Aller au contenu

Classiques Garnier

Un groupe et ses caprices

223

UN GROUPE ET SES CAPRICES

Ajouter aux contributions individuelles réunies ici un bilan du travail collectif du « Montaigne Reading Group », dont les membres se réunissent de façon régulière à Oxford pour lire ensemble les Essais de bout en bout, cest là une démarche motivée par le fait que ce groupe compte parmi ses membres lensemble des auteurs et des auteures figurant dans ce numéro spécial. Précisons demblée, cependant, que tous ceux et toutes celles qui signent les articles le font à titre individuel et quil nexiste aucun lien direct entre le groupe et la présente publication. Celle-ci a pour but de représenter létat actuel de la recherche montaignienne outre-Manche, laquelle sétend bien au-delà des activités du « Montaigne Reading Group », qui, quant à lui, se soustrait délibérément à une logique de publication.

Quel est donc ce groupe et comment fonctionne-t-il ? Doù tire-t-il ses origines ? Vers quel avenir se dirige-t-il ? Son passé comme son futur semblent parfois sabolir dans le présent des discussions qui laniment, car lire les Essais chapitre par chapitre en groupe prend un temps géologique. Cest en 2007, si ma mémoire est bonne, quun groupe à Oxford se donne pour la première fois comme but une lecture concertée des Essais. Or cette initiative ne représentait alors que lévolution du travail dun groupe préexistant, surnommé par ses membres le « Core Group », qui avait entre autres participé durant les années précédentes au programme « Styles et découpages du savoir : 1550-1700 » dans le cadre de lAction concertée initiative (ACI) « Terrains, Techniques, Théories » financée par le ministère de la recherche en France. Ce « Core Group » était essentiellement composé de chercheurs et chercheuses dont Terence Cave et/ou Ian Maclean avaient dirigé ou dirigeaient encore les études doctorales à Oxford sur divers aspects de la Renaissance et de la première modernité françaises : aussi la « pré-histoire » du « Montaigne Reading Group » 224serait-elle à tracer autour des actions concertées du « moteur Cave-Maclean » à Oxford pendant de nombreuses années1. T. Cave a ainsi évoqué, dans sa contribution aux mélanges offerts à I. Maclean en 2016, la « vigueur » de la collaboration qui la uni à ce dernier depuis les années 19702. I. Maclean, répondant dans sa postface au même volume, situait cette collaboration ainsi que le « Montaigne Reading Group » au sein dun ensemble dinitiatives, centrées sur Oxford, qui continuent à enrichir les études montaigniennes au Royaume-Uni3.

Ce groupe sest progressivement élargi au-delà de son noyau oxonien pour constituer un réseau informel de montaignistes de toutes générations (une fois franchie létape du doctorat) relevant, entre autres, des universités de Bristol, Cambridge, Durham, Londres, St Andrews et Warwick. Sy ajoutent celles et ceux qui ont passé un séjour pour cause de recherche à luniversité dOxford ou ailleurs : ont ainsi participé, au fil des années, des montaignistes du Canada, dEspagne, des États-Unis, de France, de Suisse4, et dautres pays encore. Dannée en année, de chapitre en chapitre, le travail du groupe sest inlassablement poursuivi, à la manière du thé fou auquel participait Alice quelque temps durant son séjour au pays des merveilles. Au moment de la rédaction du présent texte, près de quinze ans après sêtre initalement réuni pour lire ensemble « Par divers moyens on arrive à pareille fin » (i, 1), le groupe en est actuellement au chapitre vingt-quatre du livre ii (« De la grandeur romaine »). Quand parviendra-t-il au dernier chapitre du livre iii ? Colin Burrow dit à propos du groupe que « ses membres plus jeunes, du moins, espèrent être encore en vie au moment où nous en aurons fini5 » de lire les Essais. En vérité, nul ne sait si ce jour heureux 225viendra, ni quand. On peut seulement prévoir que sa venue redonnera à penser aux membres du groupe combien cest par divers moyens quon arrive à pareille fin…

Le groupe se réunit normalement environ une fois par mois à Oxford dans le bureau dun de ses membres, actuellement Wes Williams, jadis votre serviteur. Depuis le début de la crise sanitaire liée au coronavirus (Covid-19), les séances ont lieu sur Zoom. Que lon se retrouve en présentiel ou à distance, cest toujours entre midi et deux en semaine pour discuter soit dun chapitre court dans son entier, soit dune partie dun chapitre plus long. On est libre dapporter son casse-croûte et il nest pas rare de voir des membres du groupe digérer tel ou tel paradoxe en même temps quun morceau de sandwich. On utilise lédition des Essais de son choix, ce qui engendre, certes, des moments parfois un peu chaotiques de confusion quant à la situation de tel ou tel passage discuté, mais présente aussi le grand avantage de mettre à la disposition du groupe plusieurs versions du texte, imprimées et virtuelles, ainsi que les apparats critiques dont celles-ci sont pourvues. On samuse ainsi, quand bon nous semble, à naviguer entre lédition de 1580 et celle de 1595 en passant par lExemplaire de Bordeaux et les autres étapes dun texte en devenir. On a souvent recours aussi aux traductions des Essais : celle que John Florio publia pour la première fois en 1603 retient le plus souvent notre attention, le groupe comprenant des spécialistes de la littérature anglaise des xvie et xviie siècles, qui éclairent ponctuellement pour le plus grand bonheur de la compagnie la « veuë oblique » (comme I. Maclean lappelle6) ouverte par la traduction anglaise de Florio sur tel ou tel passage du texte montaignien. Dautres traductions des Essais – en italien et en suédois – ont été consultées en pleine séance au fil des années. Tous les moyens sont bons, en somme, pour élucider les difficultés du texte montaignien.

Car ce qui occupe le groupe pendant ses rencontres, ce sont surtout ces difficultés : ambiguïtés dordre lexical ou syntaxique, ajouts, repentirs, détours, méandres, bref, moments où le sens du texte se complique. La discussion sengage à partir du moment où tel membre du groupe fait part dune difficulté rencontrée au fil de sa lecture et que dautres 226y répondent, chacun et chacune à sa façon, que ce soit en partageant cette difficulté, en abondant dans son sens, en y apportant une solution ou en lassociant à une autre difficulté. Le moment venu, on change de sujet de conversation, ne serait-ce que pour revenir plus tard à la difficulté de départ. Le temps de la rencontre sécoule entre difficultés avouées et aperçus ébauchés.

Sil règne dans les séances une atmosphère de répit entre les contraintes ordinaires du travail universitaire, cest en partie grâce au créneau quil occupe, car lheure du déjeuner représente pour la majorité du groupe un temps relativement libre quelle choisit de consacrer à une passion partagée. Cette atmosphère vient aussi de plus loin : elle accompagne depuis longtemps un groupe informel nayant délibérément aucun statut institutionnel. Cest une collectivité, serait-on tenté de dire, dans laquelle il ny aucune espèce de bureaucratie ; nul programme de recherche ; nulle thématique préconçue ; nul financement sinon indirect ; nul nom de coordinateur, ni de comité de pilotage ; nulle stratégie de publication. Les paroles mêmes qui signifient la gestion, la performance, limpact, « inouïes7 ».

Tout cela ne va pas trop mal, objectera-t-on, mais ce groupe ne produit-il rien au niveau de la recherche ? Eh bien, non, si ce nest par accident. On travaille, chacun et chacune à sa manière, en dehors des rencontres du groupe, et on tire profit de celles-ci comme on peut. Le plus souvent, pour ma part, jen sors avec limpression de mieux comprendre un certain nombre de passages du texte montaignien ou lensemble textuel dans lequel ceux-ci interviennent, par exemple, ou bien davoir découvert, grâce à un participant ou une participante, une autre manière de souvrir au texte des Essais. À dautres moments, cest vrai, je peux ressentir pour mon compte ce désarroi si bien décrit par C. Burrow lorsquil dit quaprès avoir écouté les explications du texte montaignien données par des membres du groupe bien plus savants que lui, il lui arrive de reconnaître non seulement quil ne comprend pas le texte mais quil nest plus du tout sûr de savoir ce que « comprendre » signifie8. Un tel désarroi, me dis-je après coup en guise de consolation, fait partie intégrante dune réponse intellectuelle adéquate au texte combien déconcertant des Essais ainsi quà la multitude fourmillante 227de méthodes nourries par le « Montaigne Reading Group ». On a parfois limpression, en effet, quil ne sy exprime jamais « deux opinions pareilles » et que « leur plus universelle qualité », pour citer une phrase que le groupe aura loccasion de lire de près plus tard, « cest la diversité9 ». Cette diversité, qui est ici protégée par labsence de toute orientation méthodologique ou thématique préétablie, fait toute la richesse des discussions.

Elle y ajoute aussi le piment de nos manies. Car il peut nous arriver de révéler dans nos contributions aux discussions du groupe nos bêtes noires ou bugbears, selon la phrase dI. Maclean10, et nos caprices. « Caprice » est en effet le terme que Frédérique Aït-Touati emploie pour décrire le comportement collectif du « Montaigne Reading Group » : « Pourquoi donc, pourrait-on demander, passer sa pause-déjeuner à lire Montaigne et à en discuter ? Eh bien, pour le plaisir et par pur caprice11. » Le choix du mot « caprice » a ceci dintéressant quil permet également de désigner les enthousiasmes qui animent les participants et participantes dans leurs projets de recherche individuels réalisés en dehors du groupe. Or ce mot apparaît sous la plume de Montaigne comme lun de ces termes dépréciatifs que lauteur utilise pour qualifier ses écrits. Ainsi, dans l« Apologie de Raimond Sebond », récemment lue au sein du groupe, Montaigne fait intervenir le terme en situant ses propres écrits par rapport au discours de la philosophie :

elle [la Philosophie] a tant de visages et de varieté, et a tant dict, que tous nos songes et resveries sy trouvent. Lhumaine phantasie ne peut rien concevoir en bien et en mal qui ny soit. [C] Nihil tam absurde dici potest quod non dicatur 228ab aliquo philosophorum. [B] Et jen laisse plus librement aller mes caprices en public : dautant que, bien quils soyent nez chez moy et sans patron, je sçay quils trouveront leur relation à quelque humeur ancienne ; et ne faudra quelquun de dire : Voylà doù il le print12 !

Décrire ainsi ses « caprices », cest une façon parmi dautres pour Montaigne de caractériser la liberté quil sarroge en tant que « philosophe impremedité et fortuite13 » et qui reste on ne peut plus déconcertante pour ses contemporains « avides de doctrine », selon la formule dAndré Tournon14.

Revenons aux caprices du « Montaigne Reading Group ». Car ceux-ci sont précieux non seulement comme piment des conversations qui laniment mais aussi comme indices de son éclosion intellectuelle. La force centrifuge de ce groupe fait quil na rien dune équipe censée poursuivre un ensemble dobjectifs autour dun axe de recherche mais quil ouvre, plutôt, à la lumière dun seul texte, de multiples perspectives. Certaines dentre elles sont indiquées dans les publications qui contiennent une réflexion sur le travail du groupe15. Dautres sont à repérer parmi le nombre croissant douvrages qui prennent la peine de signaler une dette contractée envers le groupe au cours de la recherche16. 229Ajoutons à ces indications lensemble de ce numéro spécial, foyer de nouvelles perspectives, et peut-être aussi – que sais-je ? – publication « impréméditée et fortuite » dun groupe.

Richard Scholar

Université de Durham

1 Il sagirait dune nouvelle application de la méthode que Terence Cave définit de la façon suivante : « Cest cet ensemble de traces, ce qui était là avant quil ny eût une “histoire”, qui est considéré ici comme une “pré-histoire” » (Pré-histoires II : langues étrangères et troubles économiques, Genève, Droz, 2001, p. 15).

2 T. Cave, « The Transit of Venus : Feeling Your Way Forward », dans Neil Kenny, Richard Scholar et Wes Williams (dir.), Montaigne in Transit : Essays in Honour of Ian Maclean, Cambridge, Legenda, 2016, p. 15-16.

3 Ian Maclean, « Afterword », dans Montaigne in Transit, op. cit., p. 252-253.

4 Dont fait partie Dorine Rouiller, que je remercie vivement davoir revu méticuleusement ce texte.

5 Colin Burrow, « Preface : Reading Montaigne », dans Lars Engle, Patrick Gray et William M. Hamlin (dir.), Shakespeare and Montaigne, Édimbourg, Edinburgh University Press, 2021, p. xv (« We are now well into Book 2, and at least the younger members of the group hope to be alive by the time we finish »).

6 I. Maclean, « Afterword », art. cité, p. 253. Il emploie ici dans un nouveau contexte une phrase de Montaigne dans Les Essais, édition de Pierre Villey et V.-L. Saulnier (Paris, Presses universitaires de France, 1992 [1965]), « De la vanité », iii, 9, 994.

7 Montaigne, op. cit., « Des Cannibales », i, 31, 206-207.

8 C. Burrow, « Preface », art. cité, p. xv.

9 Montaigne, op. cit., « De la ressemblance des enfans aux peres », ii, 37, 786.

10 I. Maclean, « Afterword », art. cité, p. 253-254 (« During these very enjoyable occasions, the particular bugbears [] of the various participants become apparent »). I. Maclean reprend le terme bugbears en référence à larticle que Valerie Worth-Stylianou, autre membre du groupe, a publié dans Montaigne in Transit : « “Bugge-beares” or “Bouquets” : Translations of the Latin Quotations in Florios and Gournays Versions of the Essais », op. cit., p. 155-170.

11 Frédérique Aït-Touati dans Richard Scholar, Caprice in the Time of Covid : An Inaugural Film-Lecture in Two Acts, mis en ligne le 14 mai 2021. Stable URL : https://youtube.com/watch?v=AAoboxuX1ms [page consultée le 14/10/2021]. Les remarques de F. Aït-Touati à propos du groupe, que nous traduisons en partie ci-dessus, se trouvent à la 54e minute du film : « It was in England that I met colleagues passionate enough to organize, for years, an informal reading group in which we were reading and commenting on all of Montaignes Essais, one after the other. [] So, you would say, why spend our lunches reading and discussing Montaigne ? Well, “pour le plaisir et par pur caprice” ».

12 Montaigne, op. cit., ii, 12, 546. La citation latine vient du De divinatione de Cicéron (II, lviii) : « On ne peut rien dire de si absurde quon ne lise chez quelque philosophe. »

13 Montaigne, op. cit., ii, 12, 546. Autre exemple, dans « De la force de limagination » (i, 21, 103), du mot « caprice » employé de façon similaire : « Et tout ce caprice mest tombé presentement en main, sur le conte que me faisoit un domestique apotiquaire de feu mon père ». Les « caprices » de Montaigne font lobjet dune réception controversée au xviie siècle. Voici par exemple ce quen dit Charles Sorel en 1667 : « Il est vray quon luy a objecté encore, quil estoit si amoureux de luy-mesme, quil ne parloit quasi que de luy dans ses Escrits, comme sil eust deu estre un exemple necessaire à tous les hommes, quoy que ce quil rapportoit ne fust dordinaire que des caprices » (La Bibliothèque françoise, Genève, Slatkine, 1970 [1667], p. 85). Je remercie John OBrien de mavoir signalé ce passage.

14 André Tournon, « Essai et provocation dans le iiie livre (note sur les 7e, 8e, 9e chapitres) », Réforme, Humanisme, Renaissance, vol. 21, 1985, p. 10-11.

15 Celles, déjà citées, de C. Burrow et dI. Maclean.

16 Voir, par exemple, Chimène Bateman, « Uneasy States of Matrimony », dans Montaigne in Transit, op. cit., p. 96 n. 32 ; C. Burrow, Imitating Authors : Plato to Futurity, Oxford, Oxford University Press, 2019, p. vii (préface) ; Isabelle Moreau, La Paresse en héritage : Montaigne, Pascal, Bayle, Paris, Champion, 2019, p. 9 (remerciements) ; Agrippa dAubigné, Les Tragiques, trad. par Valerie Worth-Stylianou, Tempe, ACMRS, 2020, p. xvi (préface de la traductrice) ; R. Scholar, Émigrés : French Words That Turned English, Princeton, Princeton University Press, 2020, p. 216 (remerciements).