Le dernier rempart contre la violence du temps
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
2018 – 2, n° 68. varia - Auteur : Cordiner (Valerio)
- Pages : 95 à 104
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
Le dernier rempart
contre la violence du temps
Ô médiocrité, reviens vite.
Jean de La Fontaine, Les Souhaits (VII, 6).
Montaigne, Gouberville
et l’« abstinence de faire »
Dans un contexte durable de réévaluation du fait religieux pour l’exégèse des guerres civiles, le désengagement professé par Montaigne risque de paraître une attitude isolée. En réalité, il reflète – fût-ce de façon singulière – la mentalité partagée par la majorité silencieuse de la population française qui a subi les effets du conflit sans y prendre part directement et parfois même sans en comprendre les tenants et aboutissants. C’est le cas, entre autres, de Gilles Picot, sire de Gouberville, dont le Journal témoigne de bon nombre d’affinités avec l’opinion montaignienne. Le parallèle n’est pas inédit, vu que les références aux Essais émaillent maints travaux critiques consacrés au Journal1. Je renvoie à ces études pour ce qui est des différences – multiples et qualifiées – entre ces deux quasi contemporains que la culture surtout distancie énormément2, pour me concentrer sur les points en commun 96leur ayant permis de façonner des positions semblables sur les grands sujets d’actualité3.
À la base de leur sensibilité commune, sans doute y a-t-il d’abord leur appartenance au deuxième ordre. Les familles de petite noblesse dont ils sont issus – plus ancienne pour Gilles, mieux pourvue pour Michel – leur assurent la jouissance de privilèges auxquels ils sont très attachés4 ; d’où, leur défense instinctive du statu quo. De même, leurs expériences dans l’administration de la justice ont de quoi les apparenter. Quoique ayant des charges et des responsabilités très différentes, le conseiller bordelais et le forestier cotentinois sont tous deux des officiers simplement corrects, aucun d’eux ne s’étant fait remarquer à son poste ni pour son zèle ni pour son assiduité5. En sus de réputer leurs charges tel un moyen de réussite économique ou d’avancement social, ils ont connu, dans la conduite de leurs carrières respectives, des déboires cuisants (pour Montaigne, les échecs en série en tant que parlementaire, puis comme négociateur ; pour Gouberville, le fiasco du voyage de Blois en février 15566), qui imposent un repliement de leurs horizons vers le foyer domestique. Mais, pour que leur bonheur puisse s’installer confortablement dans la paix d’une demeure, et de plus en plus dans le calme ouaté d’un cabinet de travail, il faut qu’un même 97caractère les y prédispose : primo, la noblesse vécue comme un état, sans la moindre vocation guerrière (et, au contraire, avec un goût marqué pour les voies diplomatiques7) ; secundo, une sociabilité cordiale, mais somme toute médiocre (pour Montaigne après la mort de La Boétie, pour Gouberville en dépit des fréquentations quotidiennes) ; tertio, des liens de sang assez relâchés, à savoir le célibat tout court pour Gouberville et pour Montaigne un ménage qui l’occupe le moins possible8. Pour l’un comme pour l’autre, ce vide est rempli par l’écriture d’un livre – livre compensatoire, livre consubstantiel – qui sont en effet deux livres non comparables, mais pourvus d’un même rôle pour leurs auteurs respectifs : celui de donner vie à leur propre vie ; et ce, au fur et à mesure que les vivants leur tournent le dos9.
L’opération qui consiste à tirer, d’un registre comptable et du chef d’œuvre de la Renaissance, une même matière critique, portant en l’espèce sur les guerres civiles, n’est guère aisée. Mais, si les meilleurs historiens sont « ou fort simples, ou excellens » (II, 10, 438), les versions de Gouberville et de Montaigne sont destinées à converger, l’une étayant par des preuves factuelles les remarques que l’autre parvient à formuler. Pour ces deux hommes paisibles et pondérés, la prémisse matérielle de leurs avis similaires est le fait de se retrouver, à leur corps défendant, « dans le moiau de tout le trouble » (II, 6, 39110). Ce climat de conflit 98permanent, ils le ressentent sous forme de crises anxieuses, qui les tiennent toujours en éveil et partout en agitation, de nuit comme de jour, chez eux de même que sur la route. Montaigne s’en plaint à chaque occasion11. La lente respiration de la chronique goubervillienne fait place, dès le début des hostilités, à l’affolement et à la palpitation12. La guerre civile, religieuse ou pas, est vraiment « le plus grand des maux13 » en ce qu’elle ronge le pays de l’intérieur, comme une gangrène qui infecte et corrompt les tissus, en s’infiltrant au sein même des familles. Montaigne et Gouberville l’appréhendent de près, attendu que leurs frères, amis et voisins ont choisi de militer dans le parti de la Réforme14. Des relations et des liens de parenté qui les rendent également suspects aux yeux de leurs coreligionnaires, de même que, pour les uns et pour les autres, leur refus obstiné de faire la guerre pendant la guerre15.
Le premier grief qu’ils formulent à l’encontre des nouveaux croisés – de tout bord et de tout dieu – vise le recours à une violence non strictement fonctionnelle aux besoins de l’affrontement. Des raffinements sadiques des grands war-lords aux brutalités sauvages de la populace, tout ce carnage démentiel les écœure. Et ce d’autant plus qu’il a lieu « sous pretexte de pieté et de religion » (I, 30, 21616). « Pour le fait de la religion » [13 juin 1562] signifie pour eux : sous couvert du zèle 99confessionnel, derrière lequel se cachent « l’interest et passion privée » (III, 1, 833), l’instinct de prédation, la vengeance cruelle, dans le meilleur des cas la pure stupidité17. La guerre de rapine sous la bannière de la foi fait des gens d’armes autant de mercenaires, liés entre eux par l’espoir du gain et « par simant estranger » (III, 12, 1088) : réformés, catholiques, rebelles ou royalistes, suivant les occurrences et le montant de la solde. Pis encore que l’avidité des profiteurs, il y a la bêtise des foules, excitées à la haine par les prophètes du carnage (et bientôt « absorbe[e]z » en la même « ruine » (I, 22, 123) de l’ordre qu’elles sapent), et, suite aux convulsions, l’anarchie et l’athéisme qui déferlent partout où l’État se retire18.
À l’origine des propos montaigniens, que le récit goubervillien appuie de son mieux, il y a une considération générale – trop profonde pour être à la portée de Gouberville – sur la condition de l’homme lors de son séjour terrestre. La « branloire perenne » (III, 2, 844) en est le point de départ et devrait inviter au mépris des nouveautés, puisque passibles elles aussi de décrépitude (II, 12, 604-605) et même de se convertir en leur contraire (II, 15, 653). Ce qu’atteste, entre autres, la vanité des guerres en cours : péripéties passagères de l’humaine inconduite, « si douces et molles » (I, 24, 163) qu’en elles il n’y a rien de sérieux à craindre, et dont le souvenir même, « d’icy à cent ans » (II, 16, 666), est fatalement destiné à s’estomper. La matière du monde est si insensible aux sollicitations que même la manie novatrice, allant jusqu’à changer les « anciens noms de nos baptesmes » (I, 46, 298)19, ne peut rien contre elle. Gouberville semble le pressentir, lui qui, à un Joachim près [11 janvier 1553]20, continue à parrainer des Gilles et des Gillette par dizaines. À la méprise générale 100quant à nos facultés s’ajoute, de surcroît, la prétention de mesurer « les hauts mysteres de nostre religion » (II, 12, 460-461) à l’aune de la petite intelligence humaine, qui, en soi, est un outil « soupple et erratique » (III, 11, 1081), tirant la plupart de ses acquis de l’incertitude des sens (II, 12, 624, 637, 639), et forcément destiné à mener l’homme « à la damnation eternelle » (II, 12, 525). Ce nonobstant, on se hasarde, par irrévérence ou par incongruité, à « forge[r] des Dieux à douzaines » (II, 12, 560) : une prétention inopinée à laquelle Gouberville – tout bonhomme qu’il est – oppose le plus net et judicieux des refus : « “Unus est Deus ab eterno et eternus”. Nous ne pourrions fère des dieulx, puys que nous ne sommes que hommes » [4 août 1562].
Aussi y a-t-il « grand amour de soy et presomption » (I, 22, 124) à vouloir muer les vieilles polices, vu qu’à défaut de maîtriser les leviers du changement, on déforme, au mieux, ce qu’on s’applique à réformer. En outre, l’imbécillité s’accompagne chez nous de « l’attouchement infect » (I, 29, 203), si bien qu’à remuer les choses on les gâte inévitablement, à plus forte raison (et pour un plus grand préjudice) quand on démonte le « grand bastiment » (III, 9, 1003) de la chose publique. Par voie de conséquence, « en toutes choses, sauf simplement aux mauvaises, la mutation est à craindre » (I, 43, 292), par la perte assurée que l’on escompte en se risquant à des amendements. À ce propos, Montaigne signale que la religion chrétienne – pour laquelle, par laquelle, on s’adonne en revanche à de folles entreprises – présente entre autres avantages celui d’astreindre ses fidèles à l’ordre constitué, et en l’espèce à l’intégrale « manutention des polices » (I, 22, 125). Ayant choisi en elle leur seul « cathedrant » (II, 3, 368), Gouberville et lui, toute leur vie durant, s’en tiendront à la plus stricte orthodoxie, un fidéisme qui n’exclut pas, ni chez l’un ni chez l’autre, l’exécution des pratiques du culte les plus conformistes : les processions, les jeûnes, les pèlerinages et les jubilés21. Auxquelles il faut ajouter, même au temps des affrontements22, la bonne entente avec 101le clergé, le rituel de la messe dominicale et, au besoin, la profession publique de leur foi23. Pour eux, être catholiques consiste donc à ne pas se départir de la voie de leurs ancêtres. Et ceci, sans la moindre apparence d’inquiétude spirituelle, par habitude, par paresse ou par imprégnation, comme mesure de bon sens, voire comme un pis-aller. Gare en fait à confondre leur docilité avec de l’intégrisme. Ce que Montaigne affirme, l’insouciance de Gouberville le laisse deviner : on ne saurait obéir aux lois (humaines et divines) parce qu’elles sont justes, mais bien en tant que lois, et en l’espèce “nos” lois, i. e. des règles qui se sont démontrées par l’expérience – fussent-elles « barbares et monstrueuses » (II, 17, 694-695) – à même de discipliner les hommes et leurs conduites24 ; à l’instar de ce Coutumier de Normandie que Gouberville, trois siècles après sa rédaction, vénère encore comme les tables de la loi. L’ancienneté de l’institution monarchique est ainsi la source de la soumission due aux rois (et « egalement à tous Rois » [I, 3, 39]), envers lesquels nul n’est tenu de témoigner d’autre attachement que légal, comme le montre la parfaite indifférence avec laquelle Gouberville, bon sujet s’il en fut, accueille la nouvelle de la mort d’Henri II [17 juillet 1559]. Non seulement, en fait, les lois et les polices – « qui prennent leur authorité de la possession et de l’usage » (II, 12, 619) – sont à titre exclusif locales, c’est-à-dire valides dans le seul cadre de leur application, mais encore la religion – toute catholique qu’elle soit – est une coutume du terroir qui n’est bonne ici que parce qu’elle s’y est muée, à force d’usage, en routine (II, 12, 465-466).
L’appréciation relativiste de toute sorte de credo, pour ouvrir la voie à la tolérance du divers, n’oblige pas moins, chacun dans son cadre, le sujet à l’obéissance et le fidèle au dogmatisme. Mais elle enjoint de le faire avec retenue et sans s’éloigner d’un pas – y compris dans la vertu, l’entendement ou la sainteté – de « la route commune » (II, 12, 591) battue par les foules. Gouberville, moyen en tout et volontiers médiocre, en tant qu’officier ou croyant, est bien à cet égard un modèle de conduite. Ce modérantisme, pétri de résignation, conseille 102en période de troubles une politique de désistement, poussée chez l’un (plus rigoureusement que chez l’autre25) jusqu’au refus de défendre sa propre demeure « de la violence de noz guerres civiles » (II, 15, 654). La prescription chrétienne de ne pas résister au mal s’accorde ici avec une théorie médicale qui bannit les contrepoisons de la thérapie, leur préférant les lénitifs, les reconstituants et surtout de la patience26. L’équilibre s’instaurant dans la plénitude et le repos, rien n’est plus dangereux pour la santé que l’agitation, une « penible assiete » qui expose le corps à la perte de substance et l’esprit aux « secousses diverses du doute » (II, 17, 682). Le choix s’impose alors de figer son existence (et son écriture27) dans un temps où les heures s’égrènent hors du Temps et de n’être occupés que par l’exigence de durer, de tenir bon et longuement, de rester coi à sa place à une époque « où le meschamment faire est si commun » (III, 9, 990). « Je ne bouge de céans » est de la sorte l’incipit que 3310 fois l’auteur du Journal donne à ses journées28. Un « céans » en pierre, solidement bâti, qui au milieu des désordres et face aux gens de la rue fait fonction de refuge, de tanière, d’oubliette29. Là-bas ou là-haut, la paresse et la poltronnerie sont cultivées comme des valeurs, préservatrices d’une espèce – nobiliaire, terrienne ou humaine tout court – pour laquelle ne pas faire, voire « ne faire qu’inutilement » (III, 9, 990), est la voie ordinaire du 103salut30. Et jouir du présent, au pire s’en contenter, et en tout état de cause s’y abandonner avec nonchalance, sans la sotte obsession d’un futur à inventer31. La vieillesse aidant, sortir de l’histoire leur sera plus simple, pour rejoindre naturellement le caveau de famille32.
Naturellement disais-je, soit « sans esclat et sans tumulte » (III, 10, 1068), d’après sa propre condition d’êtres vivants. Contre la guerre civile et contre la civilisation de la guerre, la nature est alors – par sa « puissance » (I, 26, 86) et par sa « sagesse » (II, 12, 560) – le seul guide fiable. L’un, qui a étudié, décide enfin de s’y « commettre » (III, 13, 1120). L’autre, qui tient des pigeons dans sa chambre [2 juin 1555], la suit dès son plus jeune âge sans nul besoin de livres. Comme la folie criminelle procède de « l’opinion de sçavoir » (II, 12, 514), c’est dans l’ignorance des « esprit simples et incurieux » (II, 12, 534) qu’il faudra aller chercher le bon sens du monde33. Il s’agit, à n’en pas douter, des « laboureurs, plus sages et plus heureux que des recteurs de l’université » (II, 12, 513) auxquels Montaigne aimerait ressembler ; et des rustres dont Gouberville ne saurait se passer « pour [lui] tenir compagnie » [12 janvier 1559], surtout quand son irénisme le rend suspect aux yeux de ses pairs34. Parmi les acquis provenant du compagnonnage avec les humbles, il faut compter l’apprentissage d’une religiosité saine : raisonnable, utilitaire, 104conformiste à souhait, et en tout point étrangère à cette angoisse eschatologique fabulée a posteriori pour motiver le conflit35. Gouberville qui va à la messe pour échanger quelques mots et qui n’y va pas s’il a mal aux dents, qui fait la guerre aux taupes quand les chrétiens s’entretuent ou consulte Nostradamus pour planter ses raves, est l’élève docile de cette France profonde, qui, pour croire au ciel comme elle croit en la terre, a fait la sourde oreille aux sirènes du casse-gueule36.
Devinant les intrigues de l’aristocratie d’épée dans la fameuse éthique des guerriers de Dieu37, celle-ci se tiendra longtemps à l’écart d’un combat, dont la pacification, plus meurtrière que la guerre38, établira sans doute que la religion y était « beside the point39 ». Tout cela revient à dire que Montaigne et Gouberville et, avant eux leurs maîtres rustiques, avaient vu juste, en professant et en pratiquant cette neutralité jusqu’au-boutiste qu’Horkheimer et Compagnon40 – pour la flétrir ou pour l’exalter – qualifieront de réactionnaire. Puisque la guerre était une disgrâce et que la paix sera pour eux – petite noblesse et paysannat expulsés de force de l’État Machine et du marché colbertiste – un remède encore plus nocif, ce conservatisme peinard, il faudra donc l’appeler intelligence de l’Histoire. Une science, dont il y aurait – au jour d’aujourd’hui – un besoin urgent, pour ne pas être dupes des réformes en pure perte que nous débite la « modernité ».
Valerio Cordiner
Università di Roma « La Sapienza »
1 Je signale en particulier l’étude d’ensemble d’Hugues Levard, « Deux vies parallèles : Gilles de Gouberville, Michel de Montaigne », Revue de la Manche, t. 56, fasc. 223, 2014, p. 13-46.
2 Cf., au sujet de la culture basique de G., Emmanuel Le Roy Ladurie, « La verdeur du bocage », intr. à Alexandre Tollemer, Un Sire de Gouberville gentilhomme campagnard au Cotentin de 1553 à 1562, Paris-La Haye, Mouton, 1972 [1872], p. v-l, p. xlv-xlvi.
3 Le texte des Essais est cité à partir de l’éd. ét. par J. Balsamo, M. Magnien et C. Magnien-Simonin, Paris, Gallimard, 2007, dont les références seront données entre parenthèses à l’intérieur du texte. Pour le Journal – cité d’après la tradition avec la référence à la date de la notice, entre parenthèses dans le texte, – je suivrai le texte des Éd. des Champs, Bricqueboscq, 1993 (4 vol.).
4 M. emploie ses 40 premières années à l’affermir au moyen d’une « triple stratégie » généalogique, comportementale et parlementaire (Philippe Desan, Montaigne. Une biographie politique, Paris, O. Jacob, 2014, p. 55). G. la défend unguibus et rostro lors de la vérification de ses titres en 1555 et, en 1561, à l’occasion du procès qui l’oppose à son cousin Grandval.
5 Même Ph. Desan, dont l’ouvrage savant a eu le mérite de démythifier l’image d’Épinal d’un M. clôturé dans sa tour, a pourtant constaté, sur la base des témoignages de l’époque, que « personne ne le présente comme un acteur politique majeur de la fin du xvie siècle », Montaigne, cit., p. 26.
6 Pour ce qui est de M., en plus de l’abandon de sa charge en avril 1570, il faut rappeler sa nomination manquée comme ambassadeur à Rome en mars 1581, la faillite des négociations entre les deux Henri en juillet 1585, l’échec de sa mission diplomatique pour le compte du roi de Navarre en février 1588 et, cinq mois plus tard, son embastillement. Cf. Ibid., p. 204, 368, 450, 482, 502. Quant à l’extrême irrégularité dans l’exercice de sa charge de la part de G., voir Philippe Hamon, « Gilles de Gouberville officier. Activités “professionnelles” et relations sociales », Les Cahiers du Centre de Recherches historiques [en ligne], no 23, 1999, p. 1-12.
7 Si à maintes reprises M. a été impliqué dans les pourparlers entre la cour de France et celle de Navarre, G. est un spécialiste de l’« appoinctement », une pratique de négociation extrajudiciaire à laquelle il s’adonne de tout temps, et surtout pendant les hostilités, à la demande du voisinage.
8 Il faut également signaler que l’adhésion de certains de leurs parents à la religion réformée est un motif supplémentaire de relâchement de leurs relations avec la fratrie.
9 Je n’ajouterai rien à ce que l’on sait déjà fort bien sur les rapports entre M. et son livre. Je préfère simplement rappeler la « passion » de G. pour l’écriture solitaire de son grimoire (Henri Baudrillart, « Un châtelain en Normandie au xvie siècle », Revue des deux mondes, XLVIII, t. 27, 1878, p. 150-181, p. 170), le « besoin obscur » qui lui enjoint toujours et partout de coucher sur le papier ses notes journalières (Pierre Chaunu, « Préface », in Madeleine Foisil, Le Sire de Gouberville. Un gentilhomme normand au xvie siècle, Paris, Flammarion, 2001 [1981], p. 9-14.) : une « assiduité sans faille » qui le 6 novembre 1561 lui fait envoyer un serviteur lui ramener immediate l’écritoire oublié, Madeleine Foisil, Ibid., p. 18.
10 Sur la gravité de la situation au Cotentin en 1561-1562, voir Jean-Charles Escher, Événements militaires de la 1re guerre de religion en Normandie, Caen, A. Hardel, 1835. Pour une chronologie du conflit à l’échelle locale, voir Jean-Marie Constant, « La noblesse et la politique au temps de Gouberville et des guerres de religion », Les Cahiers goubervilliens, no 10, 2006, p. 21-27.
11 Il confesse entre autres de s’être « couché mille fois chez [lui] imaginant qu’on [l]e trahiroit et assommerait cette nuict là » (III, 9, 1015).
12 Encore qu’il ne se sente « en rien faulteur » [18 juin 1562], G., mis en alerte par les coups de l’artillerie et par le tintement du tocsin, il confesse s’être « trouvé mal tout le jour de la poyne, ennuyct et facherye » [21 juin 1562].
13 Blaise Pascal, Pensées, Brunshvicg 313 / Lafuma 94.
14 M. observe qu’« où la religion sert de pretexte, les parentez mesmes deviennent infiables » (II, 15, 654). Le mutisme de G. sur les violences des huguenots trouve, à mon sens, son explication dans la peur que ses notes journalières puissent être lues par l’un de ses parents passés à la Réforme, p. ex. son demi-frère Symonnet.
15 En sus de l’hostilité de Matignon à son encontre, qu’Eugène de Robillard de Beaurepaire motive par les nombreuses conversions dans le clan goubervillien (cf. « Étude sur la vie rurale en Normandie au xvie siècle », in Le Journal du Sire de Gouberville, Caen, H. Delesques, 1892, p. 3-97, p. 86), G. doit souffrir d’autres épreuves dans ce climat morose de défiance, et notamment la réaction du curé Mangon qui se donne à la fuite en le croisant sur la route [9 septembre 1562]. En ce qui concerne les suspicions dont M. « fait l’objet […] de part et d’autre », voir Philippe Desan, Montaigne, cit., p. 467.
16 L’étonnement de G. devant la férocité des catholiques valognais [8 juin 1562] dénote manifestement sa désapprobation, qui éclate également lors du pillage de l’église du Mesnil de la part des huguenots [13 août 1562]. Sur la folie meurtrière à l’époque du conflit, voir Michel Nassiet, « La violence au pays de Gouberville », Les Cahiers goubervilliens, no 19, 2016, p. 20-22.
17 Que « les hommes y so[ie]nt conducteurs, et s’y servent de la religion (II, 12, 463), G. l’a vu en personne en apprenant, de son frère François et de Symonnet qui y ont pris partie [24 août 1562], la diplomatie secrète entre le duc de Bouillon et Montgomery.
18 À maintes reprises, G. note les effets pervers de l’émotion populaire [27 avril, 8 juin, 5 septembre, 5 octobre 1562]. Il se plaint également des répercussions néfastes des hostilités sur l’état des commerces [21 et 31 août, 16 et 27 septembre 1562] et sur les activités productives [11 juillet, 10 octobre, 12 novembre 1562].
19 Tel est l’avis de M. à ce sujet qu’en 1580 il demande à S. Millanges de « “vieillir” autant que possible son style et son orthographe, pour ne pas s’attirer d’ennuis comme novateur présumé », Bruno Roger-Vasselin, Montaigne et l’art de sourire à la Renaissance, Saint-Genouph, Nizet, 2003, p. 238.
20 À propos de ce prénom biblique, qui pour certains commentateurs serait l’indice de la conversion de G., il faut noter qu’il est depuis longtemps en usage dans la région, comme l’atteste p. ex. le maçon Joachim Feullye.
21 Pour M., suite à la « révolution sceptique » qui l’a conduit à séparer la vérité de la croyance qui ne peut plus apparaître que « dans sa double dimension de crédulité et de confiance », Frédéric Brahami, Le scepticisme de Montaigne, Paris, p.u.f., 1997, p. 78. G., « homme positif », totalement exempt « d’inquiétude religieuse », offre néanmoins le modèle d’une « loyale assiduité » à l’ensemble des pratiques du culte, Madeleine Foisil, Le Sire de Gouberville, cit., p. 232.
22 En fait, les prétendues sympathies de G. pour la Réforme se limitent à assister à quatre sermons, concentrés dans une période qui va du 7 mars au 18 avril 1562.
23 À noter que leurs autodafés ont lieu la même année : le 12 juin 1562 pour M., le 1er octobre 1562 pour G.
24 M. a ainsi renversé l’équation thomiste, en soutenant que ce n’est pas la justice objective qui fonde la loi civile, mais bien que celle-ci est l’unique fondement, dans le cadre étatique, du « valore del “giusto” », Anna Maria Battista, Politica e morale nella Francia dell’Età moderna, Genova, Name, 1998, p. 91.
25 En fait G. se limite, pour toute défense, à faire « coustre des serreures aulx portes du jardin » [23 mars 1562].
26 Pour M. « la guérison passe alors par une raréfaction de l’action », Pierre Statius, Le réel et la joie : Essai sur l’œuvre de Montaigne, préf. d’A. Tournon, Paris, Kimé, 1997, p. 76. G. la poursuit au moyen de la suralimentation, cf. Hugues Levard, « La santé chez Gilles de Gouberville », Les Cahiers goubervilliens, no 15, 2011.
27 « Si l’on en croit donc l’ancien maire de Bordeaux, le désengagement littéraire, dans le sens d’une production consacrée à tout sauf aux problèmes du moment, est le propre des temps de grande crise », Samuel Junod, « La poétique de l’enrollement au temps des guerres de religion », MLN, vol. 120, no 1, Littérature engagée aux xvie et xviie siècles : Études en l’honneur de Gérard Defaux, 2005, p. 44-59, p. 57.
28 Ce penchant conservateur émerge aussi des travaux minimaux de restauration qu’ils font exécuter dans leurs immeubles. Pour M., voir III, 9, 995. Pour Gouberville se référer à Julien Deshayes, « Gilles de Gouberville témoin de l’art de bâtir en Cotentin à la Renaissance », Les Cahiers goubervilliens, no 13, 2009.
29 Si M. a « judicieusement tiré le rideau » (Gérard Defaux, Montaigne et le travail de l’amitié, Orléans, Paradigme, 2001, p. 198) et qu’il s’est « retiré du public, des charges officielles dans le privé du lieu ancestral » (Louis Marin, L’écriture de soi : Ignace de Loyola, Montaigne, Stendhal, Roland Barthes, Paris, p.u.f., 1999, p. 121), cela a eu lieu pour « separarsi dagli ammorbati, preservandosi dal contagio », Fausta Garavini, Mostri e chimere, Bologna, Il Mulino, 1991, p. 145.
30 C’est contre le trop faire, qui est bien souvent un mal faire, que, chez M. « la lâcheté, nonchalance, ou mollesse fait l’objet d’une revendication éthique », Sylvia Giocanti, « L’action sceptique : un art de “se laisser rouler au vent” », BSAM, VIIe série, no 17-18, 2000, p. 69-77, p. 73. En ce qui concerne G., je cite le jugement sévère de Tollemer : « Je ne saurais me défendre de je ne sais quel étonnement, en voyant tant d’hommes influents […] courir incessamment vers ou Matignon, ou le duc de Bouillon, ou de Montgomery, pendant que G. de G., qui se trouva tant de fois pour ainsi dire à leur porte, n’ait jamais fait la moindre démarche pour se rencontrer avec aucun d’eux. Son but unique aurait donc été de se tenir en dehors de tous les partis ! », Un Sire de Gouberville, cit., p. 755-756.
31 La plénitude du présent de M. « est assurée par le désinvestissement du futur », Jean Starobinski, Montaigne en mouvement, Paris, Gallimard, 1982, p. 345. Celle de G. se suffit, surtout pendant les hostilités, de passe-temps inoffensifs : un combat de taureaux au bois [24 janvier 1562], un dîner avec une paysanne aliénée [7 décembre 1562].
32 Quand « tout croulle autour de nous » (III, 9, 1005), le retour à la terre et aux morts est la plus spontanée des réactions. G. l’atteste, en demandant à être enterré dans l’église du Mesnil « au long du banc auquel [s]es predecesseurs et [lui] av[aient] accoustume [s’]asseoir pour ouyr le service divin », Le Journal du Sire de Gouberville [1993], cit., vol. 4. Compléments, p. 238.
33 À relever que le « mot sacramental » des maîtres sceptiques de M. : « je ne bouge » (II, 12, 532), est littéralement le maître mot de G.
34 M. Foisil a justement noté que les rapports de G. avec ses « villageois et paysans […] sont les plus attachants », Le Sire de Gouberville, cit., p. 234.
35 Cf. l’ouvrage important mais largement controversable de Denis Crouzet, Les guerriers de Dieu. La violence au temps des troubles de religion, Seyssel, Champ Vallon, 1990, 2 vol.
36 Sur « L’absence presque totale de paysans dans la sociologie du calvinisme », voir Francis Higman, La diffusion de la Réforme en France, Genève, Labor et Fides, 1992, p. 195.
37 Les statistiques attestent une surreprésentation aristocratique dans le parti réformé. Cf. Arlette Jouanna, La France du xvie siècle (1483-1598), 3e éd., Paris, p.u.f., 2016 [1996], p. 237.
38 Cf. Corrado Vivanti, Guerre civile et paix religieuse dans la France d’Henri IV, Paris, Desjonquères, 2006 [1963].
39 Henry Heller, Iron and Blood. Civil Wars in Sixteenth-Century France, Montréal, McGill-Queen’s UP, 1991, p. 107.
40 Cf. Max Horkheimer « Montaigne et la fonction du scepticisme », in Théorie critique, Paris, Payot, 1978 [1938] et Antoine Compagnon, Un été avec Montaigne, Paris, Éd. des Équateurs, 2013, p. 77-88.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-09085-4
- EAN : 9782406090854
- ISSN : 2261-897X
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09085-4.p.0095
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 09/03/2019
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français