Maclean, « Afterword », dans Montaigne in Transit, op. cit., p. 252-253.
4 Dont fait partie Dorine Rouiller, que je remercie vivement d’avoir revu méticuleusement ce texte.
5 Colin Burrow, « Preface : Reading Montaigne », dans Lars Engle, Patrick Gray et William M. Hamlin (dir.), Shakespeare and Montaigne, Édimbourg, Edinburgh University Press, 2021, p. xv (« We are now well into Book 2, and at least the younger members of the group hope to be alive by the time we finish »).
6 I. Maclean, « Afterword », art. cité, p. 253. Il emploie ici dans un nouveau contexte une phrase de Montaigne dans Les Essais, édition de Pierre Villey et V.-L. Saulnier (Paris, Presses universitaires de France, 1992 [1965]), « De la vanité », iii, 9, 994.
7 Montaigne, op. cit., « Des Cannibales », i, 31, 206-207.
8 C. Burrow, « Preface », art. cité, p. xv.
9 Montaigne, op. cit., « De la ressemblance des enfans aux peres », ii, 37, 786.
10 I. Maclean, « Afterword », art. cité, p. 253-254 (« During these very enjoyable occasions, the particular bugbears […] of the various participants become apparent »). I. Maclean reprend le terme bugbears en référence à l’article que Valerie Worth-Stylianou, autre membre du groupe, a publié dans Montaigne in Transit : « “Bugge-beares” or “Bouquets” : Translations of the Latin Quotations in Florio’s and Gournay’s Versions of the Essais », op. cit., p. 155-170.
11 Frédérique Aït-Touati dans Richard Scholar, Caprice in the Time of Covid : An Inaugural Film-Lecture in Two Acts, mis en ligne le 14 mai 2021. Stable URL : https://youtube.com/watch?v=AAoboxuX1ms [page consultée le 14/10/2021]. Les remarques de F. Aït-Touati à propos du groupe, que nous traduisons en partie ci-dessus, se trouvent à la 54e minute du film : « It was in England that I met colleagues passionate enough to organize, for years, an informal reading group in which we were reading and commenting on all of Montaigne’s Essais, one after the other. […] So, you would say, why spend our lunches reading and discussing Montaigne ? Well, “pour le plaisir et par pur caprice” ».
12 Montaigne, op. cit., ii, 12, 546. La citation latine vient du De divinatione de Cicéron (II, lviii) : « On ne peut rien dire de si absurde qu’on ne lise chez quelque philosophe. »
13 Montaigne, op. cit., ii, 12, 546. Autre exemple, dans « De la force de l’imagination » (i, 21, 103), du mot « caprice » employé de façon similaire : « Et tout ce caprice m’est tombé presentement en main, sur le conte que me faisoit un domestique apotiquaire de feu mon père ». Les « caprices » de Montaigne font l’objet d’une réception controversée au xviie siècle. Voici par exemple ce qu’en dit Charles Sorel en 1667 : « Il est vray qu’on luy a objecté encore, qu’il estoit si amoureux de luy-mesme, qu’il ne parloit quasi que de luy dans ses Escrits, comme s’il eust deu estre un exemple necessaire à tous les hommes, quoy que ce qu’il rapportoit ne fust d’ordinaire que des caprices » (La Bibliothèque françoise, Genève, Slatkine, 1970 [1667], p. 85). Je remercie John O’Brien de m’avoir signalé ce passage.
14 André Tournon, « Essai et provocation dans le iiie livre (note sur les 7e, 8e, 9e chapitres) », Réforme, Humanisme, Renaissance, vol. 21, 1985, p. 10-11.
15 Celles, déjà citées, de C. Burrow et d’I. Maclean.
16 Voir, par exemple, Chimène Bateman, « Uneasy States of Matrimony », dans Montaigne in Transit, op. cit., p. 96 n. 32 ; C. Burrow, Imitating Authors : Plato to Futurity, Oxford, Oxford University Press, 2019, p. vii (préface) ; Isabelle Moreau, La Paresse en héritage : Montaigne, Pascal, Bayle, Paris, Champion, 2019, p. 9 (remerciements) ; Agrippa d’Aubigné, Les Tragiques, trad. par Valerie Worth-Stylianou, Tempe, ACMRS, 2020, p. xvi (préface de la traductrice) ; R. Scholar, Émigrés : French Words That Turned English, Princeton, Princeton University Press, 2020, p. 216 (remerciements).
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- Mise en ligne : 30/03/2022
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