Un aveu « posthume » de Montaigne
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
2019 – 2, n° 70. Hommage à Jean-Yves Pouilloux et à André Tournon - Auteur : Legros (Alain)
- Pages : 83 à 88
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
Un aveu « posthume » de Montaigne
« Et pleust à Dieu, que je ne le sceusse que par les histoires, combien de fois nostre ventre par le refus d’un seul pet, nous menne jusques aux portes d’une mort tres-angoisseuse : & que l’Empereur qui nous donna liberté de peter par tout, nous en eust donné le pouvoir1. »
Inutile de chercher cette phrase du chapitre « De la force de l’imagination2 » dans l’Exemplaire de Bordeaux, on ne la trouve que dans les éditions posthumes, par exemple à la page 50 de la première d’entre elles, l’édition de 1595 (Fig. 1)3. Sur la page correspondante d’EB, au folio 36 ro dont les quatre marges sont archi-saturées d’ajouts autographes (Fig. 2), on voit à quel endroit du texte elle allait, mais ailleurs, s’insérer : à la 84jointure des deux moitiés d’une addition manuscrite distribuée de chaque côté de la page et disposée dans le sens de la longueur. Un double « guidon » de connexion (une sorte de « 3 » répété) signale la continuité du propos4.
En marge extérieure et précédée du signe « 4 », la première partie de cette addition s’attarde sur les contrariétés qu’en dépit de l’exemple du pétomane-poète allégué par saint Augustin, le ventre oppose, plus que tout autre « membre », à notre volonté : « […] Car en est il ordineremant de plus indiscret et tumultuere. Jouint que j’en sçai un si turbulant et revesche qu’il y a quaran[te ans qu’il tient son maistre à peter d’une haleine et d’une obligation constante et irremittente]5 et le maine ainsin a la mort. » Sans valeur numérique, le signe « 3 » clôt le texte à cet endroit précis. Par un mouvement de bascule, l’ajout de 1595 fournit donc le contre-exemple, fondé sur l’expérience propre et non sur les « histoires » recueillies dans les livres, du danger de mort auquel on s’expose par excès de civilité. Toutefois, comme souvent, un emprunt livresque (Suétone ou Bouchet, sur l’empereur Claude) vient conforter le souvenir personnel.
En marge intérieure et précédée d’un signe « 3 » de rappel, la suite reprend, pour ainsi dire, un peu d’altitude morale : « Mais nostre volonte pour les droits de qui nous mettons en avant ce reproche, combien plus vraisemblablement la pouvons nous marquer de rebellion et sedition par son desreglement et desobeissance. Veut elle tousjours ce que nous voudrions qu’elle vousit [i.e. voulût] […] ». Ainsi la faculté même que nous plaçons à l’origine de nos actions est-elle aussi peu fiable que la raison, ce « pot à deux anses » qui fonde nos raisonnements. La volonté, elle aussi, se dédouble, comme on le constate bien souvent sans pouvoir l’expliquer (« Nous sommes, je ne sais comment, doubles en nous-mêmes », écrit Montaigne dans « De la gloire »). Laquelle des deux volontés suivra-t-on pour finir : celle qui veut ? ou celle qui ne veut pas ? L’ajout de 1595 fournit un ancrage corporel et social (manières de table, du moins pour Claude…) à cette considération de haut vol.
85Dans une note de sa célèbre édition des Essais « conforme au texte de l’Exemplaire de Bordeaux », Pierre Villey supposait déjà en ce lieu une addition d’auteur : « L’édition de 1595 ajoute la phrase suivante qui, s’il y faut voir une allusion personnelle, comme je le pense, pourrait bien être de Montaigne : “Et pleut […]”6 ». Fortunat Strowski, maître d’œuvre de l’« Édition municipale » de Bordeaux, s’était contenté, quant à lui, de signaler l’ajout de 1595 sans y joindre un commentaire7. Dans son édition de l’Imprimerie Nationale, toujours selon EB, mais avec modernisation des graphies, excepté pour les majuscules de scansion (marque autographe d’un « style coupé »), André Tournon paraît attribuer cet ajout à Marie de Gournay dans l’apparat critique où il le fait précéder d’un « G » (pour « Gournay »)8. Dans celle de la nouvelle Pléiade, fondée sur le texte de 1595, la phrase est, comme il se doit, intégrée au texte. Une note terminale indique que « le texte de 1595 résulte d’une addition postérieure à EB9 », sans préciser si elle est attribuable à l’auteur ou à son éditrice posthume. Cela allait sans doute de soi pour les trois éditeurs scientifiques (Jean Balsamo, Michel Magnien et Catherine Magnien-Simonin), qui s’en sont expliqués dans leurs introductions.
On peut s’étonner que Pierre Villey, seul éditeur à avoir clairement fait part de son sentiment sur l’origine probable de cet ajout, n’ait pas étendu sa remarque à l’ensemble des additions ou leçons propres à 1595. Il est vrai que cette seule incise risquait d’ébranler son choix éditorial. Trouvant douteux, pour ma part, que Marie de Gournay ait pris l’initiative d’une telle indiscrétion sur les angoisses abdominales de son « père d’alliance » vénéré, en admettant d’ailleurs, ce qui est aussi difficile à croire, qu’ils soient tous deux parvenus, en si peu de temps10, 86à un degré de familiarité tel qu’il permette ce genre de confidence, fort discourtoise et même triviale bien que voilée, j’inclinerais volontiers à faire de cette incise un argument éditorial.
Sans qu’on puisse rien prouver, faute de disposer d’un autre document original que l’Exemplaire de Bordeaux (exploitable seulement si on se sert, en parallèle, du texte de 1595), on peut, selon moi et surtout d’autres bien avant moi (Gournay, Coste, Courbet et Royer, Sayce, Simonin, Céard, Balsamo, M. et C. Magnien, Desan…), présumer, à partir de l’ajout étudié ici, que l’auteur a apporté à son texte, ailleurs que sur EB, d’ultimes modifications et additions. L’éditrice posthume, à partir de la copie reçue (ce n’était pas EB), n’aura guère fait que les enregistrer, y compris tel propos sur les Albigeois et l’éloge appuyé du chapitre « De la présomption » (absent d’EB), signe que l’auteur lui confiait en quelque sorte son enfant en l’état.
« À propos, ou hors de propos », je ne voudrais pas achever cette bien modeste et impertinente note critique sans nommer, parmi tant d’autres de ses publications sur Montaigne, trois articles d’André Tournon (pour ne rien dire de ses livres) qui auront été, pour moi comme pour beaucoup d’autres, proprement lumineux quand, lecteur assidu de Montaigne depuis les années 60, j’ai enfin découvert son travail (c’était dans les années 90, à l’occasion d’une thèse tardive) : « Je n’ai jamais lu les Essais de Montaigne11 », « Que c’est que croire12 », « Et séparément considérées. Mélancolie : le leurre des lectures synthétiques13 ». Relire ces articles, c’est continuer d’entendre sa voix pour, à sa suite, redoubler de prudence et cultiver l’exactitude en même temps que l’humour.
Alain Legros
87Fig. 1 – Les Essais de 1595, p. 50.
Bibliothèques Virtuelles Humanistes (Monloe).
Fig. 2 – Essais de 1588, Exemplaire de Bordeaux, fo 36.
Bibliothèque nationale de France (Gallica).
1 Pardon pour cette entrée en fanfare dont l’inconvenance, j’ose le croire, n’aurait pas déplu à André Tournon. Il ne fuyait pas le débat et il m’a permis de m’y livrer quelquefois avec lui, en toute modestie, dans tel ou tel « forum » de notre Bulletin. Il réservait cependant l’essentiel de son énergie et de son acribie à une controverse éditoriale de bien plus grande ampleur, se faisant le champion de « l’authenticité » unique de l’Exemplaire de Bordeaux (désormais EB). Par cette notule plutôt favorable aux éditions posthumes (et cela malgré ma fréquentation presque maniaque d’EB), c’est un hommage paradoxal que je souhaite lui rendre, un dialogue entre « vifs » que je voudrais poursuivre. Avec la permission de Concetta Pennuto, organisatrice d’un colloque mi-médical mi-farcesque tenu à Tours les 21 et 22 mars 2017 et intitulé « Pets divers : vents du corps entre médecine et musique » qui n’a pas encore été publié, je détache de ma communication d’alors ces quelques lignes sur lesquelles j’aurais bien aimé avoir alors le sentiment de notre ami et aîné. Je suis sûr qu’il n’aurait pas manqué de contre-argumenter et, somme toute, mais avec le sourire d’une intelligence bienveillante, un rien malicieuse, d’avoir le dernier mot. Grâce aux initiateurs de ce livre d’hommage, que je remercie, j’aurai au moins eu l’occasion de m’adresser à lui une dernière fois par une sorte de « prosopopée » inverse (s’adresser à celui qui « n’est » plus, et non le faire parler : cela a-t-il un nom en stylistique ?).
2 On peut consulter sur le site des Bibliothèques Virtuelles Humanistes - Montaigne à l’œuvre (désormais BVH-Monloe, dir. M.-L. Demonet) mon « édition numérique à l’essai » de ce chapitre selon cinq modes (2013) : https://montaigne.univ-tours.fr/edition-numerique-force-imagination/.
3 Voir par exemple l’exemplaire de Cambridge ou celui d’Anvers (celui de Léonor de Montaigne, puis de Marie de Gournay, avec corrections autographes de l’éditrice, mais aucune dans la page considérée), tous deux numérisés par BVH-Monloe : https://montaigne.univ-tours.fr/category/oeuvres/essais-1595-1598/.
4 L’addition examinée ne se trouve ni en page précédente (35 vo) ni en page suivante (36 vo) d’EB. On peut voir sur BVH-Monloe les fac-similés d’une cinquantaine de signes ou « guidons » utilisés par Montaigne : https://montaigne.univ-tours.fr/signes-dinsertion-autographes-sur-lexemplaire-de-bordeaux/.
5 La dissimilation exceptée (i/j, u/v), les citations des additions manuscrites sont strictement conformes à l’orthographe et à la ponctuation d’EB, directement transcrit ici comme sur les site des BVH. Le texte entre crochets est restitué selon l’édition de 1595 pour combler les lacunes du document rogné lors d’une ancienne reliure.
6 Montaigne, Les Essais, éd. Villey-Saulnier, Quadrige / Presses Universitaires de France, 1988, Livre I, p. 103, note 4 (première édition, 1924).
7 Les Essais de Michel de Montaigne, éd. F. Strowski, Bordeaux, Pech & Cie, 1906 (en fait 1909), tome I, p. 129. De même, les « annotations et éclaircissements » publiés en 1920 par Pierre Villey au tome IV de cette édition ne formulent encore, à cette date, aucune hypothèse sur l’origine possible de l’addition posthume signalée.
8 Essais de Michel de Montaigne, éd. A. Tournon, Paris, Imprimerie Nationale, 1998, livre I, p. 553 (sur p. 189).
9 Montaigne, Les Essais, éds. J. Balsamo, M. Magnien et C. Magnien-Simonin, Paris, Gallimard, 2007, p. 105 et 1370.
10 Ils se sont vus durant l’été et le début de l’automne 1588 à Paris et surtout en Picardie, où Montaigne a dicté à la demoiselle de Gournay trois additions marginales dont il a écrit les premiers mots sur EB (A. Legros, « Montaigne et Gournay en marge des Essais : trois petites notes pour quatre mains », Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance 65, 2003/3, p. 613-630). Invitée par la veuve et la fille de Montaigne, elle ne reverra ce document qu’en 1596, soit quatre ans après la mort de l’auteur et au cours de l’année suivant sa première édition posthume des Essais, dont elle corrigera alors la préface (exemplaire d’Anvers : voir supra, note 3) en vue de l’édition suivante (1598).
11 Cahiers Textuel 12, 1993, p. 9-29.
12 Bulletin de la Société des Amis de Montaigne, 1993/2, VIIe série, no 33-34, p. 163-181.
13 Bulletin de la Société des Amis de Montaigne, 2006/1, VIIIe série, no 41-42, p. 159-174.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-10153-6
- EAN : 9782406101536
- ISSN : 2261-897X
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10153-6.p.0083
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 24/02/2020
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : André Tournon, Essais, édition, Marie de Gournay, Exemplaire de Bordeaux