Alain Legros, author of the Essais
- Publication type: Journal article
- Journal: Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
2020 – 2, n° 72. Saveur du savoir Mélanges Alain Legros - Authors: Mollier (Thomas), Sève (Bernard)
- Pages: 23 to 27
- Journal: Bulletin for the International Society of Friends of Montaigne
Alain Legros, auteur des Essais
Le trop célèbre Pierre Ménard, « auteur du Quichotte », a mené son entreprise de façon assez maladroite. Son œuvre « souterraine », « interminablement héroïque », « sans pareille », comme la qualifie Borges1, a été conçue comme une attaque frontale contre une ville imprenable. Son ambition, d’ailleurs assez modeste, n’était ni d’écrire un autre Quichotte, ni de réécrire l’intégralité du Quichotte, mais simplement de « reproduire quelques pages qui coïncideraient – mot à mot et ligne à ligne – avec celles de Miguel de Cervantes » (producir unas páginas que coincidieran palabra por palabra y línea por línea con las de Miguel de Cervantes)2. Quelques pages, quelques simples lignes en réalité. Borges réussit le tour de force d’exposer sans l’expliquer la méthode de Ménard : non pas devenir Cervantes (en se convertissant au catholicisme ou en guerroyant contre les Maures ou les Turcs), chose impossible et inintéressante ; mais « continuer à être Pierre Ménard et arriver au Quichotte à travers les expériences de Pierre Ménard3 ». La conséquence, comme le reconnaît ingénument Borges, est que Ménard est contraint d’exclure de son entreprise le prologue autobiographique du second Quichotte4. Au-delà de quelques phrases, habilement relevées et commentées de façon facétieusement didactique par l’ingénieux narrateur de la fable5, c’est tout le sel et toute la substance du Quichotte que Ménard doit abandonner.
Alain Legros, auteur des Essais, s’y est pris d’une façon beaucoup plus sage, beaucoup moins prétentieuse, et ô combien plus efficace ! A-t-il 24songé à son prédécesseur borgesien ? La proximité des deux auteurs (nous voulons dire Montaigne et Cervantes) est frappante : ils ont le même prénom, vivent à peu près à la même époque, partagent le même goût pour les armes et les lettres, aiment avoir l’épée au côté, sont tous deux catholiques, mais sans excès (étrangement les rapprochent aussi de fragiles spéculations sur la possible origine juive de leurs mères). Surtout, tous deux ont inventé un genre littéraire dont les conséquences intellectuelles sont incommensurables : Michel de Montaigne invente l’essai quand Miguel de Cervantes invente le roman, « œuvre de l’Europe » comme le dit Milan Kundera, qui aurait pu le dire également du genre de l’essai6. La description que Kundera donne du roman s’applique à merveille à l’essai tel que Montaigne l’a inventé, tel qu’il nous l’a légué – et tel que le grand écrivain tchèque et français le pratique lui-même :
Comprendre avec Cervantes le monde comme ambiguïté, avoir à affronter, au lieu d’une seule vérité absolue, un tas de vérités relatives qui se contredisent […], posséder donc comme seule certitude la sagesse de l’incertitude, cela exige une force non moins grande [que celle de Descartes]7.
L’essai montanien comme le roman cervantien sont des textes à plis, des textes réflexifs (la réflexivité du Prologue du second Quichotte est précisément ce que Ménard est incapable de prendre en compte), des textes aux éditions successives, des textes dans lesquels l’auteur se présente, se masque et se construit. Le second Quichotte modifie le sens du premier, comme l’édition de 1588 modifie le sens des Essais de 1580.
C’est cela qu’a compris intimement Legros. Plus subtil que Ménard, il ne fonce pas droit sur le texte comme un chevalier téméraire sorti de la Chanson de Roland, il n’essaie pas, entreprise vaniteuse et quelque peu grossière, d’en reproduire mot à mot quelques extraits. Non ! Alain Legros tourne patiemment autour du livre de Montaigne, il l’enveloppe, il le scrute, il l’assiège jusqu’à ce que le texte se rende. Il étudie les marges des livres, les poutres du château, les annotations sur Lucrèce, Térence, Ausone, César, Quinte-Curce, les lettres missives, les arrêts, les dédicaces, les ex-libris, les annotations de l’Ephemeris historica de Beuther, le Journal de Voyage. Legros ne réécrit pas les 25Essais en essayant de trouver quelques « coïncidences » línea por línea. Legros s’installe à la source des Essais : qui possède la source possède le fleuve, dit à peu près une phrase de Plotin. Il s’installe dans la fabrique, dans l’atelier, dans le scriptorium ou plutôt les scriptoria des Essais. Il sait que les Essais de 1580 ont été précédés par ce que nous n’osons nommer des pré-Essais ou des avant-Essais : des Essais sur poutres, pour reprendre le titre d’un livre éclatant de précision et d’intelligence8, des Essais en marges, quelque chose comme des essais d’Essais, des Essais à l’essai, « Montaigne en marge de Montaigne9 ». C’est Montaigne avant Montaigne, mais déjà Montaigne écrivain perçait sous Michael Montanus, « jeune acquéreur de livres10 » ; il s’agit pour Legros de saisir Montaigne in statu nascendi, y compris dans la part d’oralité lisible (ou plutôt audible) dans les Essais.
Legros n’est pas seulement présent avant l’écriture des Essais proprement dits, il est présent après : il est présent dans les moments de réécriture, de rature, de cancellation (on aime qu’Alain Legros ait remis en circulation quelques vieux mots érudits trop oubliés), d’ajouts, d’hésitations et de décisions. Il est dans le temps d’avant et dans le temps d’après : le pas est franchi, Alain Legros habite désormais le temps même de l’écriture de Montaigne. Il connaît les encres, les hastes, les déliés, il restitue avec une invraisemblable précision les couches temporelles d’écriture dans les ajouts, et les ajouts sur les ajouts (cancellés ou non), dans les marges de l’Exemplaire de Bordeaux. Aucun doute n’est plus permis : c’est Legros qui tient la plume. La plume, car (quelle magnifique supériorité de Legros sur le pâle Ménard, obsédé par les « idées » !) notre auteur sait qu’un texte est d’abord un objet matériel, de l’encre posée sur du papier par une main plus ou moins agile ou pressée. Alain Legros devient ainsi spécialiste en papiers, en encres, en types d’écriture ; il suit la forme des hastes, le ductus de l’écriture, l’usage des ligatures ; il connaît la main de Montaigne comme si elle était la sienne (il connaît tout autant la main de Marie de Gournay), il sait même distinguer la « main latine » de la « main française » de l’écrivain.
Voilà qui nous mène à l’imposant Montaigne manuscrit. Ruse suprême, modestie suprême, Alain Legros ne souffle mot des Essais ni des annotations 26sur l’Exemplaire de Bordeaux dans ce fort volume de 882 pages. En parallèle, Legros édite et transcrit Montaigne, il donne ainsi, dans sa mémorable édition du chapitre « Des Prières », les sept premiers états du texte11. Legros propose, sur l’excellent site BVH-Monloe, des éditions de textes de Montaigne en plusieurs versions. Trois (diplomatique, régularisée, modernisée) pour le Beuther, et même cinq pour le chapitre « De la force de l’imagination » (diplomatique d’EB en l’état, régularisée d’EB en l’état, conjecturale d’EB avec l’aide de 1595, avec modernisation des graphies d’EB restauré, traduction conjointe EB-1595). Jamais on ne s’est approché aussi près du geste même de Montaigne écrivant, jamais Alain Legros n’a autant écrit Montaigne. Dans un article significativement intitulé « Nous deux, mais c’était lui ou moi » – le sous-titre rassure le lecteur : « Montaigne et/ou La Boétie » – Legros explique que « les deux propositions causales » de la formule fameuse du chapitre « De l’Amitié », « parce que c’était lui, parce que c’était moi », « ont été écrites à des moments différents, comme en fait foi la différence des encres12 ». Comme l’on voit, Legros s’est considérablement rapproché des Essais, il est en fait entré au cœur du livre. Nous sommes passés des fortins à la citadelle. Mais ainsi insérés dans un très vaste procès d’écriture, rapportés à leur condition matérielle, à l’espace de la « librairie » où ils furent écrits ou dictés, rapportés aux temps hachés et discontinus où ils furent imaginés, écrits, réécrits, sans cesse remaniés, les Essais sonnent tout autrement.
Alain Legros, auteur des Essais ? « À chaque lecture », écrit Gérard Genette, « chaque livre est mentalement “réécrit” par son lecteur comme Ménard réécrivit le Quichotte. Ainsi, l’infatigable fable borgésienne est peut-être moins une parabole sophistiquée de la littérature, qu’une description fidèle et somme toute évidente de l’acte de lire13 ». Lire, c’est réécrire. Les lectures, matérielles et littéraires, philologiques et philosophiques, qu’Alain Legros a effectuées pour lui-même et rendues possibles pour nous peuvent, à bon droit, et si l’on suit Borges commenté par Genette, lui être restituées à titre d’auteur. Alain Legros, auteur des Essais.
27Jorge-Luis Borges écrivit dans un poème de la fin des années 1960 : « Que d’autres se targuent des pages qu’ils ont écrites / Moi je suis fier de celles que j’ai lues14 ». Plus fier encore doit être Alain Legros, qui non seulement a lu Montaigne comme personne, mais nous l’a généreusement donné et nous le donne encore à lire.
Merci Alain.
Thomas Mollier et Bernard Sève
Université de Lille
1 Jorge Luis Borges, « Pierre Ménard, auteur du Quichotte », Fictions, in Œuvres complètes, Gallimard, La Pléiade, t. I, 1993, p. 469.
2 Ibid., p. 470.
3 Ibid., p. 471.
4 Ibid., p. 471.
5 « La vérité, dont la mère est l’histoire » écrit Ménard reproduisant une phrase rhétorique de Cervantes (Don Quichotte, I, chapitre 9) ; Borges commente : « L’histoire, mère de la vérité : l’idée est stupéfiante », en soulignant que Ménard est contemporain de William James (« Pierre Ménard, auteur du Quichotte », op. cit., p. 473).
6 Milan Kundera, L’Art du roman, Gallimard, Folio, 1986, p. 16.
7 Ibid., p. 17.
8 Alain Legros, Essais sur poutres, Peintures et inscription chez Montaigne, Klincksieck, 2000.
9 Alain Legros, Montaigne manuscrit, Garnier, 2010, p. 153.
10 Alain Legros, Montaigne manuscrit, op. cit., p. 13.
11 Montaigne, Essais, I, 56, « Des Prières », édition annotée des sept premiers états du texte avec étude de genèse et commentaires par Alain Legros, Droz, 2003.
12 Alain Legros, « Nous deux, mais c’était lui ou moi (Montaigne et/ou La Boétie) », Genesis, no 29, 2008, p. 159-164 ; voir notamment les notes 3 et 6.
13 Gérard Genette, « Pierre Ménard, notre ami et ses confrères », Fabula LHT, no 17, juillet 2016, Lire avec Ménard.
14 Jorge-Luis Borges, « Éloge de l’ombre » (1967-1969), Œuvres complètes, Gallimard, La Pléiade, t. II, 2010, p. 184.
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-11356-0
- EAN: 9782406113560
- ISSN: 2261-897X
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-11356-0.p.0023
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 01-25-2021
- Periodicity: Biannual
- Language: French
- Keyword: author, Borges, language, transcription, writing