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Classiques Garnier

« Un texte exact, pour penser juste » Une amitié sous le signe de Montaigne

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
    2019 – 2, n° 70
    . Hommage à Jean-Yves Pouilloux et à André Tournon
  • Auteur : Garavini (Fausta)
  • Résumé : Le texte revient sur l’aventure d’une Pléiade Montaigne qu’aurait dû réaliser André Tournon avec Fausta Garavini et Géralde Nakam, et qui n’aboutit pas, les normes de la collection n’admettant pas le respect de la ponctuation autographe dont les études d’André Tournon ont révélé l’importance.
  • Pages : 75 à 82
  • Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406101536
  • ISBN : 978-2-406-10153-6
  • ISSN : 2261-897X
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10153-6.p.0075
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 24/02/2020
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : André Tournon, Montaigne, édition critique, Exemplaire de Bordeaux, ponctuation autographe
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« Un texte exact, pour penser juste »

Une amitié sous le signe de Montaigne

Parmi les nombreuses raisons de ma reconnaissance envers Montaigne, lamitié dAndré Tournon est lune des plus importantes. En fait, ce ne fut pas André qui mamena à Montaigne, mais inversement, Montaigne qui mamena à André.

Je venais de loin et dailleurs – de la philologie romane –, ce fut un concours de circonstances qui me conduisit, très jeune, à traduire les Essais : expérience inoubliable. Traduire un auteur est bien la meilleure façon de le comprendre. Cest aussi la meilleure façon de vous donner lenvie de lapprofondir. Ce fut donc ma traduction – conduite sur les éditions disponibles à lépoque, dont aucune ne pouvait se dire critique –, parue en 1966, qui mincita à mengager dans les études montaignistes et à écrire mes premiers articles, réunis en 1983 dans le volume Itinerari a Montaigne1. En 1983, curieuse coïncidence, paraissait aussi la thèse dAndré, Montaigne. La glose et lessai : ce fut la découverte dun esprit frère et le début dune amitié et dune collaboration qui se prolongeraient dans les années à venir.

En 1983, mon édition du Journal de voyage (Folio) avait aussi vu le jour, ce qui amena Géralde Nakam à massocier au projet dune nouvelle Pléiade des Œuvres de Montaigne quelle comptait réaliser avec André Tournon. Javais cependant réfléchi depuis longtemps aux problèmes dune édition critique des Essais2, jétais donc doublement concernée par ce projet. Commença alors une longue correspondance à trois qui sétala sur plusieurs mois, sans doute sur plus dun an. Entre temps les rôles en quelque sorte sinversèrent, pendant que sapprofondissait mon entente avec André : il apparaissait de plus en plus clair que notre conception des notes et notices était incompatible avec celle de Géralde 76Nakam, qui dailleurs ne sintéressait pas aux problèmes philologiques, donc à létablissement du texte ; alors que cétait notre préoccupation principale, dans le but de réaliser une édition véritablement critique des Essais, sur la base de lExemplaire de Bordeaux, en respectant la ponctuation autographe dont les études dAndré avaient entre temps révélé limportance.

Malheureusement, ces problèmes nintéressaient pas non plus le directeur de la collection, Jacques Cotin. Après des échanges où les incompréhensions ne pouvaient quéclater, nous nous désistames dun commun accord. La lettre quAndré écrivit à Jacques Cotin, avec la Remarque qui laccompagne, témoigne de notre travail de réflexion :

17 septembre 1988

Cher Monsieur,

Je regrette davoir à vous dire que je ne pourrai pas collaborer à lédition des Œuvres de Montaigne dans la Pléiade ; et je crois nécessaire de vous exposer les motifs qui mont conduit, après maints débats, à renoncer ainsi à un travail qui, plus quaucun autre, me semblait mériter mes efforts.

Ayant constaté depuis Mai que ma conception des notes et notices, pour les Essais, était très différente de celle de Géralde et probablement incompatible avec elle, javais pris le parti de me cantonner, avec Fausta, dans le travail détablissement du texte et de lapparat critique. Encore me fallait-il être sûr de pouvoir accomplir cette tâche selon le principe que jestime devoir primer sur tout autre – la fidélité au document original. Jentends par là non seulement la fidélité aux mots, qui va de soi, mais aussi la fidélité à tous les procédés darticulation du texte ; donc, entre autres, au système très particulier de scansion des phrases par emploi de majuscules que Montaigne a méthodiquement appliqué dans ses retouches manuscrites de lExemplaire de Bordeaux. Je ninsiste pas ici sur ce point, au sujet duquel vous avez pu lire les quelques douze pages de la « note sur la scansion autographe » que jai adressée à Géralde, avec un exemplaire à votre intention, au moment de la remise du chapitre-échantillon. Là encore je me trouve en désaccord avec Géralde ; la discussion entre elle et moi, qui avait commencé bien avant mai, sest 77prolongée jusquau mois dernier sans que lun puisse convaincre lautre. En outre, Géralde ma déclaré, daprès une conversation que vous aviez eue avec elle, que vous teniez à ce que le texte de la Pléiade fût conforme aux règles actuelles de ponctuation et demploi des majuscules. Jen ai déduit quil me serait impossible de respecter la scansion autographe de Montaigne.

Lobstacle me paraît insurmontable. Je ne conteste ni lautorité de Géralde, ni les normes de la Pléiade ; et je ne prétends pas imposer mes convictions. Mais je ne peux pas non plus, en ce qui me concerne, escamoter celles-ci, et travailler à établir un texte qui, à mes yeux au moins, serait délibérément infidèle à loriginal. Vous comprendrez sans peine cette intransigeance. Lors de notre discussion de novembre dernier, vous avez pu voir que je ne défendais que mollement les souhaits de Fausta (qui étaient aussi les miens) sur lemplacement de lapparat critique ; cest que jestimais que seule la présentation des données textuelles était en cause, et que, sur une telle question, il appartenait à léditeur de trancher en dernier ressort. Mais le problème de la scansion autographe nest pas du même ordre : il sagit dauthenticité, et, pour une édition appelée à faire autorité, seuls des arguments « scientifiques » doivent déterminer la décision. Tant que ceux que jai exposés dans la note ne seront pas réfutés, je ne pourrai envisager quun travail conforme à leurs conclusions : je nai pas le droit de faire abstraction de ce que je tiens pour vrai.

Je ne pense pas que mon désistement soit de nature à compromettre le projet. Géralde trouvera sans peine des collègues au moins aussi compétents que moi pour établir un texte. Du reste, il ne sagit guère que de vérifier les acquis de lÉdition Municipale (et, hormis cette affaire de scansion, on ne trouvera que peu de retouches à leur apporter) et, surtout, de les transcrire selon les normes de la Pléiade. La difficulté est donc purement technique ; il suffira dun peu dingéniosité et de méthode pour sen tirer honorablement, et conférer ainsi à cette édition le mérite exceptionnel de munir le texte de toutes ses variantes imprimées et manuscrites.

Cest ce que je souhaite, non sans regretter de ne pas participer à lentreprise. Je garderai du moins le meilleur souvenir de notre entretien de lan dernier ; et jespère que, compte tenu des raisons de mon désistement, vous ne le prendrez pas en mauvaise part.

78

Je vous prie dagréer, cher Monsieur, lexpression de mes plus cordiaux sentiments.

André Tournon

P.S.- Ma présence à la réunion du 7 novembre ne serait évidemment pas justifiée. Je vous communique donc ci-joint une brève remarque, que je comptais exposer ce jour-là, sur un trait caractéristique des variantes des Essais et sur le moyen den rendre compte selon le protocole de la Pléiade. Si cela peut être de quelque utilité pour le collaborateur qui me remplacera, jen serai très heureux.

Remarque sur la présentation des variantes manuscrites

Le protocole de la Pléiade a été conçu pour le cas, habituel, où lordre chronologique des versions présentées (que lon choisisse de le suivre ou de linverser) se définit par la succession : manuscrit (avec ses ratures), préoriginale, originale, première édition – voir le septième feuillet photocopié. Il se trouve quavec Montaigne nous avons (sic) des ratures manuscrites postérieures à la dernière édition parue du vivant de lauteur ! Cela provoque un effet de brouillage extrêmement fâcheux si lon désigne les variantes, selon lusage, par indication du document dorigine. Car si les mentions « 1580 », « 1582 » et « 1588 » ne donnent lieu à aucune confusion, la mention « Exemplaire de Bordeaux », elle, est déroutante. Le texte « mis sous les yeux du lecteur » est celui de lExemplaire de Bordeaux, dans son dernier état ; si lon identifie les variantes manuscrites (lignes biffées) par la même indication, le lecteur risque de croire que lon a adopté une version autre que celle de lExemplaire de Bordeaux (et laquelle ?) dans le corps du texte. Je pense même que la confusion est inévitable (cf. les notes de J. Cotin sur lapparat de lÉdition Municipale, au début de I, 21, dans sa lettre « établissement de lapparat critique », p. 3 et 4). La solution théorique serait de décrire dans lapparat chaque intervention de Montaigne sur sa première rédaction, en indiquant systématiquement le point de départ (= la ou les versions raturées) et le point darrivée (= la version définitive) à laide de lexpression « corrigé en ». Mais dans le cas de remaniements complexes, cela donnerait des monstres ; de plus, on répèterait inutilement dans lapparat la leçon 79substituée aux mots biffés, cest-à-dire celle qui est « mise sous les yeux du lecteur » dans le corps du texte. Le protocole de la Pléiade (7e feuillet) linterdit implicitement ; du reste, le procédé aurait pour effet daugmenter le volume des variantes manuscrites dans lapparat, bien que, réduites à leur extension minima, elles soient déjà très encombrantes.

La solution, me semble-t-il, serait dutiliser un sigle spécial pour désigner, dans les additions manuscrites, lensemble de leurs états primitifs (antérieurs à leur dernier état, qui figure, lui, comme version définitive, dans le corps du texte). Pour le chapitre-échantillon jai utilisé, un peu au hasard, lexpression « prem(ière) réd(action) EB ». Elle est trop longue, et, surtout, Fausta ma fait ensuite observer à juste titre quelle ne devrait pas être mise sur le même plan que les mentions « 1580 », « 1582 » et « 1588 », qui, elles, désignent des états du texte, alors que « prem.réd. EB » désigne une donnée ponctuelle. Son objection ne porte pas seulement sur le choix du signe ; elle soulève un problème de fond, auquel je ne trouve pas de solution satisfaisante. Mais on pourrait au moins pallier la difficulté en adoptant un sigle manifestement symbolique (par exemple « R » – comme r(ature) – ou quelque autre lettre – à lexclusion, bien sûr, de A, B et C) et en expliquant dans lintroduction quil indique par convention, non pas un état du texte, mais un ensemble de données textuelles, réunissant artificiellement tout ce qui sintercale entre la version de 1588 et la version définitive de lEB. Il serait possible, en outre, de noter commodément les stratifications de ces variantes manuscrites en affectant ce sigle « R » dindices (R1, R2, R3…) lorsquon aurait affaire à plusieurs rédactions successives dun même passage manuscrit.

Autre remarque, futile : est-il bien nécessaire de répéter quelques milliers de fois, pour les variantes imprimées, les chiffres du millénaire et du siècle ? « 80, 82, 88 et 95 », cela serait aussi clair que « 1580 », etc.

Nous reçumes par retour de courrier une lettre fort peu amène.

Je ne jugeai pas utile de répondre à cette lettre. André le fit de son côté, pour tous les deux, avec son chic et sa rigueur habituels :

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26/9/1988

Monsieur,

Mon refus de participer à une édition de Montaigne, si fortes quen aient été les raisons, me laissait quelques regrets ; votre lettre du 20 septembre me les ôte. Passons sur le ton, qui ne me convient guère. Passons aussi sur cette fiction rhétorique, dont je vois mal le sens, dimaginer des questions que je ne vous posais pas, afin de déclarer quil serait oiseux dy répondre. Il me suffit de constater quen parlant de fac-simile, et en plaisantant élégamment sur les virgules, vous montrez assez votre insouciance à légard du problème qui a provoqué la rupture : vous navez pas jugé utile den prendre connaissance. Car il ne sagissait ni de fac-simile, ni de virgules, mais seulement de restituer au texte des Essais les articulations logiques marquées par Montaigne, de sa propre main. Le directeur dune collection prestigieuse na sans doute pas à encombrer son esprit de pareilles broutilles : il « aime – et dabord – quon pense », sans sinterroger sur des signes que ses règles nont pas prévus. Mais le lecteur est en droit dattendre dune édition un texte exact, pour penser juste. Cest à mes yeux ce qui importe. Notre désaccord était inévitable.

Mon premier mouvement était de ne pas vous répondre, et de vous laisser choisir en paix pour vos pensées des objets propres à vous procurer toute satisfaction. Malheureusement je ne suis pas seul en cause. Vous vous adressez sur le même ton à Mme F. Garavini ; vous ajoutez, il est vrai, quelques érudites fioritures, mais ces efforts pour rendre vos propos spirituels auraient été mieux employés, et avec plus de succès sans doute, à tempérer leur aigreur. Il est extrêmement regrettable quune universitaire de Florence ait reçu dun éditeur parisien une pareille lettre. Elle y aura cherché en vain le semblant de politesse auquel elle devait sattendre. Peut-être croira-t-elle que ses collègues français acceptent ce genre de désinvolture. Jespère être en mesure de la détromper sur ce dernier point. Quant au reste, je vois mal comment vous excuser auprès delle, et jen éprouve un certain embarras, que vous devriez comprendre.

Je nai rien dautre à vous « représenter », et je nattends aucune réponse. Recevez, Monsieur, lexpression de la considération que je vous dois.

André Tournon

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Après cet épisode regrettable, qui en effet retarda de plusieurs années une Pléiade Montaigne3, nous continuames à travailler chacun de notre côté, toujours en contact. Nous nous retrouvions au hasard des rencontres montaignistes. Je linvitai au colloque très restreint (Jules Brody, Terence Cave, Michel Jeanneret, Fausta Garavini, André Tournon) que javais organisé avec mon collègue Mario Richter à Padoue, en janvier 19934. Il y présenta une communication (« Lessai : un témoignage en suspens ») où il établissait la relation entre la pratique citationnelle de Montaigne, que javais analysée dans lun de mes premiers articles5, et lénoncé formulaire accentué par les retouches de segmentation, pour ensuite relier ces procédés aux pratiques et aux problématiques du témoignage familières au magistrat Montaigne : tout se tient dans ce texte savamment agencé qui combine en quelque sorte les directions principales de ses recherches.

En janvier 1995 je fus invitée au colloque Éditer les Essais de Montaigne organisé à la Sorbonne par Claude Blum. En « ouverture » ce dernier montrait très clairement que lhistoire des éditions des Essais était « lhistoire dun sinistre », aucun éditeur, à commencer par Marie de Gournay, nayant été fidèle au texte. Parmi les nombreuses questions abordées, le problème de « Lorthographe de Montaigne et sa ponctuation, daprès lexemplaire de Bordeaux » avait été confié à Nina Catach, qui visiblement connaissait mal le(s) texte(s) de Montaigne et navait pas lu les travaux dAndré : elle déclara sa théorie insuffisante et discutable (sans la discuter) et ne proposa aucune solution. Ce colloque naida donc pas à mettre fin à ce « mauvais rêve » (selon les termes de Claude Blum) quétait lhistoire des éditions des Essais.

La solution, André la tenait – même si elle ne faisait pas lunanimité – et il continuait à perfectionner les moyens de la mettre en œuvre, jusquà son édition des Essais à lImprimerie Nationale en 1998. Il mavait proposé de la réaliser ensemble ; mais à lépoque javais pratiquement abandonné la recherche pour me consacrer à lécriture romanesque, je travaillais à mon deuxième roman et je ne souhaitais pas que ce projet absorbant men détourne. Je laissai donc André faire route tout seul. 82Je fus cependant ravie de pouvoir lui proposer de faire un autre bout de chemin en commun lorsque loccasion se présenta, une dizaine dannées plus tard, de publier en Italie une édition bilingue des Essais, qui parut chez Bompiani en 2012, fruit de nos efforts conjoints. André en profita pour améliorer sur quelques points son édition de 1998 ; moi pour rajeunir ma traduction, âgée déjà de presque un demi-siècle. Mais surtout le texte de lédition dAndré mis en regard mengagea à appliquer à litalien – dans une certaine mesure, sagissant dune autre langue – la segmentation autographe de lExemplaire de Bordeaux. Mes compatriotes qui jusque-là avaient lu un Montaigne dont la ponctuation émolliente réduisait la vigueur, peuvent désormais goûter – pour autant quune traduction le permette – la force et le rythme de sa prose. Que grâces en soient rendues à André Tournon.

Fausta Garavini

1 Ce livre sera traduit en français beaucoup plus tard : Itinéraires à Montaigne. Jeux de texte, Paris, Champion, 1995.

2 Cf. mon article « Per unedizione critica degli Essais » (1969), repris dans Itinerari, op. cit.

3 Jusquà la parution en 2007 de lédition procurée par Jean Balsamo, Michel Magnien et Catherine Magnien Simonin, qui reproduit toutefois le texte de 1595.

4 Les actes parurent sous le titre Carrefour Montaigne, ETS/Slatkine, Pise, 1994.

5 « La formula di Montaigne » (1967), ensuite dans Itinerari, op. cit.