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Classiques Garnier

Un aveu « posthume » de Montaigne

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
    2019 – 2, n° 70
    . Hommage à Jean-Yves Pouilloux et à André Tournon
  • Auteur : Legros (Alain)
  • Résumé : On imagine difficilement que de son propre chef Marie de Gournay ait pu ajouter en 1595 une phrase pour le moins indiscrète qui a tout d'un aveu à peine voilé et qui ne se trouve pas sur l'Exemplaire de Bordeaux. Cette considération sur le « refus d'un seul pet » pourrait prendre place parmi les arguments des partisans de l'édition posthume, sans pour autant mettre fin au débat éditorial auquel, dans l'autre « camp », André Tournon a participé avec tant de sagacité et de ferveur.
  • Pages : 83 à 88
  • Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406101536
  • ISBN : 978-2-406-10153-6
  • ISSN : 2261-897X
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10153-6.p.0083
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 24/02/2020
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : André Tournon, Essais, édition, Marie de Gournay, Exemplaire de Bordeaux
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Un aveu « posthume » de Montaigne

« Et pleust à Dieu, que je ne le sceusse que par les histoires, combien de fois nostre ventre par le refus dun seul pet, nous menne jusques aux portes dune mort tres-angoisseuse : & que lEmpereur qui nous donna liberté de peter par tout, nous en eust donné le pouvoir1. »

Inutile de chercher cette phrase du chapitre « De la force de limagination2 » dans lExemplaire de Bordeaux, on ne la trouve que dans les éditions posthumes, par exemple à la page 50 de la première dentre elles, lédition de 1595 (Fig. 1)3. Sur la page correspondante dEB, au folio 36 ro dont les quatre marges sont archi-saturées dajouts autographes (Fig. 2), on voit à quel endroit du texte elle allait, mais ailleurs, sinsérer : à la 84jointure des deux moitiés dune addition manuscrite distribuée de chaque côté de la page et disposée dans le sens de la longueur. Un double « guidon » de connexion (une sorte de « 3 » répété) signale la continuité du propos4.

En marge extérieure et précédée du signe « 4 », la première partie de cette addition sattarde sur les contrariétés quen dépit de lexemple du pétomane-poète allégué par saint Augustin, le ventre oppose, plus que tout autre « membre », à notre volonté : « [] Car en est il ordineremant de plus indiscret et tumultuere. Jouint que jen sçai un si turbulant et revesche quil y a quaran[te ans quil tient son maistre à peter dune haleine et dune obligation constante et irremittente]5 et le maine ainsin a la mort. » Sans valeur numérique, le signe « 3 » clôt le texte à cet endroit précis. Par un mouvement de bascule, lajout de 1595 fournit donc le contre-exemple, fondé sur lexpérience propre et non sur les « histoires » recueillies dans les livres, du danger de mort auquel on sexpose par excès de civilité. Toutefois, comme souvent, un emprunt livresque (Suétone ou Bouchet, sur lempereur Claude) vient conforter le souvenir personnel.

En marge intérieure et précédée dun signe « 3 » de rappel, la suite reprend, pour ainsi dire, un peu daltitude morale : « Mais nostre volonte pour les droits de qui nous mettons en avant ce reproche, combien plus vraisemblablement la pouvons nous marquer de rebellion et sedition par son desreglement et desobeissance. Veut elle tousjours ce que nous voudrions quelle vousit [i.e. voulût] [] ». Ainsi la faculté même que nous plaçons à lorigine de nos actions est-elle aussi peu fiable que la raison, ce « pot à deux anses » qui fonde nos raisonnements. La volonté, elle aussi, se dédouble, comme on le constate bien souvent sans pouvoir lexpliquer (« Nous sommes, je ne sais comment, doubles en nous-mêmes », écrit Montaigne dans « De la gloire »). Laquelle des deux volontés suivra-t-on pour finir : celle qui veut ? ou celle qui ne veut pas ? Lajout de 1595 fournit un ancrage corporel et social (manières de table, du moins pour Claude…) à cette considération de haut vol.

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Dans une note de sa célèbre édition des Essais « conforme au texte de lExemplaire de Bordeaux », Pierre Villey supposait déjà en ce lieu une addition dauteur : « Lédition de 1595 ajoute la phrase suivante qui, sil y faut voir une allusion personnelle, comme je le pense, pourrait bien être de Montaigne : “Et pleut []6 ». Fortunat Strowski, maître dœuvre de l« Édition municipale » de Bordeaux, sétait contenté, quant à lui, de signaler lajout de 1595 sans y joindre un commentaire7. Dans son édition de lImprimerie Nationale, toujours selon EB, mais avec modernisation des graphies, excepté pour les majuscules de scansion (marque autographe dun « style coupé »), André Tournon paraît attribuer cet ajout à Marie de Gournay dans lapparat critique où il le fait précéder dun « G » (pour « Gournay »)8. Dans celle de la nouvelle Pléiade, fondée sur le texte de 1595, la phrase est, comme il se doit, intégrée au texte. Une note terminale indique que « le texte de 1595 résulte dune addition postérieure à EB9 », sans préciser si elle est attribuable à lauteur ou à son éditrice posthume. Cela allait sans doute de soi pour les trois éditeurs scientifiques (Jean Balsamo, Michel Magnien et Catherine Magnien-Simonin), qui sen sont expliqués dans leurs introductions.

On peut sétonner que Pierre Villey, seul éditeur à avoir clairement fait part de son sentiment sur lorigine probable de cet ajout, nait pas étendu sa remarque à lensemble des additions ou leçons propres à 1595. Il est vrai que cette seule incise risquait débranler son choix éditorial. Trouvant douteux, pour ma part, que Marie de Gournay ait pris linitiative dune telle indiscrétion sur les angoisses abdominales de son « père dalliance » vénéré, en admettant dailleurs, ce qui est aussi difficile à croire, quils soient tous deux parvenus, en si peu de temps10, 86à un degré de familiarité tel quil permette ce genre de confidence, fort discourtoise et même triviale bien que voilée, jinclinerais volontiers à faire de cette incise un argument éditorial.

Sans quon puisse rien prouver, faute de disposer dun autre document original que lExemplaire de Bordeaux (exploitable seulement si on se sert, en parallèle, du texte de 1595), on peut, selon moi et surtout dautres bien avant moi (Gournay, Coste, Courbet et Royer, Sayce, Simonin, Céard, Balsamo, M. et C. Magnien, Desan…), présumer, à partir de lajout étudié ici, que lauteur a apporté à son texte, ailleurs que sur EB, dultimes modifications et additions. Léditrice posthume, à partir de la copie reçue (ce nétait pas EB), naura guère fait que les enregistrer, y compris tel propos sur les Albigeois et léloge appuyé du chapitre « De la présomption » (absent dEB), signe que lauteur lui confiait en quelque sorte son enfant en létat.

« À propos, ou hors de propos », je ne voudrais pas achever cette bien modeste et impertinente note critique sans nommer, parmi tant dautres de ses publications sur Montaigne, trois articles dAndré Tournon (pour ne rien dire de ses livres) qui auront été, pour moi comme pour beaucoup dautres, proprement lumineux quand, lecteur assidu de Montaigne depuis les années 60, jai enfin découvert son travail (cétait dans les années 90, à loccasion dune thèse tardive) : « Je nai jamais lu les Essais de Montaigne11 », « Que cest que croire12 », « Et séparément considérées. Mélancolie : le leurre des lectures synthétiques13 ». Relire ces articles, cest continuer dentendre sa voix pour, à sa suite, redoubler de prudence et cultiver lexactitude en même temps que lhumour.

Alain Legros

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Fig. 1 – Les Essais de 1595, p. 50.
Bibliothèques Virtuelles Humanistes (Monloe).

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Fig. 2 – Essais de 1588, Exemplaire de Bordeaux, fo 36.
Bibliothèque nationale de France (Gallica).

1 Pardon pour cette entrée en fanfare dont linconvenance, jose le croire, naurait pas déplu à André Tournon. Il ne fuyait pas le débat et il ma permis de my livrer quelquefois avec lui, en toute modestie, dans tel ou tel « forum » de notre Bulletin. Il réservait cependant lessentiel de son énergie et de son acribie à une controverse éditoriale de bien plus grande ampleur, se faisant le champion de « lauthenticité » unique de lExemplaire de Bordeaux (désormais EB). Par cette notule plutôt favorable aux éditions posthumes (et cela malgré ma fréquentation presque maniaque dEB), cest un hommage paradoxal que je souhaite lui rendre, un dialogue entre « vifs » que je voudrais poursuivre. Avec la permission de Concetta Pennuto, organisatrice dun colloque mi-médical mi-farcesque tenu à Tours les 21 et 22 mars 2017 et intitulé « Pets divers : vents du corps entre médecine et musique » qui na pas encore été publié, je détache de ma communication dalors ces quelques lignes sur lesquelles jaurais bien aimé avoir alors le sentiment de notre ami et aîné. Je suis sûr quil naurait pas manqué de contre-argumenter et, somme toute, mais avec le sourire dune intelligence bienveillante, un rien malicieuse, davoir le dernier mot. Grâce aux initiateurs de ce livre dhommage, que je remercie, jaurai au moins eu loccasion de madresser à lui une dernière fois par une sorte de « prosopopée » inverse (sadresser à celui qui « nest » plus, et non le faire parler : cela a-t-il un nom en stylistique ?).

2 On peut consulter sur le site des Bibliothèques Virtuelles Humanistes - Montaigne à lœuvre (désormais BVH-Monloe, dir. M.-L. Demonet) mon « édition numérique à lessai » de ce chapitre selon cinq modes (2013) : https://montaigne.univ-tours.fr/edition-numerique-force-imagination/.

3 Voir par exemple lexemplaire de Cambridge ou celui dAnvers (celui de Léonor de Montaigne, puis de Marie de Gournay, avec corrections autographes de léditrice, mais aucune dans la page considérée), tous deux numérisés par BVH-Monloe : https://montaigne.univ-tours.fr/category/oeuvres/essais-1595-1598/.

4 Laddition examinée ne se trouve ni en page précédente (35 vo) ni en page suivante (36 vo) dEB. On peut voir sur BVH-Monloe les fac-similés dune cinquantaine de signes ou « guidons » utilisés par Montaigne : https://montaigne.univ-tours.fr/signes-dinsertion-autographes-sur-lexemplaire-de-bordeaux/.

5 La dissimilation exceptée (i/j, u/v), les citations des additions manuscrites sont strictement conformes à lorthographe et à la ponctuation dEB, directement transcrit ici comme sur les site des BVH. Le texte entre crochets est restitué selon lédition de 1595 pour combler les lacunes du document rogné lors dune ancienne reliure.

6 Montaigne, Les Essais, éd. Villey-Saulnier, Quadrige / Presses Universitaires de France, 1988, Livre I, p. 103, note 4 (première édition, 1924).

7 Les Essais de Michel de Montaigne, éd. F. Strowski, Bordeaux, Pech & Cie, 1906 (en fait 1909), tome I, p. 129. De même, les « annotations et éclaircissements » publiés en 1920 par Pierre Villey au tome IV de cette édition ne formulent encore, à cette date, aucune hypothèse sur lorigine possible de laddition posthume signalée.

8 Essais de Michel de Montaigne, éd. A. Tournon, Paris, Imprimerie Nationale, 1998, livre I, p. 553 (sur p. 189).

9 Montaigne, Les Essais, éds. J. Balsamo, M. Magnien et C. Magnien-Simonin, Paris, Gallimard, 2007, p. 105 et 1370.

10 Ils se sont vus durant lété et le début de lautomne 1588 à Paris et surtout en Picardie, où Montaigne a dicté à la demoiselle de Gournay trois additions marginales dont il a écrit les premiers mots sur EB (A. Legros, « Montaigne et Gournay en marge des Essais : trois petites notes pour quatre mains », Bibliothèque dHumanisme et Renaissance 65, 2003/3, p. 613-630). Invitée par la veuve et la fille de Montaigne, elle ne reverra ce document quen 1596, soit quatre ans après la mort de lauteur et au cours de lannée suivant sa première édition posthume des Essais, dont elle corrigera alors la préface (exemplaire dAnvers : voir supra, note 3) en vue de lédition suivante (1598).

11 Cahiers Textuel 12, 1993, p. 9-29.

12 Bulletin de la Société des Amis de Montaigne, 1993/2, VIIe série, no 33-34, p. 163-181.

13 Bulletin de la Société des Amis de Montaigne, 2006/1, VIIIe série, no 41-42, p. 159-174.