Montaigne lecteur et continuateur de Commynes Une filiation politique et morale
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
2021, n° 73. varia - Auteur : Viaud (Alicia)
- Pages : 33 à 58
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
MONTAIGNE LECTEUR
ET CONTINUATEUR DE COMMYNES
Une filiation politique et morale 1
Montaigne, qui présente l’histoire comme sa « droitte bale2 », lit et commente abondamment les historiens antiques ainsi que des auteurs plus récents, parmi lesquels Philippe de Commynes (1447-1511). Selon Pierre Villey, il entame avant 1565 la lecture des Mémoires, qu’il parcourt de nouveau dans les années 15803. Un tel intérêt n’a rien d’étonnant : publiée partiellement à Paris chez Galliot du Pré en 1524 sous le titre de Cronique et hystoire, puis dans son intégralité chez Denis Sauvage en 1552, l’œuvre de Commynes est un des grands succès de librairie du xvie siècle4.
De cette lecture, on trouve trace sous la plume de Montaigne. Dans les Essais, trois références explicites à Commynes permettent de sonder la réception des Mémoires et de reconstituer le rapport de l’essayiste au mémorialiste. Plus largement, elles dessinent un portrait de Montaigne en lecteur et permettent de comprendre les attentes de ce dernier vis-à-vis des ouvrages d’histoire. Lecteur de Commynes, Montaigne peut également être envisagé comme son continuateur. Les Essais, qui ne respectent pas une progression chronologique et évoquent peu le rôle public de leur auteur, ne sont pas des mémoires. Montaigne dit néanmoins être la 34« matiere de son livre » (« Au lecteur », 27) et propose au fil des pages une « peinture » de lui-même (III, 2, 845). En outre, s’il s’est refusé à écrire l’histoire des événements récents, l’essayiste fait régulièrement allusion à l’actualité dans les Essais, qui sont à la fois « miroir et procès de leur temps5 ». Ces derniers ont d’ailleurs été reçus par leur premier lectorat comme un ensemble de discours politiques6 ; Marie de Gournay, dans la préface de 1595, résume cette réception en une heureuse formule : « Montaigne peinct la guerre et l’estat avec luy7 ». Le portrait de l’essayiste paraît ainsi indissociable de l’évocation des réalités politiques et militaires récentes ou plus anciennes, comme l’est celui de Commynes dans le récit qu’il offre des années 1464-1498, marquées par un vaste conflit d’expansion territoriale opposant Louis XI à ses vassaux, puis par les ambitions italiennes de Charles VIII8.
L’intrication de la représentation de soi et de l’histoire politique dans leurs textes respectifs, source d’une proximité à la fois générique et thématique, conduit à faire l’hypothèse d’une relation d’émulation, voire d’un sentiment de rivalité que Montaigne aurait nourri envers Commynes, à moins d’un siècle d’écart. En tant que lecteur, Montaigne aurait perdu l’estime d’abord éprouvé à la lecture des Mémoires à l’occasion d’une crise de confiance que Philippe Desan situe dans les années 1580 : on commencera par reparcourir les références à Commynes dans les Essais afin d’interroger ce possible basculement de l’admiration au désaveu9. En tant que continuateur, Montaigne n’aurait pas hésité à s’approprier 35des anecdotes et des réflexions de Commynes sans mentionner ce dernier, dans le but, selon Jeanne Demers, de diminuer le prestige d’un ouvrage concurrent : on examinera cette accusation à partir d’exemples de possibles emprunts aux Mémoires de la part de l’essayiste10. La relecture croisée de certains passages des deux ouvrages permettra, enfin, d’évaluer l’existence d’une filiation politique et morale liant les Essais aux Mémoires, née du compagnonnage littéraire que Marcel Tetel a mis en lumière11. Montaigne, comme Commynes avant lui, fait en effet dialoguer deux images et deux histoires : celles des rois, qu’il désacralise, et les siennes, qui se définissent, dans le miroir des premières, par l’aspiration à un « juste milieu12 ».
Les références explicites :
« mon » Philippe de Commynes
Commynes « excellent » historien
Dans les dernières pages du chapitre « Des livres », Montaigne évoque ses défauts de mémoire et son habitude d’écrire, à la fin de chaque ouvrage, la date d’achèvement de la lecture de celui-ci, ainsi que « le jugement qu’[il en a] retiré en gros » (II, 10, 440). Il retranscrit ensuite quelques annotations inscrites dans ses livres d’histoire. Après avoir livré un commentaire flatteur au sujet de François Guichardin, « historiographe diligent » (ibid.), il écrit :
36En mon Philippe de Comines, il y a cecy : Vous trouverez le langage doux et aggreable, d’une naïfve simplicité, la narration pure, et en laquelle la bonne foy de l’autheur reluit evidemment, exempte de vanité parlant de soy, et d’affection et d’envie parlant d’autruy : ses discours et enhortemens, accompaignez, plus de bon zele et de verité, que d’aucune exquise suffisance, et tout par tout de l’authorité et gravité, representant son homme de bon lieu, élevé aux grans affaires (ibid.).
Allusion est encore faite à Commynes dans la note portant sur les Mémoires de Guillaume Du Bellay. Montaigne fait l’éloge de ce dernier comme d’un homme d’expérience, puis le critique pour l’orientation qu’il a donnée à son ouvrage : « C’est icy plustost un plaidoyer pour le Roy François, contre l’Empereur Charles cinquiesme, qu’une histoire » (II, 10, 441). Le franc-parler et la liberté manqueraient dans les Mémoires de Du Bellay ; on retrouverait davantage ces qualités chez Joinville, chez Éginhard « et de plus fresche mémoire en Philippe de Comines » (ibid.).
Ces deux commentaires de Montaigne sont tout à l’honneur des Mémoires de Commynes. Ils vantent d’abord les mérites formels de ces derniers, la simplicité de la langue et de la narration étant la première marque autant que la condition des qualités éthiques du récit. Montaigne loue ensuite la fiabilité du texte, fruit du rapport direct de Commynes aux événements : l’histoire paraît d’autant plus crédible que son auteur peut prétendre à une double position d’acteur et de témoin13. Montaigne célèbre encore la franchise du mémorialiste, qui est une sorte de charité bien ordonnée : les Mémoires ne blâment pas autrui de manière injustifiée, ni n’exaltent de façon trop appuyée leur auteur. L’essayiste souligne enfin les vertus des exhortations de Commynes ; cet attachement à la portée édifiante du texte renvoie à la conception de l’histoire comme maîtresse de vie (historia magistra vitæ), vieille comme Cicéron, qui fait du savoir sur le passé un ferment de perfectionnement moral14. Montaigne commente finalement moins le contenu des Mémoires que la persona du mémorialiste ; selon une logique toute aristocratique, la valeur de l’œuvre repose sur 37celle de l’homme qui les a écrits, elle-même tributaire de ses origines familiales, de son éducation et de son expérience15.
Les caractéristiques des Mémoires vantés par Montaigne reflètent celles que la critique récente a identifiées16. Le style de Commynes, économe en adjectifs, en comparaisons et en métaphores, manifeste un goût de la précision dans la description des lieux, la mention des dates ou des chiffres, ainsi qu’un souci de la nuance, dont l’usage de nombreux modalisateurs est le reflet. Commynes précise par ailleurs souvent si ses informations sont de première main ou s’il les a obtenues grâce à un tiers. L’autorité de Commynes est fondée sur sa proximité durable avec Louis XI – sa « continuelle residance17 », comme il la désigne –, et sur la mise en valeur d’un savoir dont il est parfois l’unique dépositaire18 ; l’usage de la première personne a, de ce fait, une importante fonction d’attestation des faits. Surtout, Commynes affirme un refus du panégyrique du prince, qui se fait selon lui au mépris de la vérité historique, et se montre bel et bien moins partisan que les chroniqueurs bourguignons ou que les Grandes chroniques de France, qui rapportent les mêmes événements que lui19. Si les Mémoires sont enfin une apologie de leur auteur, le portrait flatteur du conseiller du prince est dessiné de manière adroite, par l’association d’une succession de détails avantageux à un art de l’auto-critique20.
Avant de rappeler les jugements qu’il a tirés de ses lectures, toujours au chapitre « Des livres », Montaigne a distingué trois catégories d’historiens : les historiens « simples » (II, 10, 438), qui fournissent une 38matière « nue et informe » que chacun peut juger à sa convenance ; les historiens médiocres, qui imposent leurs vues en dissimulant ou en signalant des faits en fonction de leurs convictions ; les historiens « excellents » qui, eux, « ont la suffisance de choisir ce qui est digne d’estre sceu », sans pour autant « alterer » « la matiere » « par leurs racourcicemens » ou par leurs « choix » (ibid.). À partir des commentaires écrits au sujet des Mémoires, on peut considérer que Commynes relève de la dernière catégorie. Le mémorialiste apparaît comme un modèle de « bonne foy », qualité dont on sait l’importance que Montaigne lui accorde dans l’avis « Au lecteur » et qui a également pris de plus en plus d’importance dans les revendications des historiens au fil du xvie siècle21. Les Mémoires de Commynes, qui se distinguent a priori autant de la description froide des événements que de la célébration enflammée du prince, permettent d’envisager la valeur de la subjectivité dans l’historiographie : ils offrent un point de vue particulier sur l’histoire, sans que ce dernier n’implique une soumission absolue à des visées apologétiques22.
Les Mémoires comme guide pour le prince
La deuxième référence aux Mémoires dans les Essais se trouve au début du chapitre « Observation sur les moyens de faire la guerre, de Julius Cæsar ». Commynes trouve sa place au terme d’une énumération de noms prestigieux, appariant un homme de guerre à un auteur, poète ou historien : « On recite de plusieurs chefs de guerre, qu’ils ont eu certains livres en particuliere recommandation, comme le grand Alexandre, Homere : Scipion Aphricain, Xenophon : Marcus Brutus, Polybius : Charles cinquiesme, Philippe de Comines » (II, 34, 772). Montaigne n’évoque pas sa propre lecture mais celle d’un des plus grands souverains de son époque, dont la « recommandation » peut faire autorité. Il tire cette information de la Methodus ad facilem historiarum cognitionem de Jean Bodin (1566), qui souligne la pertinence du savoir historique pour l’homme d’action23.
39Les Mémoires, qui montrent davantage les moyens d’éviter la guerre que de la mener, ne constituent pas le meilleur des traités d’art militaire – César demeure « le vray et souverain patron de l’art militaire » selon Montaigne (II, 34, 772) – mais permettent de découvrir les pratiques et les subtilités de la diplomatie24. Ils offrent à Charles Quint des exemples de recours à la force et à la ruse, dans le cadre d’un conflit d’expansion territoriale qui oppose Charles le Téméraire, l’un de ses éminents ascendants, à Louis XI, prédécesseur de ses adversaires français François Ier et Henri II. Parce qu’ils fournissent modèles et contre-modèles de comportements princiers et d’évolutions des rapports de force, ils peuvent guider efficacement la prise de décision de l’homme d’État comme du chef militaire. Montaigne suggère ainsi que l’ouvrage de Commynes, qui propose un savoir peu normatif, proche des données concrètes de l’expérience, s’inscrit dans le prolongement de la tradition des arts militaires et de celles des miroirs des princes25.
Commynes plagiaire ou Montaigne lecteur inattentif ?
La dernière référence de Montaigne aux Mémoires est davantage polémique et paraît manifester une dissipation de la confiance placée en Commynes26. Au chapitre « De l’art de conférer », Montaigne explique en effet que les Mémoires ont perdu de leur lustre lorsqu’il a découvert qu’une remarque pertinente de Commynes se trouvait déjà chez plusieurs auteurs antiques :
Quand je leuz Philippe de Comines, il y a plusieurs années, tresbon autheur certes ; j’y remarquay ce mot pour non vulgaire : Qu’il se faut bien garder de faire tant de service à son maistre, qu’on l’empesche d’en trouver la juste recompence. Je devois louer l’invention, non pas luy. (III, 8, 985)
Montaigne rappelle ensuite les différentes formulations du même constat chez Tacite, chez Sénèque et chez Cicéron27. S’en suit une remarque 40plus générale sur la difficulté, pour tous ceux et celles qui manquent de « praticque avec les livres » (ibid., 986), à estimer la qualité d’un auteur et à savoir notamment si ce dernier n’a pas « empiré la forme » en « emprunt[ant] la matiere » (ibid.).
Le propos que Montaigne croyait « non vulgaire » – c’est-à-dire peu répandu – se révèle être une banalité ; cette déconvenue a marqué l’essayiste, qui explique se tenir désormais « tousjours sur [ses] gardes » (ibid.). Si la déception est compréhensible, peut-on pour autant blâmer Commynes de s’être indûment approprié l’observation pertinente d’un auteur antique, d’être tant peu « sçavant et memorieux » que de mauvaise foi (ibid.) ? La formule relevée par Montaigne se trouve au chapitre 12 du livre III des Mémoires, qui comporte des conseils destinés aux serviteurs des souverains. Ces derniers ne doivent pas faire preuve de trop d’audace, en considérant qu’ils ont bien servi leur prince et que celui-ci leur est redevable :
Encores en ce pas me fault alleguer nostre maistre en deux choses, qui une foiz me dist, parlant de ceulx qui font grands services (et m’en allegua son acteur de quil le tenoit), disant que avoir trop bien servy, s’il ne pert aulcunesfoiz les gens, et que le plus souvent les grands services sont recompensés par grands ingratitudes, mais qu’il peult aussi bien advenir par le deffault de ceulx qui ont faict lesdictz services, qui trop arrogamment veulent user de leur bonne fortune tant envers leurs maistres que leurs compaignons, comme de la mescognoissance du prince28.
Le roi peut avoir deux types de réactions face à un grand service : la plus courante est l’absence de reconnaissance ; la moins fréquente, mais la plus spectaculaire, est la disgrâce. Cette attitude, en apparence incohérente, s’explique par l’équilibre complexe du don et du contre-don, qui toujours doit être favorable au roi. Le prince préfère « tenir » plutôt qu’« être tenu » et n’hésitera pas à écarter un serviteur dont il se sent l’obligé. Commynes ne laisse pas entendre qu’il a lui-même forgé cette fine interprétation de l’ingratitude des rois : il écrit qu’il tient cette analyse de son « maistre », c’est-à-dire de Louis XI, qui lui-même dit la tenir de quelqu’un d’autre, comme le précise la proposition entre 41parenthèse. La source de Louis XI pourrait être Franscesco Sforza, qui pourrait avoir lu Tacite, Sénèque ou Cicéron29. Quoi qu’il en soit, Commynes laisse de côté les sources livresques pour mettre en scène la transmission orale d’un savoir qui paraît tiré de l’observation et de la pratique politique d’un souverain aguerri.
Dans son chapitre « De l’art de conférer », Montaigne explique que Commynes offre moins de contenus inédits, d’authentiques « belles inventions » qu’il ne l’avait imaginé (III, 8, 986). Mais ne fait peut-être pas tant le procès du mémorialiste en usurpation ou en manipulation qu’il ne brosse son propre portrait en lecteur trop prompt à louer, qui n’a pas su identifier une « piece » à la fois banale et « estrangere » (ibid.). Les Mémoires de Commynes – dont il rappelle, quoique dans une concession, qu’il est un « tresbon autheur » – ne sont pas évalués dans l’absolu mais au travers d’une lecture personnelle – « je leuz », « je remarquay » – et la méprise est d’abord celle de l’essayiste – « je devois », c’est-à-dire j’aurais dû encenser l’idée plutôt que celui qui la véhicule. Au chapitre « Des livres », Montaigne appelle son exemplaire des Mémoires « son » Philippe de Commynes – comme il parle par ailleurs de « son » Guichardin pour désigner son volume de L’histoire d’Italie. Le déterminant, qui renvoie à la possession matérielle du livre, rappelle également que Montaigne offre une approche subjective des Mémoires, qui laissent transparaître ses propres attentes – celles d’un historien fiable, aux savoirs utiles pour l’action – et ses possibles erreurs d’appréhension – celle, en l’occurrence, d’avoir surestimé l’originalité d’une analyse politique.
L ’ intertextualité latente :
une dette sciemment cachée ?
La proximité de vue et de ton entre les Mémoires et les Essais aurait pu pousser Montaigne à être, outre le lecteur critique, le « débiteur30 » peu reconnaissant de l’ouvrage de Commynes. Pour juger de la pertinence de 42ce reproche, il convient de repréciser d’abord le rapport que Montaigne entretient aux auteurs qu’il lit, qu’il cite et qu’il commente31. Au chapitre « Des Livres », l’essayiste écrit qu’il « ne compte pas [ses] emprunts » mais qu’il les « poise » (II, 10, 428), c’est-à-dire qu’il ne désigne pas toujours ses sources, parce qu’il s’intéresse au contenu du propos plutôt qu’il ne s’attache au nom de celui qui l’a tenu. Il explique parfois taire volontairement l’identité d’un auteur, pour que la lectrice ou le lecteur fasse l’effort de juger la pertinence de l’idée sans s’attacher au seul crédit de celui qui l’a formulée. Surtout, Montaigne explique qu’il ne veut pas transmettre un savoir mais un portrait de lui-même à travers ses propres « fantaisies » (ibid.). À la fin du chapitre, il précise encore que les annotations qu’il transcrit concernent des livres dont il a prévu de ne se « servir qu’une fois » (ibid., 440). Les Mémoires de Commynes font partie de ces très nombreux ouvrages auxquels l’essayiste n’a a priori accordé qu’une seule lecture, les deux exceptions étant les écrits de Plutarque et de Sénèque, comme le précise le chapitre « De l’institution des enfans ». Montaigne a certainement rouvert les Mémoires mais n’a pas « dressé commerce » avec Commynes (I, 25, 150), comme il ne l’a pas fait avec bien d’autres auteurs. S’il a pu emprunter des anecdotes au mémorialiste sans le nommer, cela ne fait donc pas pour autant de ce dernier la victime d’un traitement dégradant spécifique.
Il est par ailleurs difficile de prouver que Montaigne a puisé certains épisodes historiques directement dans les Mémoires. Pierre Villey estime que l’essayiste emprunte à Commynes l’histoire de l’« ingenieux destour » du seigneur de Humbercourt lors du siège de Liège (novembre 1467), qu’il rapporte « assez fidèlement32 » au chapitre « De la diversion » (III, 4, 873). Dans « Divers evenemens de mesme Conseil », l’allusion faite à Louis XI – « le plus deffiant de nos Roys » (I, 23, 134), qui pourtant s’en remet au Téméraire lors de l’entrevue de Péronne (octobre 1468) – est une « réminiscence33 » du récit de l’épisode plutôt qu’un véritable emprunt, tant elle condense le portrait du souverain que Commynes brosse au fil de plusieurs chapitres. Le dernier possible souvenir des Mémoires paraît, 43lui, plutôt tiré des Six Livres de la République de Bodin34. Au chapitre « De mesnager sa volonté », Montaigne constate que « nos plus grandes agitations ont des ressorts et causes ridicules », puis se demande : « Combien encourut de ruyne nostre dernier Duc de Bourgogne pour la querelle d’une charretée de peaux de mouton ? » (III, 10, 1064)35. Dans les Mémoires, Commynes raconte cet incident qui, d’apparence anodine, est le déclencheur de la bataille de Grandson (mars 1476), opposant l’armée bourguignonne aux troupes confédérées suisses36. Bodin relate également cet épisode, et s’est déjà chargé de le décontextualiser en supprimant des informations ; disparaît notamment le nom de Jacques de Savoie, comte de Romont, dont les officiers ont saisi la marchandise qui transitait sur ses terres. Ainsi présenté, le motif du conflit – sorte de guerre picrocholine avant l’heure – paraît plus dérisoire encore37. Bodin a, en outre, associé l’incident à d’autres épisodes historiques pour en faire un exemplum illustrant le constat selon lequel, comme l’indique le titre en manchette, « de peu de chose viennent les grands changements38 ». La simplification de la formulation et le sens de la démonstration incitent à considérer que Montaigne a tiré l’anecdote de l’ouvrage de Bodin, et non directement des Mémoires de Commynes.
Certainement est-il difficile d’estimer la dette de Montaigne vis-à-vis de Commynes si l’on cherche à traquer des emprunts cachés, comme Jeanne Demers le concède39. Il est en revanche possible d’envisager une filiation entre les deux auteurs. Sur le modèle de la pratique de la glose40, le récit et plus encore le commentaire de l’histoire donnent 44naissance au « je » narrateur et juge, puis à la représentation de soi et de l’expérience personnelle : l’historiographie met le moi « en mouvement41 », de même que les considérations sur la personne royale. De la sorte, chez Commynes comme chez Montaigne, s’opère une convergence de la désacralisation du souverain et de la défense d’une éthique de la « médiocrité », valorisant une position sociale intermédiaire, condition d’une juste implication politique.
Une filiation politique et morale :
dÉsacralisation du prince et ode au juste milieu
L’attention à « ce qui part du dedans »
Toujours au chapitre « Des livres », Montaigne explique son intérêt pour les ouvrages d’histoire et définit cette dernière comme une science humaine au sens fort, donnant accès à la connaissance « de l’homme en general » (II, 10, 437). Une paronomase associe, voire assimile la « vérité » et la « variété » : la vérité de l’être humain transparaît dans la diversité de ses « conditions internes » et de son « assemblage », ainsi que des « accidens » qu’il peut subir. Pour la dévoiler, les bons historiens s’attachent à la fois à une causalité interne aux acteurs – que l’on pourrait dire psychologique ou passionnelle – et à une causalité externe, événementielle. Ceux à qui Montaigne accorde sa préférence ont tendance à faire primer la première causalité sur la seconde ; l’essayiste écrit en effet que les « bien excellens » historiens s’appuient sur leur connaissance « de la condition des Princes et de leurs humeurs » (ibid., 438). Dans les récits historiques, les souverains sont à la fois d’indispensables acteurs de premier plan, soumis aux regards de leurs contemporains et aux jugements de la postérité, et des « révélateurs privilégiés de la nature humaine42 », parce que leur fonction les expose au comble des dangers et des responsabilités.
45Commynes accorde justement une grande attention à « ce qui part du dedans » dans les récits de vie que comportent ses Mémoires (II, 10, 437). S’il relate des épisodes dont il a été acteur ou témoin, le mémorialiste ne donne guère accès à sa propre intériorité : lorsqu’il mentionne ses doutes ou ses inquiétudes, ces derniers sont toujours présentés comme des évaluations d’une situation politique, et non comme des états d’âme personnels. En revanche, Commynes met en avant cette causalité passionnelle dans les deux récits qui occupent les six premiers livres de ses Mémoires : celui consacré à Charles le Téméraire, qui entrecoupe celui consacré à Louis XI. Il se fait alors l’observateur et le commentateur attentif des mécanismes psychologiques à l’œuvre dans la prise de décision royale, quitte à déceler parfois plus de contradiction que de cohérence dans les comportements43.
Imperfection de la grandeur
Dès le prologue de ses Mémoires, après avoir rappelé sa proximité avec Louis XI, Commynes formule un constat anthropologique fondé sur une vérité théologique : « En luy [Louis XI] et tous aultre princes que j’ay congneuz ou servis, ay congneu du bien et du mal, car ilz sont hommes comme nous : à Dieu seul appartient la perfection44 ». Louis XI, qui est aux yeux du mémorialiste le prince le plus sage de toute la génération de souverains qu’il a rencontrée45, est d’abord un être mortel et faillible, au même titre que tous ses sujets. Bien qu’imparfaits, le roi de France comme tous les princes vertueux sont dignes de louange : recevant une éducation souvent peu stricte et rencontrant, une fois adulte, peu de résistances, ils sont honnêtes volontairement, et non par contrainte. Mais comme l’annonce toujours le prologue, les Mémoires comporteront aussi des éléments « qui du tout ne [seront] à [la] louenge46 » du roi de France : le récit montrera que si ce dernier sait se montrer humble et à l’écoute, il est notamment incapable d’« endurer47 » la paix. Commynes 46refuse donc d’emblée une vision hiératique du prince, figée par une admiration sans bornes, et lui préfère un portrait plus authentique parce que plus contrasté48.
Au chapitre « De l’inegalité qui est entre nous », Montaigne invite lui aussi à regarder « derriere le rideau » et à découvrir les coulisses du pouvoir49. Reprenant un propos de Plutarque, il insiste sur les immenses écarts entre les hommes pour ensuite mieux contester ce qui les sous-tend : les distinctions de rang relèvent de l’imposture quand elles sont établies sur la considération de l’apparence et des richesses, plutôt que sur l’appréciation de l’individu « nud et à descouvert », « despouillé » de ses « atours » (I, 42, 281). L’« extreme disparité » qui paraît exister entre « un païsan et un Roy » n’est qu’une différence de « chausses » (ibid., 282) et non d’essence : l’empereur n’est donc « rien qu’un homme commun, et à l’adventure plus vil que le moindre de ses subjects » (ibid., 283). Il est animé par des passions comme la peur, mais aussi la « couardise », « l’irresolution » ou « l’envie », ces « pauvres agitations de l’âme » (miseros tumultus mentis50) dont les vers d’Horace rappellent que ni l’argent ni la sécurité du palais ne sauraient les dissiper. « De l’incommodité de la grandeur », le bref et dense chapitre central du livre III, prolonge la réflexion sur la condition royale : l’inconvénient majeur de celle-ci est qu’elle empêche le souverain de prendre part au « commerce des hommes » (I, 42, 288). Le roi ne peut se mettre lui-même à l’épreuve, puisqu’il ne rencontrera aucune résistance authentique : il perd de ce fait l’honneur de vaincre et se trouve par ailleurs conforté dans ses propres défauts. Le rapport à l’autre étant impossible, le rapport à soi se trouve dangereusement dégradé – la « qualité » royale « consomme les autres qualitez vrayes et essentielles » (III, 7, 964)51.
47Dans les Mémoires de Commynes, le Téméraire est un cas emblématique de prince progressivement touché par un désordre passionnel aux désastreuses conséquences52. Le duc accède au pouvoir dans un contexte favorable ; il connaît pourtant une fin misérable : ses troupes sont défaites à la bataille de Nancy (janvier 1477), au cours de laquelle il est lui-même tué et dépouillé comme un vulgaire soldat53. Les qualités du Téméraire, comme sa hardiesse et son endurance physique, sont celles d’un chevalier plutôt que d’un chef d’État, et se renversent en obstination et en orgueil. Sa cruauté éclate dans le récit du sac de Nesle (juin 1472). Après avoir rompu la paix de Péronne, le duc de Bourgogne cherche à rallier le duc de Bretagne depuis Arras. Nesle est attaquée en chemin ; très vite, la ville décide de rendre les armes, mais les termes de la capitulation ne sont pas respectés et l’armée bourguignonne déclenche un terrible massacre, dont Commynes est le témoin oculaire54. Le mémorialiste tente d’expliquer le sac par la mort du duc de Guyenne, frère de Louis XI et allié du Téméraire, dont la rumeur veut qu’il ait été empoisonné par le roi de France, puis par la perte des villes d’Amiens et de Saint-Quentin : le « desplaisir » du Téméraire motiverait un acte injustifiable sur le plan politique et militaire. Commynes blâme encore la déloyauté du duc de Bourgogne lorsque ce dernier livre le connétable de Saint-Pol à Louis XI (novembre 1475). Saint-Pol a certes mené un double jeu coupable, mais Commynes considère comme une « grand cruaulté » et une « grand honte55 » de l’avoir abandonné à une mort certaine pour obtenir en échange le contrôle du duché de Lorraine56. Le mémorialiste donne ainsi à lire un crescendo de violence et d’égarement, qui appelle une mort dégradante, en forme de sanction divine57.
48Possibilité et légitimité du regard critique
Le regard critique que Commynes porte sur les souverains s’ancre dans le constat de la fragilité humaine et dans le souci de déceler une justice divine à l’œuvre dans l’histoire des souverains58. Dans le cas de Louis XI, cette double attention aux faiblesses des acteurs de l’histoire et aux manifestations de la Providence n’exclut pas la condamnation politique, mais atténue la culpabilité du souverain59. Après la mort du Téméraire, Louis XI aurait dû joindre les territoires bourguignons au royaume de France par le mariage de Marie de Bourgogne au dauphin, le futur Charles VIII ; il décide finalement de démanteler l’héritage de feu son adversaire. Le mémorialiste condamne ce choix, avant de rappeler que tous les princes, même les plus sages, commettent des erreurs. Commynes voit dans la décision du roi l’action d’une justice immanente : Dieu punit les hommes par le biais des mauvaises décisions de leurs souverains, qui ruinent toute possibilité de maintenir la paix60. L’évocation de la fin du règne de Louis XI est particulièrement sombre ; après 1477, s’accumulent les décisions juridiques sommaires, les recours à la force, les disgrâces injustes. Commynes souligne l’ampleur des souffrances physiques du souverain, la méfiance sans limite qu’il développe vis-à-vis de son entourage et l’angoisse de la mort qui l’incite à essayer tous les remèdes pour se maintenir en vie61. Le mémorialiste suggère que 49les souffrances du roi pourraient être une forme de purgatoire terrestre : Louis XI vivrait dans ses derniers mois de son existence un équivalent de la douleur qu’il a infligée, non tant par choix personnel que comme moyen pour exercer son « grand office62 ».
Montaigne est moins attentif à ces possibles châtiments divins qui frapperaient les rois qu’aux imperfections humaines de ces derniers. Un trait d’humour ouvre le chapitre « De l’incommodité de la grandeur » : « Puisque nous ne la pouvons aveindre, vengeons nous à en mesdire » (III, 7, 960). L’ironie ménage une liberté de parole en minorant la portée du discours, qui ne serait qu’un tissu de propos malveillants. Cette liberté de ton est garantie en amont, dès le titre, par l’euphémisme du terme « incommodité » et se trouve renforcée en aval par l’assimilation de l’essayiste à un « oyson63 », animal tout à fait inoffensif. La portée de la critique est encore limitée par le constat que rien, y compris la grandeur, ne saurait être sans défaut. La parole de Montaigne s’établit ainsi quelque part entre le refus de la soumission aux excès du pouvoir, qui serait « indigne », et l’impossibilité d’une « révolte » contre l’ordre établi, qui serait « illégitime64 ». L’essayiste peut alors offrir une critique de la « maitrise active » – la domination du souverain – et de la « maîtrise passive » – la soumission des sujets. La fin du chapitre envisage celle-ci à partir d’allusions non à l’actualité, mais à un passé lointain : le philosophe Favorinus, qui cède devant l’empereur Hadrien, ou le poète Asinius Pollio, qui choisit de ne pas répliquer aux critiques d’Auguste. Le trait d’esprit du poète – « ce n’est pas sagesse d’escrire à l’envy de celuy qui peut proscrire » (III, 7, 965) – rejoue celui de Montaigne à l’ouverture du chapitre, mais l’humour laisse place à la gravité : la domination du souverain condamne au silence, si ce n’est à la mort. Au chapitre 42 du livre I, Montaigne avait minoré le poids de la « subjection » (I, 42, 288) ; au terme du chapitre 7 du livre III, il n’est 50plus temps de médire de la domination, mais de se taire : certainement la critique est-elle déjà suffisante.
Le corps et la psyché souffrante du roi
Le dernier chapitre du livre VI des Mémoires, exclusivement consacré aux souffrances physiques et morales des princes, vient refermer la première partie de l’ouvrage. Commynes établit la liste des passe-temps de Louis XI et souligne l’importance de la chasse, passion immodérée qui génère fatigue et colère. Il dit encore les contradictions du roi dans son rapport à la guerre et à la paix, ainsi que son inconséquence dans la gestion de son royaume65. Après avoir relaté quelques anecdotes qui rappellent les difficultés rencontrées par le roi dès sa jeunesse, Commynes formule une conclusion sans appel :
Je croy que si tous les bons jours qu’il a euz en sa vie, esquelz il a eu plus de joye et de plaisir que d’ennuy et de travail, estoient bien nombrés, qu’il s’i en trouveroit bien peu. Et croy qu’il s’i en trouveroit bien vingt de peyne et de travail contre ung de plaisir et de aise66.
Plutôt que d’évoquer une alternance de malheurs et de bonheurs, Commynes décrit un quotidien monotone et pénible ; même au comble du pouvoir, Louis XI paraît misérable. Le mémorialiste évoque ensuite le Téméraire ; l’opposition est cette fois plus nette et plus conventionnelle entre une sorte d’âge d’or dans le cadre duquel tout est « sain et sans trouble » et le temps de la guerre. Le duc de Bourgogne perd la tranquillité et la sécurité quand il se déclare hostile à Louis XI : « Tousjours travail, sans nul plaisir, et de la personne et de l’entendement, car la gloyre luy monta au cueur, et l’envye de conquerir tout ce qui luy estoit bien seant67 ». Commynes offre enfin une galerie de portraits et présente les destins d’Édouard IV, de Mathias de Hongrie ou de Mehemet Ier. Les corps en souffrance des trois souverains – à l’image de l’enflure de la jambe de l’empereur ottoman – sont exhibés comme autant d’expressions de la colère de Dieu.
51Cette représentation des souverains, sans concession pour leurs souffrances et leurs torts, « gagne […] en vérité ce qu’elle perd en sacré68 » : placés dans la main de Dieu, les rois ne sont épargnés ni par la déchéance morale, ni par la décrépitude physique. Au fil de son récit, Commynes contribue ainsi à une sécularisation de la figure princière, qui répond à un processus politique inverse d’absolutisation du pouvoir royal69. Plus précisément, comme l’explique Joël Blanchard, le mémorialiste contribue à renforcer et à pérenniser la dialectique des deux corps du roi70. Sous la plume de Commynes, le corps mortel du prince, faillible et fragile, se distingue du corps politique, ébranlé par les conflits mais davantage à l’épreuve des conflits et des années. Pourtant, les dérèglements physiques ou psychiques du corps mortel du prince sont inséparables de son action politique violente, qu’ils en soient la cause – comme dans le cas du Téméraire, emporté par son penchant pour l’action brutale – ou la punition – comme dans le cas de Louis XI, qui paraît expier dans la souffrance ses décisions passées. Dans les Mémoires, corps mortel du roi et corps politique sont donc à la fois séparés et indéfectiblement liés.
Montaigne, fidèle à la monarchie quoique sans illusions sur les vertus de cette dernière, porte également une attention soutenue au corps des souverains, en un discours démystificateur, à la fois sévère et compatissant. Dans « De l’inegalité qui est entre nous », il invite à examiner les individus – en particulier ceux que l’on estime grands – avec un regard comparable à celui porté sur un cheval que l’on envisage d’acheter : l’œil qui scrute les « jambes » ou le « pied » dénude le corps, puis morcelle l’anatomie (I, 42, 281). Les souffrances physiques des rois – fièvre, migraine, goutte – et leur vieillissement sont ensuite envisagés par le menu, en une suite de questions rhétoriques. Les propos de Hiéron Ier, tyran de Syracuse, empruntés au dialogue du même nom de Xénophon, permettent encore de rappeler que les souverains ne jouissent pas autant des plaisirs que le commun des mortels, parce qu’ils peuvent y avoir accès sans limite et ne connaissent pas la sensation de manque, indispensable à la pleine appréciation des joies de l’existence. Les rois ne bénéficient pas de la même liberté que les autres dans leurs 52déplacements et sont toujours cernés par une « facheuse presse » (ibid., 287) ; ils ne peuvent pas, enfin, entretenir de véritable relation d’amitié. « Les avantages principesques sont quasi avantages imaginaires » (ibid.), et il semble bien plus facile et plus plaisant « de suivre, que de guider » (ibid., 285). « De l’incommodité de la grandeur » réaffirme encore la difficulté de l’exercice du pouvoir : « faire dignement le Roy » est « le plus aspre et difficile mestier du monde », et « l’horrible poix de [la] charge » royale incite à excuser les possibles fautes des souverains (III, 7, 962).
Au dernier chapitre du livre III, « De l’expérience », Montaigne propose une description saisissante de l’instabilité du prince, après avoir évoqué les mœurs « vagabondes » de Persée de Macédoine. La phrase pourrait avoir été écrite à propos d’Henri III, après son assassinat ; le regard inquisiteur, sondant le corps et la condition royale se heurte cette fois à l’absence de contours discernables :
Nulle assiette moyenne : s’emportant tousjours de l’un à l’autre extreme, par occasions indivinables : nulle espèce de train, sans traverse, et contrariété merveilleuse : nulle faculté simple : si que le plus vray semblablement qu’on en pourra feindre un jour, ce sera, qu’il affectoit, et estudioit de se rendre cogneu, par être mescognaissable (III, 13, 1124)71.
Rythmé par la succession des négations, le portrait, loin de l’image traditionnellement solennelle et figée du souverain, fait du roi un être oscillant d’une position à une autre, incapable de tenir le moindre équilibre. Le trouble intérieur du prince est si grand que ce dernier en devient insaisissable par le regard extérieur. Ce mouvement permanent, qui rend le souverain imprévisible, ne compromet pas seulement la description : il met en péril la confiance et la possibilité d’un service pleinement loyal72.
Au terme du livre VI des Mémoires, la moralisation du propos confère au discours de Commynes une valeur de mise en garde, qui rappelle au souverain que sa tâche, parce qu’elle implique la douleur et la mort d’autrui, est un travail au sens étymologique du terme : « Et le diz ainsi pour monstrer qu’il n’est nul homme, de quelque dignité qu’i soit, 53qui ne seuffre ou en secret ou en public, et par especial ceulx qui font souffrir les aultres73 ». À la fin des Essais, Montaigne formule, lui, une profonde exigence de mesure, en rappelant qu’« au plus eslevé throne du monde, si ne sommes nous assis, que sus nostre cul » (III, 13, 1166). Il avait déjà, au chapitre « De l’inegalité qui est entre nous », rappeler l’usage par Antigone de la « chaize percée », double burlesque du siège d’apparat, qui vaut pour métonymie de la puissance royale74. « Exhiber le cul » du roi, « c’est ramener la tête à de plus justes proportions75 » et rappeler au souverain qui prétendrait à un pouvoir absolu sa dépendance vis-à-vis d’une matérialité toute corporelle.
Le choix du « moyen chemin »
En conclusion du dernier chapitre du livre VI, Commynes redit le caractère spectaculaire des morts successives des grands seigneurs de son siècle, qui ont passé leur vie en quête de gloire et n’ont cessé de souffrir. Après avoir recommandé à Dieu l’âme de Louis XI, il formule un jugement personnel, adressé à la fois au roi et à l’homme de condition moyenne, comme lui.
Mais à parler naturellement, comme homme qui n’a grant sens naturel ne acquis, mais quelque peu d’esperiance, ne l’eust il point myeulx vallu et à tous aultres princes et hommes de moyen estat, qui ont vescu soubs ces grans et vivront soubz ceulx qui regnent, eslire le moyen chemyn en ces choses, c’est assavoir moins se soucier et moins se travailler, et entreprendre moins de choses, plus craindre à offencer Dieu et à persecuter le peuple et leurs voisins par tant de voyes cruelles que asséz ay declairees par cy devant, et prendre plus des aides et plaisirs honnestes ? Leurs vies en seroient plus longues et leur mort en seroit plus regretee, et de plus de gens, et moins desiree, et auroient moints de doubtes à la mort76.
Commynes fait l’éloge, paradoxal en apparence, de la médiocrité du « chemin moyen », caractérisé comme un « juste milieu ». Ce dernier 54n’est pas un équilibre en retrait du monde, mais la quête dynamique d’une action à la fois efficace et honnête dans le désordre du monde77. Le mémorialiste défend une modération morale et politique guidant une activité restreinte, une diminution de l’intensité impliquant une amélioration de la qualité. Il rappelle notamment la nécessité de limiter l’usage de la cruauté envers les populations. Cet éloge de l’implication à bon escient justifie implicitement le choix de la voie diplomatique plutôt que de la voie de fait, c’est-à-dire du recours à la négociation plutôt qu’à la force armée. Commynes a pu être rapproché de Machiavel du fait de son refus d’un manichéisme moral abstrait qui entraverait l’action ou de sa défense du principe du moindre mal78. Ce passage montre que le mémorialiste n’évalue pas l’action politique en fonction de sa seule efficacité, mais aussi à l’aune d’un idéal spirituel. Il est de ce point de vue fidèle à une conception médiévale et chrétienne de la prudence, qui ne dissocie pas quête rationnelle du juste milieu et accomplissement moral79.
Si l’on considère sa biographie, Commynes ne paraît pas avoir cherché à « entreprendre moins de choses », mais au contraire à peser sur les décisions politiques, à être reconnu et à s’enrichir ; il a ensuite essuyé de nombreuses déconvenues et a dû, jusqu’au terme de son existence, défendre ses intérêts devant la justice80. Commynes pourrait donc se donner à lui-même une leçon, à moins qu’il ne vante un « moyen chemin » qu’il estime avoir emprunté. Il a en effet occupé un rang intermédiaire dans la hiérarchie sociale, garante d’un triple rôle d’observateur – par 55son statut de favori et conseiller –, de médiateur – par le biais de ses missions diplomatiques – et enfin de juge, dont la légitimité est fondée sur l’expérience81. Cette dernière fonction est particulièrement sensible dans la conclusion du livre VI, puisque le mémorialiste replace les jugements qu’il énonce dans une perspective eschatologique : la sentence qu’il formule au sujet des rois anticipent celles des temps derniers. Ainsi, les Mémoires « abaissent les rois pour [mieux] rehausser l’interprète82 » de leurs actions.
Dans les chapitres des Essais, s’entremêlent également critique de la grandeur et ode au juste milieu. Au chapitre « De l’inegalité qui est entre nous », Montaigne établit que « toutes les vraies commoditez qu’ont les Princes, leur sont communes avec les hommes de moyenne fortune » (I, 42, 288-289) et que cette condition n’a, de ce fait, rien à envier à celle des souverains. Au chapitre 7 du livre III, s’établit une opposition très nette entre la condition élevée et incommode du roi et la condition moyenne de Montaigne, qui ne se confond pas avec celle du premier sujet venu. L’essayiste vante une position médiane, source d’indépendance et de tranquillité. Le rejet de la grandeur apparaît d’abord comme un choix personnel : Montaigne justifie son refus de l’ambition et de l’ascension sociale par un excès d’amour propre, qui alimente un souci de préservation de soi. Son « goût » s’adapte à son « sort », à sa condition qui est pensée à la fois comme un fait de nature et comme le fruit de la volonté divine. Se dessine un modèle positif, qui permet de penser l’épanouissement de soi sans l’élévation : « Quand je pense à croistre, c’est bassement » (III, 7, 961).
Ensuite, la revendication acquiert une portée universelle grâce à l’exemple de Thorius Balbus, le simple citoyen au courage remarquable, puis à celui d’Otanès, qui refuse le trône de Perse pour échapper au pouvoir comme à la sujétion, et obtenir une liberté parfaite. Montaigne développe ainsi une « éthique de la médiocrité83 », qui suppose une dissociation de la grandeur morale, liée aux seules qualités de l’individu, et de la grandeur temporelle, liée au pouvoir. La dissociation est déjà établie dans le chapitre « Du repentir » à travers la distinction entre 56l’empereur Alexandre, qui s’est efforcé de « subjuguer le monde », et le philosophe Socrate, qui a « mené l’humaine vie conformément à sa naturelle condition » : comme l’écrit encore Montaigne, « sa grandeur ne s’exerce pas en la grandeur, c’est en la médiocrité » (III, 2, 850). La condition moyenne n’est donc pas sans noblesse ; elle garantit même la meilleure relation aux autres et au monde, et notamment la mise à l’épreuve de la vertu dans la confrontation avec l’adversité. La fuite des extrêmes et la quête de soi sur le « chemin moyen » est une démarche exigeante, à l’image de la « médiocrité dorée » (aurea mediocritas) horatienne84. « Montaigne suggère ainsi une magnanimité de l’ombre85 », qui consiste à savoir ce que l’on vaut, à limiter son ambition et à cultiver sa grandeur d’âme. Comme chez Commynes, l’éloge de la condition moyenne a valeur d’exhortation : l’essayiste s’adresse aux autres gentilshommes qui occupent une position intermédiaire et les invite à embrasser pleinement cette condition, qui n’est dénuée ni d’avantages, ni de mérites.
Dans Les Essais, la voie moyenne est en définitive moins une manière d’être au milieu qu’une manière d’être à soi. Au chapitre « De mesnager sa volonté », Montaigne redéfinit les notions antiques d’otium et de negotium pour penser une attitude qui ne soit ni désintérêt absolu par rapport aux troubles86, ni engagement maximal, qui ferait courir le risque de l’aliénation et d’un « zèle » source de violence87. Bien plus que Commynes, Montaigne cherche à penser un negotium dans lequel se maintiendrait une liberté propre à l’otium, à la fois pour se protéger en tant qu’individu et pour mieux contribuer au bien public88. La charge de maire de Bordeaux est d’abord mentionnée pour penser la « separation bien claire » entre la « chemise » et la « peau » (III, 10, 1057), entre l’individu privé et la fonction publique. Parce que « l’engagement public n’est […] acceptable que s’il ouvre un espace intérieur irréductible 57à l’extériorité sociale89 », l’essayiste défend la scission de la personne et de l’office, s’appliquant à lui-même une distinction entre deux corps90.
Les deux premiers temps de notre parcours incitent à envisager sous un jour moins conflictuel la relation de Montaigne à Commynes. Il n’y a pas, de la part de l’essayiste, de pillage des Mémoires ni de souci de cacher des emprunts pour mettre en valeur l’originalité des Essais. Montaigne évoque des épisodes racontés par Commynes, auxquels il a eu accès de première ou de seconde main, sans réserver de traitement spécifique à ce dernier. Les Mémoires ont été lus avec intérêt et ont suscité l’enthousiasme de Montaigne, comme en témoigne le jugement rédigé au terme de la lecture et reporté au chapitre « Des livres ». La déception de l’essayiste, lorsqu’il découvre que l’admirable réflexion du mémorialiste se trouvait en fait déjà chez les Anciens, paraît tenir davantage des aléas de la lecture que de la mise en accusation d’un ouvrage trompeur. La lecture de Commynes par Montaigne alimente le dialogue critique de l’essayiste avec l’histoire et avec le champ des pratiques historiographiques. Le mémorialiste peut apparaître comme un modèle de subjectivité et de franchise, contre l’objectivité sans relief ou l’apologie aveugle du pouvoir.
Dépassionner la relation de Montaigne à Commynes n’empêche pas de penser une filiation intellectuelle entre les deux auteurs. Dans les Mémoires, la représentation de soi émerge au cœur du récit et du commentaire, à la première personne, d’événements politiques et militaires. À l’ample représentation désacralisante des souverains, répond la valorisation d’une position sociale moyenne, gage d’équilibre, de vertu mais aussi d’efficacité. Commynes se peint en figure d’intermédiaire et de médiateur, venant contrebalancer ou limiter les voies parfois cruelles de l’action royale. Parce qu’il reconduit ce double geste de démystification et d’apologie, Montaigne est bien le lecteur attentif et le continuateur de Commynes que la critique a cherché à voir. Si toutefois les Mémoires s’écrivent dans une période de distance par rapport au pouvoir, ils naissent avant tout 58du récit d’une activité de conseiller et de diplomate ; les Essais, eux, se nourrissent aussi du retrait lui-même, d’une vie « glissante, sombre et muette » (III, 10, 1068) et de l’attention portée aux activités les plus intimes, dans le livre III plus encore que dans les deux précédents. Dans cette inversion de la hiérarchie entre « histoire des rois » et « histoire du moi » – ou plutôt dans ce basculement de la première dans la seconde –, certainement ressaisit-on à la fois ce qui lie les Essais et les Mémoires, et ce qui les distingue.
Alicia Viaud
Sorbonne Nouvelle Paris 3
1 Cet article est issu d’une présentation faite dans le cadre du séminaire du CEREN (FIRL, Sorbonne Nouvelle Paris 3), consacré en 2019 à la bibliothèque médiévale des auteurs renaissants. Que Nathalie Dauvois, Michel Magnien et mes camarades du laboratoire soient ici remerciés pour leur écoute attentive et pour leurs suggestions.
2 Montaigne, Michel de, Les Essais, éd. Jean Balsamo, Michel Magnien, Catherine Magnien-Simonin, Paris, Gallimard, 2007, II, 10, p. 437. Ce sera notre édition de référence.
3 Voir Pierre Villey, Les Sources et l’évolution des Essais de Montaigne, Paris, Hachette, [1908] 1933, t. I, p. 114 ; Françon, Marcel, « Quand Montaigne a-t-il composé l’essai “Des livres” (II, 10) ? », Bibliothèque d’Humanisme et renaissance, vol. XIV, no 2, 1952, p. 311-313.
4 Voir Jean Dufournet, Philippe de Commynes. Un historien à l’aube des temps modernes, Bruxelles, De Bœck Université, 1994, « Les premiers lecteurs », p. 147sq.
5 Voir Géralde Nakam, Les Essais de Montaigne, miroir et procès de leur temps. Témoignage historique et création littéraire, Paris, Nizet, 1984, en particulier le chap. iii (p. 177sq), consacré aux « vues politiques » de Montaigne.
6 Voir Jean Balsamo « “Il est séditieux en son cœur” (III, 10) : Discours personnel et discours politique dans le livre III des Essais », Bulletin de la Société Internationale des Amis de Montaigne, no 65-1, 2017, p. 11-25. L’expression « discours politiques » se trouve dans le titre de la traduction italienne des deux premiers livres (Girolamo Naselli, Ferrare, 1590) et dans celui de la traduction anglaise des trois livres (John Florio, Londres, 1603).
7 Marie de Gournay, « Preface sur les Essais de Michel seigneur de Montaigne », dans Les Essais, p. 17.
8 Voir Philippe de Commynes, Mémoires, éd. Joël Blanchard, Genève, Droz, 2007, 2 vol. Ce sera notre édition de référence. Voir notamment, en plus de l’ouvrage de Jean Dufournet cité supra, Joël Blanchard, Commynes l’européen. L’invention du politique, Genève, Droz, 1996 et id., Philippe de Commynes, Paris, Fayard, 2006.
9 Voir Philippe Desan, « Des Mémoires de Commynes aux Essais de Montaigne : réflexion sur des genres », dans Joël Blanchard (dir.), 1511-2011 : Philippe de Commynes. Droit, écriture : deux piliers de la souveraineté, Genève, Droz, 2011, p. 285-300 ; id., Montaigne. Une biographie politique, Paris, Odile Jabob, 2014, p. 548-554.
10 Voir Jeanne Demers, « Montaigne lecteur de Commynes », dans Franco Simone, Jonathan Beck et Gianni Mombello (dir.), Seconda miscellanea di studi e ricerche sul quattrocento francese, Chambéry/Turin, Centre d’études franco-italien, 1981, p. 206-216.
11 Voir Marcel Tetel, « Montaigne’s glances at Philippe de Commynes », Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, vol. LX, no 1, 1998, p. 25-39, en particulier p. 27 : les références à Commynes dans les Essais montreraient le passage « d’une relation de lecture à une appropriation alimentée par une identification intime avec le conseiller de Louis XI » (« from a readerly relationship to an appropriation nourished by an intimate self-indentification with the counselor to Louis XI »).
12 Philippe Desan invite, dans sa biographie citée supra, à scruter le dialogue entre « l’histoire des rois » et « l’histoire du moi » sous la plume de Montaigne (Montaigne. Une biographie politique, p. 550).
13 Voir encore Montaigne, Essais, II, 10, p. 439 : « Les seules bonnes histoires sont celles, qui ont esté escrites par ceux mesmes qui commandoient aux affaires, ou qui estoient participans à les conduire, ou au moins qui ont eu la fortune d’en conduire d’autres de mesme sorte ».
14 Voir Cicéron, De oratore, II, 9, 36 : « Historia[…]magistra vitæ ». Voir également Béatrice Guion, « Comment écrire l’histoire : l’ars historica à l’âge classique », Dix-Septième siècle, no 246, 2010, p. 9-25.
15 Voir notamment James Supples, Arms Versus Letters : The Military and Literary Ideals in the Essais of Montaigne, Oxford, Clarendon Press, 1984.
16 Les analyses ci-dessous empruntent en particulier à Joël Blanchard, Commynes l’européen, p. 137sq. Au sujet des déformations historiques également présentes dans les Mémoires, voir Jean Dufournet, Études sur Philippe de Commynes, Paris, Champion, 1975, p. 123-172.
17 Commynes, Mémoires, t. I, Prologue, p. 1.
18 Comme l’explique Joël Blanchard, « cet effet de présence confère à la narration la valeur d’un témoignage non seulement personnel mais exclusif » ; le lecteur est mis « dans la confidence » de ce savoir inédit (Commynes l’européen, p. 137).
19 Voir Commynes, Mémoires, t. I, V, 13, p. 371-372 : « Les cronicqueurs n’escripvent que les chouses à louenge de ceulx de qui ilz parlent, et taisent plusieurs chouses, ou ne les sçavent pas auclunes foiz à la verité ; et je me delibere de ne parler de chose qui ne soit vraie et que je n’aye veue ou sceue de si grans personnaiges qu’i soient dignes de croire, sans avoir regard aux louenges ». Voir Joël Blanchard, Commynes l’européen, p. 210-211.
20 Jean Dufournet, La Destruction des mythes, p. 149sq. Voir par exemple le récit de l’entrevue de Péronne dans Commynes, Mémoires, t. I, II, 7-9, p. 123-135.
21 Voir Montaigne, Essais, « Au lecteur », p. 27. Voir également Adeline Desbois-Ientile, « Le parrèsiaste contre le courtisan : enjeux discursifs de l’écriture de l’histoire à la Renaissance », Littératures classiques, 94, no 3, 2017, p. 95-104 ; Alicia Viaud, « François Belleforest et la “contrainte du genre” historique, entre prudence courtisane et vérité partisane », Albineana, no 31, 2019, p. 65-88.
22 Voir J. Blanchard, Commynes l’européen, p. 337sq.
23 Voir J. Bodin, Jean, Methodus ad facilem historiarum cognitionem, Paris, Martin Le Jeune, 1566, « Proemium », p. 7.
24 Voir J. Dufournet, La Destruction des mythes, p. 599-695.
25 Sur la tradition des miroirs aux princes, voir Frédérique Lachaud et Lydwine Scordia (dir.), Le Prince au miroir de la littérature politique de l’Antiquité aux Lumières, Mont-Saint-Aignan, Publications des Universités de Rouen et du Havre, 2007.
26 Voir P. Desan, Montaigne. Une biographie politique, p. 554. Commynes serait remplacé dans les années 1580 par Tacite, dont Montaigne fait en effet l’éloge après avoir mentionné sa mésaventure avec les Mémoires.
27 Voir Montaigne, Essais, III, 8, p. 985 : « Je la rencontray en Tacitus, il n’y a pas long temps : Beneficia eo usque laeta sunt, dum uidentur exolui posse, ubi multum anteuenere, pro gratia odium redditur. Et Seneque vigoureusement. Nam qui putat esse turpe non reddere, non uult esse cui reddat. Q. Cicero d’un biais plus lasche : Qui se non putat satisfacere, amicus esse nullo modo potest ».
28 Commynes, Mémoires, t. I, III, 12, p. 237.
29 Voir Joseph Calmette, éd. des Mémoires de Commynes, Paris, Champion, 1925, t. I, n. 6, p. 251.
30 J. Demers, « Montaigne lecteur de Commynes », p. 206.
31 Voir Michael Metschies, La Citation et l’art de citer dans les Essais de Montaigne, trad. Jules Brody, Paris, Champion, 1997, p. 67-78.
32 Pierre Villey, Les Livres d’histoire moderne utilisés par Montaigne, Genève, Slatkine, [1908] 1972, p. 68. Voir Commynes, Mémoires, t. I, II, 3, p. 104-106.
33 P. Villey, Les Livres d’histoire moderne…, p. 68. Voir Commynes, Mémoires, t. I, II, 7-9, p. 123-135.
34 P. Villey, Les Livres d’histoire moderne…, p. 68-69.
35 La phrase est commentée par Jeanne Demers dans « Montaigne lecteur de Commynes », p. 207.
36 Voir Commynes, Mémoires, t. I, V, 1, p. 320 : « Et pour quelle querelle commença ceste guerre ? Ce fut pour ung chariot de peaulx de mouton, que monsr de Romont print d’ung Suysse passant par sa terre. » Voir Blanchard, Commynes l’européen, p. 210-211.
37 Voir Jean Bodin, LesSix Livres de la République, IV, 1, Paris, Jacques Du Puys, 1580, p. 371 : « Et qui plus est, les Ætoles et Arcades s’acharnerent fort longuement en guerres mutuelles pour la hure d’un sanglier : et ceux de Carthage et de Bizaque pour le fust d’un brigantin : et entre les Escoiçois et les Pictes s’esmeut une guerre trescruelle pour quelques chiens que les Escoçois avoyent osté aux Pictes, et ne peurent onques se r’allier, combien qu’ils eussent vescu six cents ans en bonne paix : et la guerre entre le Duc de Bourgongne et les Suisses print origine pour un chariot de peaux de moutons qu’on print à un Suisse ».
38 Ibid.
39 Voir J. Demers, « Montaigne lecteur de Commynes », p. 62.
40 Voir André Tournon, Montaigne. La glose et l’essai, Paris, Champion, 2000.
41 P. Desan, Montaigne. Une biographie politique, p. 552.
42 Gabriel-André Pérouse, « Du Prince “naturel” au prince idéal : Images du souverain dans les Essais de Montaigne », dans Noémie Hepp et Madeleine Bertaud (dir.), L’Image du souverain dans les lettres françaises, des guerres de religion à la révocation de l’édit de Nantes, Paris, Klincksieck, 1985, p. 94.
43 Voir J. Blanchard, Commynes l’européen, p. 210-211.
44 Commynes, Mémoires, t. I, Prologue, p. 1.
45 Ibid., V, 13, p. 371 : « Toutes foiz le sens de nostre Roy estoit si grand que moy ny aultre qui fust en la compaignee n’eussions sceu veoir si cler en ses affaires comme luy mesmes faisoit ; car, sans nulle doubte, c’estoit ung des plus saiges hommes et des plus subtilz qui ait regné en son temps ».
46 Ibid., Prologue, p. 1.
47 Ibid., VI, 12, p. 499.
48 Sur ce processus de désacralisation de la personne royale chez Commynes, voir J. Dufournet, La Destruction des mythes, p. 278sq, puis p. 427-597 ; J. Blanchard, Commynes l’européen, p. 212sq.
49 Concernant les représentations des figures de princes dans les Essais, voir Jean Marie Monod, « “Le Roi” d’après les Essais de Montaigne », Bulletin de la Société des Amis de Montaigne, 5e série, no 3-4, 1972, p. 83-84 ; G.-A. Pérouse, « Du Prince “naturel” au prince idéal : Images du souverain dans les Essais de Montaigne », p. 89-99 ; G. Nakam, Les Essais de Montaigne, miroir et procès de leur temps, p. 205-210 ; Nicholas Myers, « Les Princes dans les Essais : entre lois et justice », Bulletin de la Société des Amis de Montaigne, 8e série, no 27-28, 2002, p. 75-82 ; Jean Balsamo, article « Rois », dans Philippe Desan (dir.), Dictionnaire des Essais de Montaigne, Paris, Champion, 2004, p. 877-878.
50 Horace, Odes, II, 16, v. 9-12.
51 Voir Jean Lafond, « “De l’incommodité de la grandeur”, ombilic du livre III », dans Louis van Delft (dir.), L’Esprit et la lettre. Mélanges offerts à Jules Bordy, Tübingen, Gunter Narr, 1991 ; repris dans Lire, vivre où mènent les mots. De Rabelais aux formes brèves de la prose, Paris, Champion, 1999, p. 63-65.
52 Voir J. Dufournet, La Destruction des mythes, p. 79-148.
53 Commynes décrit ainsi les derniers instants du Téméraire : « Et ne veulx point parler de la maniere, pour ce que je n’y estoie point ; mais m’a esté compté de la mort dudict duc par ceulx qui le veirent porter par terre et ne le peurent secourir parce qu’ilz estoient prisonniers ; mais à leur veue ne fut point tué, mais par une grande foulle de gens qui y survindrent, que le tuerent et le despoullerent en la grand troupe, sans le congnoistre » (Mémoires, t. I, V, 8, p. 355).
54 Ibid., III, 9, p. 216.
55 Ibid., IV, 13, p. 311.
56 Voir Jean Dufournet, « Au cœur des Mémoires de Commyne : l’affaire Saint-Pol, un cas exemplaire », Le Moyen Âge[en ligne], CXII, 3, 2006, p. 477-494.
57 Commynes, Mémoires, t. I, IV, 13, p. 311 : « […] et fut une grand cruaulté de le bailler où il estoit certain de la mort, et pour l’avarice. Aprés ceste grand honte qui se feist, ne mist gueres à recepvoir du dommaige. Et aussi, à veoir ces choses que Dieu a faictes de nostre temps et faict chascun jour, semble qu’il ne vueille rien laisser impuny, et peult l’on veoir evidemment que ces estranges ouvraiges viennent de luy, car ilz sont hors des œuvres de nature et sont ces pugnitions soudaynes, et par especial contre ceulx qui usent de violence et de craulté, qui communement ne peuvent estre petitz personnaiges, mais tres grands ou de seigneurie ou de auctorité de prince ».
58 Au sujet des références à la Providence et de la conception « pragmatique » du plan divin qui se dessine chez Commynes, voir J. Blanchard, Commynes l’européen, p. 227 puis p. 313-320.
59 Voir J. Dufournet, La Destruction des mythes, p. 228.
60 Voir Commynes, Mémoires, t. I, V, 13, p. 371 : « […] Dieu dispouse les cueurs des roys et des grands princes, lesquelz il tient en sa main, à prendre les voiez selon les œuvres qu’il veult conduire aprés, car, sans nulle difficulté, si son plaisir eust esté que nostre Roy eust continué le propos qu’il avoit de luy mesmes advisé avant la mort dudict duc, les guerres, qui ont esté depuis et sont, ne fussent point advenues. Mais noz œuvres envers luy, tant d’ung cousté que d’aultre, n’estoient point dignes de recepvoir ceste longue paix qui nous estoit appareillee ; et de là procede l’erreur que fist nostre Roy, et non point de la faulte de son sens, car il estoit bien grant, comme j’ay dict ».
61 Voir ibid., VI, 6, p. 460-472.
62 Voir ibid., VI, 11, p. 488 : « Pour ce que je veulx faire comparaison des maulx et douleurs qu’il a faict souffrir à plusieurs et ceulx qu’il a souffert avant mourir, pour ce que j’ay esperance qu’ilz l’auront mené en paradis, et que ce aura esté partie de son purgatoire : et si n’ont esté si grands ne si longs comme ceulx qu’il a faict souffrir à plusieurs, aussi avoit aultre et plus grand office en ce monde que n’avoient ».
63 Voir Robert Scholar, « L’“oyson” du IIIe livre : “De l’incommodité de la grandeur” (III, 7) », dans Philippe Desan (dir.), Les Chapitres oubliés des Essais, Paris, Champion, 2011, p. 236-238.
64 J. Balsamo, « “Il est séditieux en son cœur” (III, 10) : Discours personnel et discours politique dans le livre III des Essais », p. 25.
65 Voir Commynes, Mémoires, t. I, VI, 12, p. 499-500 : « Quant il avoit la guerre, il desiroit paix ou treves ; quant il l’avoit, à grant peyne la pouvoit il endurer. De maintes menues choses par son royaulme il se mesloit, et d’assés dont il se fust bien passé ; mais sa complexion estoit telle, et ainsi vivoit ».
66 Ibid., p. 501.
67 Ibid., p. 503.
68 J. Blanchard, Commynes l’européen, p. 198.
69 Voir Claude Gauvard, Le Temps des Valois (1328-1515), Paris, Presses Universitaires de France, 2013, p. 165-185.
70 Voir J. Blanchard, Commynes l’européen, p. 203.
71 Comme le précise l’éd. citée, « si que le plus vray semblablement qu’on en pourra feindre un jour » signifie « en sorte que le portrait le plus vraisemblable qu’on en pourra donner ».
72 Voir Nicolas Le Roux, « Servir un roi méconnaissable. Les incertitudes de la noblesse au temps de Montaigne », dans Philippe Desan (dir.), Montaigne politique, Paris, Champion, 2006, p. 155-174.
73 Commynes, Mémoires, t. I, V, 17, p. 494.
74 L’usage de l’expression « être sur le trône » pour signifier « être sur une chaise percée » est attesté par le TLFi à partir du début du xixe siècle. Cela n’empêche pas le rapprochement dans l’esprit de Montaigne et de la lectrice ou du lecteur.
75 Christine Bénévent et Laurent Gerbier, « “Et au plus eslevé throne du monde, si ne sommes assis, que sus notre cul” : quelques vérités humanistes sur le pouvoir », dans Élisabeth Gavoille (dir.), Fantaisie poétique et dérision des puissants, Tours, Université François Rabelais, 2011, p. 43.
76 Commynes, Mémoires, t. I, VI, 12, p. 511. Nous soulignons.
77 Voir Danick Florentin, La Théorie du juste milieu dans les Mémoires de Philippe de Commynes, thèse de doctorat, Sorbonne Nouvelle, dir. Jean Dufournet, Lille, Atelier national de reproduction des thèses, 1991 ; Jean Dufournet et Danick Florentin, « Philippe de Commynes et le juste milieu », dans Venceslas Bubenicek et Roger Marchal (dir.), Gouvernement des hommes, gouvernement des âmes. Mélanges offerts à Charles Brucker, Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 2007, p. 145-154.
78 Voir Commynes, Mémoires, t. I, V, 18, p. 404 : « […] il est à croire que le sçavoir amende plus tost ung homme que l’empirer ; et n’y eust que la honte de congnoistre son mal, si est ce assés pour le garder de mal faire, au moints d’en faire moins […]. » On rappellera la remarque de Sainte-Beuve : « Ce n’est pas un Tacite que Commynes, mais c’est en douceur, et sans en faire semblant, notre Machiavel » (Causeries du lundi, t. I, Paris, Garnier, 1850, p. 250, cité par Marcel Tetel, « Montaigne’s glances at Philippe de Commynes », p. 25).
79 Voir Évelyne Berriot-Salvadore, Catherine Pascal, François Roudaut et Trung Tran (dir.), La Vertu de prudence entre Moyen Âge et âge classique, Paris, Classiques Garnier, 2012.
80 Voir J. Blanchard, Philippe de Commynes, p. 363-396.
81 Joël Blanchard qualifie même Commynes de « médiateur universel » pour souligner à quel point il est l’homme de toutes les missions, au cœur de multiples réseaux, notamment italiens : « il fait le lien entre le roi et le monde » (ibid., p. 173).
82 P. Desan, Montaigne. Une biographie politique, p. 550.
83 J. Lafond, « “De l’incommodité de la grandeur”, ombilic du livre III », p. 66.
84 Voir Horace, Odes, II, 10.
85 Bruno Méniel, « Les chapitres centraux des trois livres des Essais », dans Les Chapitres oubliés des Essais, p. 91. Voir également Bernard Sève, Des règles pour l’esprit, Paris, Presses universitaires de France, 2007, p. 319-321.
86 Voir Montaigne, Essais, III, 1, p. 832 : « De se tenir chancelant et mestis, de tenir son affection immobile, et sans inclination aux troubles de son pays, et en une division publique, je ne le trouve ny beau, ny honneste ».
87 Voir ibid., p. 830 : « Le bien public requiert qu’on trahisse, et qu’on mente, et qu’on massacre : resignons cette commission à gens plus obeissans et plus soupples ».
88 Voir M. Tetel, « Montaigne’s glances at Philippe de Commynes », p. 29 ; Frédéric Brahami, « La place du politique dans les Essais », dans Montaigne politique, p. 56.
89 Véronique Ferrer, « Soi et les autres : politique du sujet chez Montaigne », dans Philippe Desan (dir.), Lectures du troisième livre des Essais de Montaigne, Paris, Champion, 2016, p. 300.
90 Hélène Merlin-Kajman, L’Absolutisme dans les lettres et la théorie des deux corps. Passions et politique, Paris, Champion, 2000, p. 112-113. Voir également Starobinski, Jean, Montaigne en mouvement, Paris, Gallimard, [1982] 1993, p. 490-495.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-12607-2
- EAN : 9782406126072
- ISSN : 2261-897X
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12607-2.p.0033
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 10/11/2021
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : Montaigne, Commynes, histoire, historiographie, politique, roi, juste milieu