“A Precise Text for Thinking Correctly” A Friendship under the Banner of Montaigne
- Publication type: Journal article
- Journal: Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
2019 – 2, n° 70. Hommage à Jean-Yves Pouilloux et à André Tournon - Author: Garavini (Fausta)
- Pages: 75 to 82
- Journal: Bulletin for the International Society of Friends of Montaigne
« Un texte exact, pour penser juste »
Une amitié sous le signe de Montaigne
Parmi les nombreuses raisons de ma reconnaissance envers Montaigne, l’amitié d’André Tournon est l’une des plus importantes. En fait, ce ne fut pas André qui m’amena à Montaigne, mais inversement, Montaigne qui m’amena à André.
Je venais de loin et d’ailleurs – de la philologie romane –, ce fut un concours de circonstances qui me conduisit, très jeune, à traduire les Essais : expérience inoubliable. Traduire un auteur est bien la meilleure façon de le comprendre. C’est aussi la meilleure façon de vous donner l’envie de l’approfondir. Ce fut donc ma traduction – conduite sur les éditions disponibles à l’époque, dont aucune ne pouvait se dire critique –, parue en 1966, qui m’incita à m’engager dans les études montaignistes et à écrire mes premiers articles, réunis en 1983 dans le volume Itinerari a Montaigne1. En 1983, curieuse coïncidence, paraissait aussi la thèse d’André, Montaigne. La glose et l’essai : ce fut la découverte d’un esprit frère et le début d’une amitié et d’une collaboration qui se prolongeraient dans les années à venir.
En 1983, mon édition du Journal de voyage (Folio) avait aussi vu le jour, ce qui amena Géralde Nakam à m’associer au projet d’une nouvelle Pléiade des Œuvres de Montaigne qu’elle comptait réaliser avec André Tournon. J’avais cependant réfléchi depuis longtemps aux problèmes d’une édition critique des Essais2, j’étais donc doublement concernée par ce projet. Commença alors une longue correspondance à trois qui s’étala sur plusieurs mois, sans doute sur plus d’un an. Entre temps les rôles en quelque sorte s’inversèrent, pendant que s’approfondissait mon entente avec André : il apparaissait de plus en plus clair que notre conception des notes et notices était incompatible avec celle de Géralde 76Nakam, qui d’ailleurs ne s’intéressait pas aux problèmes philologiques, donc à l’établissement du texte ; alors que c’était notre préoccupation principale, dans le but de réaliser une édition véritablement critique des Essais, sur la base de l’Exemplaire de Bordeaux, en respectant la ponctuation autographe dont les études d’André avaient entre temps révélé l’importance.
Malheureusement, ces problèmes n’intéressaient pas non plus le directeur de la collection, Jacques Cotin. Après des échanges où les incompréhensions ne pouvaient qu’éclater, nous nous désistames d’un commun accord. La lettre qu’André écrivit à Jacques Cotin, avec la Remarque qui l’accompagne, témoigne de notre travail de réflexion :
17 septembre 1988
Cher Monsieur,
Je regrette d’avoir à vous dire que je ne pourrai pas collaborer à l’édition des Œuvres de Montaigne dans la Pléiade ; et je crois nécessaire de vous exposer les motifs qui m’ont conduit, après maints débats, à renoncer ainsi à un travail qui, plus qu’aucun autre, me semblait mériter mes efforts.
Ayant constaté depuis Mai que ma conception des notes et notices, pour les Essais, était très différente de celle de Géralde et probablement incompatible avec elle, j’avais pris le parti de me cantonner, avec Fausta, dans le travail d’établissement du texte et de l’apparat critique. Encore me fallait-il être sûr de pouvoir accomplir cette tâche selon le principe que j’estime devoir primer sur tout autre – la fidélité au document original. J’entends par là non seulement la fidélité aux mots, qui va de soi, mais aussi la fidélité à tous les procédés d’articulation du texte ; donc, entre autres, au système très particulier de scansion des phrases par emploi de majuscules que Montaigne a méthodiquement appliqué dans ses retouches manuscrites de l’Exemplaire de Bordeaux. Je n’insiste pas ici sur ce point, au sujet duquel vous avez pu lire les quelques douze pages de la « note sur la scansion autographe » que j’ai adressée à Géralde, avec un exemplaire à votre intention, au moment de la remise du chapitre-échantillon. Là encore je me trouve en désaccord avec Géralde ; la discussion entre elle et moi, qui avait commencé bien avant mai, s’est 77prolongée jusqu’au mois dernier sans que l’un puisse convaincre l’autre. En outre, Géralde m’a déclaré, d’après une conversation que vous aviez eue avec elle, que vous teniez à ce que le texte de la Pléiade fût conforme aux règles actuelles de ponctuation et d’emploi des majuscules. J’en ai déduit qu’il me serait impossible de respecter la scansion autographe de Montaigne.
L’obstacle me paraît insurmontable. Je ne conteste ni l’autorité de Géralde, ni les normes de la Pléiade ; et je ne prétends pas imposer mes convictions. Mais je ne peux pas non plus, en ce qui me concerne, escamoter celles-ci, et travailler à établir un texte qui, à mes yeux au moins, serait délibérément infidèle à l’original. Vous comprendrez sans peine cette intransigeance. Lors de notre discussion de novembre dernier, vous avez pu voir que je ne défendais que mollement les souhaits de Fausta (qui étaient aussi les miens) sur l’emplacement de l’apparat critique ; c’est que j’estimais que seule la présentation des données textuelles était en cause, et que, sur une telle question, il appartenait à l’éditeur de trancher en dernier ressort. Mais le problème de la scansion autographe n’est pas du même ordre : il s’agit d’authenticité, et, pour une édition appelée à faire autorité, seuls des arguments « scientifiques » doivent déterminer la décision. Tant que ceux que j’ai exposés dans la note ne seront pas réfutés, je ne pourrai envisager qu’un travail conforme à leurs conclusions : je n’ai pas le droit de faire abstraction de ce que je tiens pour vrai.
Je ne pense pas que mon désistement soit de nature à compromettre le projet. Géralde trouvera sans peine des collègues au moins aussi compétents que moi pour établir un texte. Du reste, il ne s’agit guère que de vérifier les acquis de l’Édition Municipale (et, hormis cette affaire de scansion, on ne trouvera que peu de retouches à leur apporter) et, surtout, de les transcrire selon les normes de la Pléiade. La difficulté est donc purement technique ; il suffira d’un peu d’ingéniosité et de méthode pour s’en tirer honorablement, et conférer ainsi à cette édition le mérite exceptionnel de munir le texte de toutes ses variantes imprimées et manuscrites.
C’est ce que je souhaite, non sans regretter de ne pas participer à l’entreprise. Je garderai du moins le meilleur souvenir de notre entretien de l’an dernier ; et j’espère que, compte tenu des raisons de mon désistement, vous ne le prendrez pas en mauvaise part.
78Je vous prie d’agréer, cher Monsieur, l’expression de mes plus cordiaux sentiments.
André Tournon
P.S.- Ma présence à la réunion du 7 novembre ne serait évidemment pas justifiée. Je vous communique donc ci-joint une brève remarque, que je comptais exposer ce jour-là, sur un trait caractéristique des variantes des Essais et sur le moyen d’en rendre compte selon le protocole de la Pléiade. Si cela peut être de quelque utilité pour le collaborateur qui me remplacera, j’en serai très heureux.
Remarque sur la présentation des variantes manuscrites
Le protocole de la Pléiade a été conçu pour le cas, habituel, où l’ordre chronologique des versions présentées (que l’on choisisse de le suivre ou de l’inverser) se définit par la succession : manuscrit (avec ses ratures), préoriginale, originale, première édition – voir le septième feuillet photocopié. Il se trouve qu’avec Montaigne nous avons (sic) des ratures manuscrites postérieures à la dernière édition parue du vivant de l’auteur ! Cela provoque un effet de brouillage extrêmement fâcheux si l’on désigne les variantes, selon l’usage, par indication du document d’origine. Car si les mentions « 1580 », « 1582 » et « 1588 » ne donnent lieu à aucune confusion, la mention « Exemplaire de Bordeaux », elle, est déroutante. Le texte « mis sous les yeux du lecteur » est celui de l’Exemplaire de Bordeaux, dans son dernier état ; si l’on identifie les variantes manuscrites (lignes biffées) par la même indication, le lecteur risque de croire que l’on a adopté une version autre que celle de l’Exemplaire de Bordeaux (et laquelle ?) dans le corps du texte. Je pense même que la confusion est inévitable (cf. les notes de J. Cotin sur l’apparat de l’Édition Municipale, au début de I, 21, dans sa lettre « établissement de l’apparat critique », p. 3 et 4). La solution théorique serait de décrire dans l’apparat chaque intervention de Montaigne sur sa première rédaction, en indiquant systématiquement le point de départ (= la ou les versions raturées) et le point d’arrivée (= la version définitive) à l’aide de l’expression « corrigé en ». Mais dans le cas de remaniements complexes, cela donnerait des monstres ; de plus, on répèterait inutilement dans l’apparat la leçon 79substituée aux mots biffés, c’est-à-dire celle qui est « mise sous les yeux du lecteur » dans le corps du texte. Le protocole de la Pléiade (7e feuillet) l’interdit implicitement ; du reste, le procédé aurait pour effet d’augmenter le volume des variantes manuscrites dans l’apparat, bien que, réduites à leur extension minima, elles soient déjà très encombrantes.
La solution, me semble-t-il, serait d’utiliser un sigle spécial pour désigner, dans les additions manuscrites, l’ensemble de leurs états primitifs (antérieurs à leur dernier état, qui figure, lui, comme version définitive, dans le corps du texte). Pour le chapitre-échantillon j’ai utilisé, un peu au hasard, l’expression « prem(ière) réd(action) EB ». Elle est trop longue, et, surtout, Fausta m’a fait ensuite observer à juste titre qu’elle ne devrait pas être mise sur le même plan que les mentions « 1580 », « 1582 » et « 1588 », qui, elles, désignent des états du texte, alors que « prem.réd. EB » désigne une donnée ponctuelle. Son objection ne porte pas seulement sur le choix du signe ; elle soulève un problème de fond, auquel je ne trouve pas de solution satisfaisante. Mais on pourrait au moins pallier la difficulté en adoptant un sigle manifestement symbolique (par exemple « R » – comme r(ature) – ou quelque autre lettre – à l’exclusion, bien sûr, de A, B et C) et en expliquant dans l’introduction qu’il indique par convention, non pas un état du texte, mais un ensemble de données textuelles, réunissant artificiellement tout ce qui s’intercale entre la version de 1588 et la version définitive de l’EB. Il serait possible, en outre, de noter commodément les stratifications de ces variantes manuscrites en affectant ce sigle « R » d’indices (R1, R2, R3…) lorsqu’on aurait affaire à plusieurs rédactions successives d’un même passage manuscrit.
Autre remarque, futile : est-il bien nécessaire de répéter quelques milliers de fois, pour les variantes imprimées, les chiffres du millénaire et du siècle ? « 80, 82, 88 et 95 », cela serait aussi clair que « 1580 », etc.
Nous reçumes par retour de courrier une lettre fort peu amène.
Je ne jugeai pas utile de répondre à cette lettre. André le fit de son côté, pour tous les deux, avec son chic et sa rigueur habituels :
8026/9/1988
Monsieur,
Mon refus de participer à une édition de Montaigne, si fortes qu’en aient été les raisons, me laissait quelques regrets ; votre lettre du 20 septembre me les ôte. Passons sur le ton, qui ne me convient guère. Passons aussi sur cette fiction rhétorique, dont je vois mal le sens, d’imaginer des questions que je ne vous posais pas, afin de déclarer qu’il serait oiseux d’y répondre. Il me suffit de constater qu’en parlant de fac-simile, et en plaisantant élégamment sur les virgules, vous montrez assez votre insouciance à l’égard du problème qui a provoqué la rupture : vous n’avez pas jugé utile d’en prendre connaissance. Car il ne s’agissait ni de fac-simile, ni de virgules, mais seulement de restituer au texte des Essais les articulations logiques marquées par Montaigne, de sa propre main. Le directeur d’une collection prestigieuse n’a sans doute pas à encombrer son esprit de pareilles broutilles : il « aime – et d’abord – qu’on pense », sans s’interroger sur des signes que ses règles n’ont pas prévus. Mais le lecteur est en droit d’attendre d’une édition un texte exact, pour penser juste. C’est à mes yeux ce qui importe. Notre désaccord était inévitable.
Mon premier mouvement était de ne pas vous répondre, et de vous laisser choisir en paix pour vos pensées des objets propres à vous procurer toute satisfaction. Malheureusement je ne suis pas seul en cause. Vous vous adressez sur le même ton à Mme F. Garavini ; vous ajoutez, il est vrai, quelques érudites fioritures, mais ces efforts pour rendre vos propos spirituels auraient été mieux employés, et avec plus de succès sans doute, à tempérer leur aigreur. Il est extrêmement regrettable qu’une universitaire de Florence ait reçu d’un éditeur parisien une pareille lettre. Elle y aura cherché en vain le semblant de politesse auquel elle devait s’attendre. Peut-être croira-t-elle que ses collègues français acceptent ce genre de désinvolture. J’espère être en mesure de la détromper sur ce dernier point. Quant au reste, je vois mal comment vous excuser auprès d’elle, et j’en éprouve un certain embarras, que vous devriez comprendre.
Je n’ai rien d’autre à vous « représenter », et je n’attends aucune réponse. Recevez, Monsieur, l’expression de la considération que je vous dois.
André Tournon
81Après cet épisode regrettable, qui en effet retarda de plusieurs années une Pléiade Montaigne3, nous continuames à travailler chacun de notre côté, toujours en contact. Nous nous retrouvions au hasard des rencontres montaignistes. Je l’invitai au colloque très restreint (Jules Brody, Terence Cave, Michel Jeanneret, Fausta Garavini, André Tournon) que j’avais organisé avec mon collègue Mario Richter à Padoue, en janvier 19934. Il y présenta une communication (« L’essai : un témoignage en suspens ») où il établissait la relation entre la pratique citationnelle de Montaigne, que j’avais analysée dans l’un de mes premiers articles5, et l’énoncé formulaire accentué par les retouches de segmentation, pour ensuite relier ces procédés aux pratiques et aux problématiques du témoignage familières au magistrat Montaigne : tout se tient dans ce texte savamment agencé qui combine en quelque sorte les directions principales de ses recherches.
En janvier 1995 je fus invitée au colloque Éditer les Essais de Montaigne organisé à la Sorbonne par Claude Blum. En « ouverture » ce dernier montrait très clairement que l’histoire des éditions des Essais était « l’histoire d’un sinistre », aucun éditeur, à commencer par Marie de Gournay, n’ayant été fidèle au texte. Parmi les nombreuses questions abordées, le problème de « L’orthographe de Montaigne et sa ponctuation, d’après l’exemplaire de Bordeaux » avait été confié à Nina Catach, qui visiblement connaissait mal le(s) texte(s) de Montaigne et n’avait pas lu les travaux d’André : elle déclara sa théorie insuffisante et discutable (sans la discuter) et ne proposa aucune solution. Ce colloque n’aida donc pas à mettre fin à ce « mauvais rêve » (selon les termes de Claude Blum) qu’était l’histoire des éditions des Essais.
La solution, André la tenait – même si elle ne faisait pas l’unanimité – et il continuait à perfectionner les moyens de la mettre en œuvre, jusqu’à son édition des Essais à l’Imprimerie Nationale en 1998. Il m’avait proposé de la réaliser ensemble ; mais à l’époque j’avais pratiquement abandonné la recherche pour me consacrer à l’écriture romanesque, je travaillais à mon deuxième roman et je ne souhaitais pas que ce projet absorbant m’en détourne. Je laissai donc André faire route tout seul. 82Je fus cependant ravie de pouvoir lui proposer de faire un autre bout de chemin en commun lorsque l’occasion se présenta, une dizaine d’années plus tard, de publier en Italie une édition bilingue des Essais, qui parut chez Bompiani en 2012, fruit de nos efforts conjoints. André en profita pour améliorer sur quelques points son édition de 1998 ; moi pour rajeunir ma traduction, âgée déjà de presque un demi-siècle. Mais surtout le texte de l’édition d’André mis en regard m’engagea à appliquer à l’italien – dans une certaine mesure, s’agissant d’une autre langue – la segmentation autographe de l’Exemplaire de Bordeaux. Mes compatriotes qui jusque-là avaient lu un Montaigne dont la ponctuation émolliente réduisait la vigueur, peuvent désormais goûter – pour autant qu’une traduction le permette – la force et le rythme de sa prose. Que grâces en soient rendues à André Tournon.
Fausta Garavini
1 Ce livre sera traduit en français beaucoup plus tard : Itinéraires à Montaigne. Jeux de texte, Paris, Champion, 1995.
2 Cf. mon article « Per un’edizione critica degli Essais » (1969), repris dans Itinerari, op. cit.
3 Jusqu’à la parution en 2007 de l’édition procurée par Jean Balsamo, Michel Magnien et Catherine Magnien Simonin, qui reproduit toutefois le texte de 1595.
4 Les actes parurent sous le titre Carrefour Montaigne, ETS/Slatkine, Pise, 1994.
5 « La formula di Montaigne » (1967), ensuite dans Itinerari, op. cit.
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-10153-6
- EAN: 9782406101536
- ISSN: 2261-897X
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-10153-6.p.0075
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 02-24-2020
- Periodicity: Biannual
- Language: French
- Keyword: André Tournon, Montaigne, critical edition, Exemplaire de Bordeaux, original punctuation