Pour un dictionnaire équestre des Essais
- Publication type: Journal article
- Journal: Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
2018 – 1, n° 67. varia - Authors: Baulier (Myrtille), Menini (Romain)
- Pages: 103 to 123
- Journal: Bulletin for the International Society of Friends of Montaigne
POUR UN DICTIONNAIRE ÉQUESTRE
DES ESSAIS
Depuis son premier âge, Montaigne n’aura « aimé d’aller qu’à cheval » (III, 13, 10961). Avant de désirer mourir « plustost à cheval que dans un lict » (III, 9, 978), il écrivait : « je ne démonte pas volontiers quand je suis à cheval » (I, 48, 289) – lui qui « ha[ïssait] tout autre voiture que de cheval, et en ville et au champ » (III, 6, 900). Cette expérience équestre – celle d’une vie passée « le cul sur la selle » (III, 9, 987) – est d’abord une affaire d’époque : hormis les cavaliers de loisir ou de passion, il n’est presque plus personne aujourd’hui, dans nos pays dits développés, qui use du « cheval moteur2 » – ce « moyen de transport » qui donnait à l’existence pré-industrielle son rythme animal. Comme la plupart de ses contemporains, Montaigne vivait ainsi dans une familiarité domestique avec les chevaux qui le portaient. De surcroît, et parce que sa condition l’exigeait, l’auteur des Essais maîtrisait – davantage que le commun des mortels, à qui l’occasion ne manquait pas de chevaucher ânes, mulets ou roussins – l’art de l’équitation. Monter à cheval, pour un seigneur de la Renaissance, c’est voyager sur les chemins de son pays et au-delà (par exemple outremonts), aller à la chasse non moins qu’être prêt pour la guerre, cette vocation du gentilhomme bien né. Montaigne était à n’en pas douter, selon ses propres termes, et tel qu’on commençait de le dire dans les « escuiries », un « homme de cheval ».
Montaigne cavalier : le sujet n’est pas vraiment neuf. Les chapitres « Des destries » et/ou « Des coches » apparaissent dans les anthologies de littérature équestre3. La vision d’un Montaigne « à cheval » a servi 104de titre à un libre essai de biographie intellectuelle4 – où le cheval n’est guère présent qu’en filigrane. Quant au pédestre Malebranche, il ne croyait pas si bien dire en pointant du doigt, de son temps, « l’esprit cavalier5 » d’un auteur dont son siècle raffolait. Pour autant, ce qu’il faut bien appeler la piste équestre des Essais n’a guère été suivie par la critique – au botte à botte, s’entend. Seuls ou presque sur la carrière, les travaux de Jean Balsamo démentent ce constat6 ; ses deux précieux articles ont montré non seulement que Montaigne avait lu tel écuyer italien (Pasquale Caracciolo), mais encore que la référence équestre constituait dans les Essais « l’allégorie d’un projet à la fois moral et littéraire », propre à la vocation « éminemment aristocratique » d’une œuvre dans laquelle se désigne, en se cherchant, « la maîtrise du style personnel7 ». Nous aimerions suivre ici de telles traces8, à l’occasion d’une enquête lexicale qui constituerait le premier pas d’une relecture globale des Essais – relecture qui se propose de prêter attention à l’allure cavalière de l’œuvre et au « maniement » centauresque qui s’y montre.
105Si l’équitation joue le rôle d’une métaphore dans les Essais, il faut reconnaître que celle-ci ne laisse pas d’y paraître « obsédante », au point de tourner au « mythe personnel ». Certes, il y va du quotidien d’un cavalier n’ayant « pas esté des plus foibles en cet exercice » (II, 25, 689) et qui se targue a posteriori – Chiron gascon, plus nostalgique que véritablement bravache – d’avoir su tenir à cheval en son temps, mieux que passablement : « à me faire perdre mes arçons, il me fallait un grand heurt » (III, 13, 1047). Mais au-delà d’un témoignage par petites touches sur les realia de son époque (ce que sont aussi les Essais) ou d’un exercice philologique sur un noble sujet susceptible qu’on s’y pique d’antiquaille (comme dans le chapitre « Des destries »), Montaigne revient sans cesse, avec une inclination particulière, au train du cheval (mené en bride, monté ou échappé) pour dire les gaillardes escapades de sa pensée, la gambade de son style et l’allure de sa vie. Davantage qu’une métaphore parmi d’autres, l’équitation offre la métaphore montaignienne – ou, continuée, l’allégorie privilégiée des Essais – leur transport textuel par excellence.
XENOPHON REDIVIVUS ?
Un modèle antique s’offrait naturellement, au prisme duquel le nouveau Socrate des Essais ne pouvait échapper9 : Xénophon, dont l’Art équestre, comme une miniature emblématique, réfracte les considérations éthiques que les autres livres de l’Athénien mettent en jeu. Arts équestre et politique (au sens large du terme) se disent en effet, déjà chez Xénophon, avec les mêmes mots et des vues semblables10. Or, dès la mort de La Boétie, Montaigne héritait d’un exemplaire latin des Opera xénophontiques dont son ami s’était servi pour sa traduction de La Mesnagerie. Le bon mot, souvent répété, selon lequel le meilleur ami de Montaigne après 106La Boétie fut assurément son cheval devient on ne peut plus touchant si l’on imagine le premier lisant l’Art équestre dans l’exemplaire du second, volume marqué d’un b posthume11. Il y a là de quoi songer à tel passage du chapitre « De l’amitié », qui porte sur celle qui liait Tiberius Gracchus à Caius Blosius :
S’estans parfaittement commis l’un à l’autre, ils tenoient parfaitement les renes de l’inclination l’un de l’autre ; et faictes guider ce harnois par la vertu et conduitte de la raison (comme aussi est-il du tout impossible de l’atteler sans cela), la responce de Blosius est telle qu’elle devoit estre. (I, xxviii, 189)
En fait d’amitié, le trope équestre se présente ici naturellement, comme en tant d’autres lieux textuels12 et sur d’autres sujets – tel un cheval qui se manie « à toutes mains ».
Noblesse oblige, Montaigne confesse pourtant ne pas savoir « equipper un cheval de son harnois » (II, xxvii, 642) ; – à la bonne heure ! son palefrenier le faisait pour lui (mais le maître regimbait en cas de « rene de travers13 »…). Quant à passer lui-même pour un écuyer, Dieu l’en garde ! – il laisse cela aux Italiens. Ce qui ne l’empêche pas de se soucier de son « assiette » :
Un bon escuyer ne redresse pas tant mon assiete, comme fait un procureur ou un Venitien à cheval […]. (III, 8, 922)
Question non seulement de confort et d’efficacité, mais aussi de style14. Le contre-exemple du Vénitien – type même de la mauvaise grâce à 107cheval – avait déjà subi les foudres d’un Castiglione qui en raillait la raideur15.
On comprend que, ainsi mené par une sprezzatura toute « soldatesque » – l’une des facettes de son esthétique nobiliaire, comme l’a rappelé Jean Balsamo –, l’auteur des Essais rende assez complexe l’enquête sur son propre vocabulaire équestre. Car ce serait faire fausse route que de s’imaginer Montaigne campé dans son texte en technicien du dressage, donnant expressis verbis certaine leçon de courbette ou de croupade. Cavalier, il se veut soldat – ou chevalier (il l’est « de l’ordre du Roy ») –, non point dresseur ni voltigeur. Sa basse école joue les franches allures contre le piaffer italien, le galop gaillard face aux pirouettes pour la montre. Mais, à choisir, il s’« aimeroi[t] mieux bon escuyer que bon logitien » (III, 9, 952). Son intérêt évident pour un art qui, de son temps, passe enfin les Alpes se caractérise par une négligence diligente à l’égard du langage spécialisé (et d’un certain jargon italianisant en particulier) qui l’accompagne : ainsi les « termes de Manège », comme dira encore Furetière, sont-ils un peu partout dans les Essais, mais si savamment dissimulés derrière leurs emplois, contextes et acceptions non techniques que le lecteur a tendance à n’y point prêter attention. Ainsi des aides secrètes du cavalier aguerri – que, comme il se doit, l’on ne saurait voir.
Alors en voie de fixation, l’idiolecte équestre constitue, par excellence, un type de « genereux terrein à emprunter » (III, 5, 874) : énergie, phrases, métaphores. Et plus que tout autre jargon, il obéit chez Montaigne à l’ars poetica – qui tient lieu à la fois d’éthique et d’esthétique – puissamment définie dans « Sur des vers de Virgile » :
108Le maniement et emploite des beaux espris donne pris à la langue, non pas l’innovant tant comme la remplissant de plus vigoreux et divers services, l’estirant et ployant. Ils n’y apportent point de mots, mais ils enrichissent les leurs, appesantissent et enfoncent leur signification et leur usage. (III, 5, 87316)
On ferait bien de relire, à la lumière de la pratique équestre, le passage élargi. Il y apparaît de façon nette que la « vigueur naturelle » du langage que Montaigne recherche, fidèle à « la gaillardise de son imagination », doit permettre de « plier », « ployer » et « contourner » la langue « outre son alleure commune » : soit l’idéal d’un idiome souple et rassemblé, « maniant » – mais d’un « maniement » non trop ordinaire, sans lequel « si vous allez tendu, vous sentez souvent qu’il languit soubs vous et fleschit17 »… Destrier linguistique.
Montaigne a mené – et dressé – son français comme un cheval racé, qu’il eût été inepte de brutaliser pour « se gorgiase[r] en la nouvelleté », mais dont le naturel pouvait s’améliorer encore par un travail régulier, amène et de longue haleine sur la carrière. Cavalier français (et non « cavalerice » où l’italien cavalerizzo se faisait trop entendre), Montaigne le fut aussi du français, en tous sens et littéralement. Il s’est appliqué ce précepte de haute noblesse équestre, mentionné dans le chapitre « Des destries » :
On lict en Xenophon la loy deffendant de voyager à pied à homme qui eust cheval. [… L]a plus notable difference des libres et des serfs […], c’est que les uns vont à cheval, les autres à pié : institution née du Roy Cyrus. (I, 48, 289)
L’allure nobiliaire de Montaigne est résolument cyropédique.
Dans le domaine seigneurial où s’écrivit le gros des Essais, on retient le plus souvent la fameuse « librairie ». Or, sur les plans du domaine qui datent du xviiie siècle figure aussi un manège18. Existait-il déjà au xvie siècle ? Il est permis de le croire. Les développements qui suivent 109permettront peut-être de faire résonner de nouveau quelques-uns des mots équestres qu’on y pouvait entendre – et surtout comment, dans son œuvre, Montaigne leur a donné carrière, lâchant la bride à son insigne « dictionnaire tout à part [s]oy ».
Manier, maniement, « à toutes mains »
Le « maniement » montaignien et sa manière singulière ne sauraient être compris sans la référence équestre19 ; au manège, tout en se dissimulant, la « main du maître20 » est celle qui conduit la monture. Le ductus montaignien est – souvent – la conduite d’un cheval, métaphorique ou non21. Or, manier est un verbe complexe sous la plume (et les rênes) de Montaigne. Il est certes transitif le plus souvent :
Quand je prens des livres, j’auray apperceu en tel passage des graces excellentes qui ont feru mon ame ; qu’un’autre fois j’y retombe, j’ay beau le tourner et virer, j’ay beau le plier et le manier, c’est une masse inconnue et informe pour moy. (II, 12, 566)
Cheval rebours que la matière lue, plus difficile à manier que les « subjects » dont Montaigne parle par ailleurs en disant « les manier et emploier » (I, 9, 35) – doublet qui a son équivalent nominal dans le passage déjà cité de « Sur des vers de Virgile » : « maniement et emploite ». L’auteur des Essais parle encore de « manier un estude si serieuz et venerable » (I, 51, 321). Mais manier peut aussi se voir assigner telle autre construction :
110On juge un cheval, non seulement à le voir manier sur une carrière, mais encore à lui voir aller le pas, voire et à le voir en repos à l’estable. (I, 50, 302)
La diathèse verbale fait question ici (quelle est la fonction grammaticale du pronom le ?). Le sujet du verbe serait-il le cavalier sous-entendu ? C’est possible. Mais rien n’est moins sûr chez un auteur qui trouve le français « suffisamment abondant, mais non pas maniant et vigoureux suffisamment » (III, 5, 874). Dès lors, comment expliquer cet emploi absolu du verbe (certes à la faveur d’une forme en -ant qui en atténue quelque peu l’utilisation technique) ? Voici l’article que Furetière consacre à « Manier » :
Manier, en termes de Manège. Manier un cheval ; pour dire le faire aller, le mener avec art. Manier un cheval de bonne grace. […] Il se dit des chevaux dressez qui ont de l’école. Ce cheval manie bien à courbettes, manie bien terre à terre, manie bien à toutes sortes d’airs. Faites manier, travailler votre cheval sur les voltes. Il est neutre en ce sens.
« Neutre », écrit Furetière. C’est notre construction absolue. Le cheval, lui aussi, manie sous son cavalier. Dans son « allongeail » du troisième livre, Montaigne écrit : « Moy qui ne manie que terre à terre » (III, 13, 1106). Villey commente : « Qui me tiens toujours près de terre » ; c’est entendre à peu près l’esprit de la chose, mais rater le sens littéral de l’expression de manège utilisée ; car Montaigne se montre à la fois monture et cavalier, dans une allure bien connue des écuyers – le terre-à-terre – où le cheval passe alternativement des antérieurs aux postérieurs selon une succession de petits sauts, à la faveur d’un « air » qui est une préparation aux sauts d’école. Ouvrons le Cavalerice françois (1593) de Salomon de La Broue, premier traité d’« escuirie » en langue française – certes inspiré des Italiens –, pour y lire la définition suivante :
Manege terre à terre,
maniement plus bas et diligent que le galop ordinaire22.
Montaigne devance La Broue. Métaphoriquement, il se peint tout à une « exercitation » basse – cheval de plume certes diligent, mais qui n’ira pas jusqu’aux airs relevés.
111Un repentir de l’Exemplaire de Bordeaux confirme la volonté montaignienne de ne pas passer pour un spécialiste de haute école, malgré son savoir équestre avancé :
[Monstrelet] dit aussi ailleurs que les Gascons avoient des chevaux terribles, accoustumez de virer en courant, dequoy les François, Picards, Flamens et Brabançons faisoient grand miracle : pour n’avoir accoustumé de le voir, ce sont ses mots. Je ne sçay quel maniement ce pouvoit estre, si ce n’est celuy de nos passades. (I, xlviii, 291 ; nous soulignons)
Après 1588, la dernière phrase aura disparu, bien que toute à sa place dans le chapitre le plus spécialisé des Essais, et qui doit tant – sans que son auteur le dise – à la Gloria del cavallo de Caracciolo, comme l’a montré Jean Balsamo. Mais évoquer la passade, ce « terme de Manège23 », c’était confesser avoir lu les Italiens (Grisone aussi ?) ou se piquer de figures qui n’ont rien de soldatesque…
Quoi qu’il en soit, Montaigne sait bien que cheval et cavalier manient tous deux. La Broue mentionne dans son Cavalerice que « tels chevaux manient à demy air ou à courbete rabatues24 », en construction neutre ou absolue. On trouve encore dans les Essais le tour pronominal de sens passif :
Ce que j’ay admiré autresfois, de voir un cheval dressé à se manier à toutes mains avec une baguette. (I, 48, 292)
Main du maître et main du cheval. La Broue, dans le lexique qui ouvre son traité, donne la clef laconique du maniement montaignien : « Main, Pied de devant. » Le cheval – de même qu’il a une bouche et non une gueule – possède des mains. Aussi peut-il se manier « à toutes mains », chez Montaigne comme chez La Broue :
J’ay dressé autresfois un beau genet de la campaigne de Rome, d’aussi bonne nature, et autant aysé à toutes mains, qu’il s’en pouvait voir […]25.
L’expression « à toutes mains » est la même que celle qu’on trouve dans les Essais à plusieurs reprises. « De toutes les manières », dit Villey 112commentant le passage cité plus haut ; oui, mais aussi et surtout, dans le cas du cheval « manié », aux deux mains, c’est-à-dire dans les deux sens du manège – et, en conséquence, à tous les exercices qu’on y fait, preuve de la docilité d’une monture bien dressée. Encore une expression dont le sens spécialisé, celui que connaît La Broue, est dissimulé derrière une acception plus commune. Mais on sait bien que le prince de Sulmone dont parle Montaigne dans « Des destries » va « maniant un rude cheval de toute sorte de maniemens » (I, 48, 295) : la figure dérivative dit assez le jeu de va-et-vient entre l’animal qui manie au manège et le cavalier qui le manie savamment.
DE LA MAIN DU CAVALIER
À LA BOUCHE DU CHEVAL
Le lecteur un brin féru – ou « ferré », éventuellement « à glace26 » – pourra donc reconnaître de quel maniement il est question lorsque Montaigne mentionne « quelque particuliere adresse de [s]a main » (III, 12, 1056), à propos de ses emprunts textuels27. Car même quand le maître descend de son cheval, sa main reste active, à l’aide d’une baguette qu’on ne nomme pas encore cravache, stick ou badine :
113De tout temps j’ay apprins de charger ma main, et à cheval et à pied, d’une baguette ou d’un baston, jusques à y chercher de l’elegance et de m’en sejourner, d’une contenance affetée. (II, 25, 689)
Une telle « mignardise », coquetterie d’homme bien botté, est un ajout sur l’Exemplaire de Bordeaux (f. 294ro) ; elle a son pendant dans le chapitre « De l’experience », où Montaigne supprime, dans un passage qui concerne le remuement, l’ivresse des jambes et l’« assiette » inconstante des hommes agités – dont il est –, le segment suivant : « et pour la gesticulation, ne me trouve guiere, sans baguette à la main, soit à cheval ou à pied » (III, 13, 1105 ; EB, f. 492ro). Équilibre de l’œuvre et humilité du noble marcheur qui tient à rester discret sur son quotidien d’homme de cheval.
La « baguette » accompagne alors, que le cavalier ait le pied à l’étrier ou par terre, les « renes » – qui peuvent être celles que Phaéton crut pouvoir « manier » (II, 12, 535) – et la « bride », dont on sait les occurrences multiples et variées dans les Essais : ainsi des expressions si nombreuses que sont recevoir, tenir, lascher la bride ; tenir en bride ; porter la bride courte ; bride à la main ; à bride avallée, abattue ou rabattue sur les oreilles ; y vouloir de la bride ; servir de bride, etc. Autant de tours qui disent le pouvoir qui est celui du maître et de sa main dans des circonstances diverses, le plus souvent par la voie de la métaphore que permet le mouvement du cheval.
Les cordes peuvent encore exprimer une contention plus forte de la monture :
On nous a tant assubjectis aux cordes que nous n’avons plus de franches allures. Nostre vigueur et liberté est esteinte. (I, 26, 151).
Encore une fois, le sens équestre échappe à Villey : autant et plus que les « lisières (pour tenir les enfants qui commencent à marcher) », il s’agit là certainement des cordes du caveçon, attachées aux deux bras de levier que relie une pièce en demi-cercle placée sur le chanfrein. La Broue recommande que l’écuyer « sçache conduire [le cheval] avec douceur et caresses par l’une des cordes du cavesson28 », pour viser – ce sont ses mots, si proches de ceux de Montaigne – la « vigoureuse legereté » et le « bon naturel29 ».
114Dans la bouche de l’animal se trouve en effet le mors ou frein : il peut s’apparenter au « mors de la bénignité », tel que le fera « souffrir » le bon général à la guerre elle-même (III, i, 801), ou devenir l’instrument d’un supplice intolérable qui fera que le cheval, désobéissant, ira « prenant le frein aux dents » (II, 2, 347). Montaigne n’entend pas poser dans son texte en spécialiste des embouchures comme Grisone, Fiaschi, Pavari ou La Broue, dont les traités, à la faveur de leurs spectaculaires bois gravés, en imposaient au lecteur30 ; il rappelle d’ailleurs, après Tite-Live, Virgile et Lucain, ce que l’Antiquité nous a transmis sur les chevaux montés sans mors par les Massiliens ou les Numides (I, 48, 292). Tant il sait que la main du cavalier, si elle se montre trop lourde – comme avec telle « beauté naissante […] mani[ée] à mains si gourdes » qu’il mentionne ailleurs (III, 5, 894) – et fait tourner le maniement à la torture, peut « gaster la bouche31 » (La Broue) de l’animal.
Rien de pire qu’un cheval dont les « franches allures » ne sont qu’un lointain souvenir, et qui aurait perdu « vigueur » et « liberté », qualités inestimables qu’une trop grande dureté de main et d’embouchure aurait émoussées. Ken Keffer a déjà montré32 – comparaison avec le texte de La Broue à l’appui (voir dans son Cavalerice le chapitre « Des chevaux esguerez de bouche ou desesperez33 ») – que l’expression employée par Montaigne à propos du « roussin » responsable de sa chute de cheval, qui avait la « bouche desesperée » (II, 6, 373), était très spécialisée. Montaigne, lui, dit avoir la « bouche si effrontée » (I, 6, 18) qu’on n’imagine guère que les contentions aient eu raison de sa liberté… Mais dans « Des destries », l’expression « faute de bouche » vise un cheval que La Broue nomme « dur de bouche et pesant » et sur lequel le cavalier peine à avoir la main :
Vous engagez, quoy que die Chrysantez en Xenophon, vostre valeur et vostre fortune à celle de vostre cheval : […] s’il a faute de bouche ou d’esperon, c’est à vostre honneur d’en respondre. (I, 48, 289)
C’est une question d’honneur : le bon cavalier, au manège, par les chemins ou sur le champ de bataille, saura rendre réactif même un cheval 115qu’on nommerait aujourd’hui froid – à la main ou à la jambe (« faute de bouche ou d’esperon »).
SAUTS, GAMBADES, BONDS ET ESCAPADES :
LE CHEVAL GAILLARD
« Nous ne conduisons jamais bien la chose de laquelle nous sommes possedez et conduicts » (III, x, 1007) : Montaigne sait que le cheval monté est aussi une figure de la fortune, qu’il faut engager autant qu’elle vous engage. Son impetus ne fait aucun doute ; l’animal a ses « sauts » et ses « gambades », comme l’allure poétique que Montaigne dit aimer – et qui doit, métaphoriquement, son train libre et vigoureux à l’humeur du cheval, partiellement imprévisible :
J’ayme l’alleure poetique, à sauts et à gambades. C’est une art, comme dict Platon, legere, volage, demoniacle. Il est des ouvrages en Plutarque où il oublie son theme […] voyez ses alleures au Dæmon de Socrates. O Dieu, que ces gaillardes escapades, que cette variation a de beauté, et plus lors que plus elle retire au nonchalant et fortuite. (III, 9, 994)
Le passage est célèbre. Mais a-t-on pris garde aux allures spécifiquement équestres de cette sortie ? La Broue donne du mot escapades la définition suivante : « Actions licentieuses, fougueuses et determinées34 ». Les dictionnaires disent le terme emprunté à l’espagnol ; en fait d’équitation, c’est résolument un italianisme (scappata), tout comme son homéotéleute d’acolyte gambade (gambata). Et le même La Broue d’évoquer dans son Cavalerice les chevaux « dressez au galop gaillard et aux cabrioles35 ». Gaillard est encore une épithète qu’on retrouve pour qualifier le port du cheval – et plus généralement son allure – dans la traduction française du traité de Cesare Fiaschi36, où elle traduit l’italien gagliardo, terme qu’on lisait aussi chez Caracciolo. On trouvera un autre binôme de même sens dans cette présentation du cheval non plus monté, mais en longe :
116Tout ainsi que les chevaux qu’on meine en main font bien des bonds et des escapades, mais c’est la longueur de leurs longes, et suyvent neanmoins tousjours le pas de eluy qui les guide. (III, 12, 1050)
Bonds et escapades : le cheval se caractérise par les saccades de son train – ce qu’il faut bien appeler son style coupé, dont on peut tenter de se rendre maître à la longe ou par la bride.
ESCHAPPÉ, RESTIF, POUSSIF
Les Essais ne transmettent aucune leçon d’équitation, mais disséminent avec subtilité des sensations cavalières qui sont autant d’aperçus mouvants qui, parce qu’ils y ont de l’allure – et si singulière –, disent l’expérience sous la forme du transport. Le mouvement s’y met « en rolle », et comme « sur la montre », mais sans se contraindre ou se braquer. Ainsi en va-t-il du bref chapitre « De l’oisiveté », qui conserve la trace fugace – lunule du sabot sur un terrain meuble – de l’allant libre et gaillard de l’esprit de son auteur :
[…] au rebours, faisant le cheval eschappé, il se donne cent fois plus d’affaire à soy mesmes, qu’il n’en prenoit pour autruy […] (I, 8, 33).
Les esprits, jeunes chevaux, sont ainsi : « si on ne les occupe à certain sujet, qui les bride et contreigne, ils se jettent desreiglez, par-cy par là, dans le vague champ des imaginations » (ibid., 32). La Broue ne dit pas autre chose du jeune cheval :
Qu’il soit ainsi, l’on voit que le jeune cheval eschappé, ou comment qu’il fait à la campagne en sa liberté, ne trotte que fort peu, et qu’il se plaist à galloper et courir […]37.
Montaigne voit ou rêve son propre esprit en jeune cheval, dont il aimerait dompter la fougue sans l’empêcher, pour profiter de son naturel tel qu’il se montre au pré. On pourrait même le soupçonner d’un innocent jeu de mots sur le syntagme « au rebours » : ailleurs, il est question dans les Essais 117d’un cheval « rebours » (I, 26, 153), épithète qu’on trouve chez le traducteur de Grisone. Le sens est à peu près celui qui se lit dans le doublet suivant :
Car encores tirent les experts quelque service d’un cheval restif et poussif. (II, 17, 643)
Rebours, restif, poussif ; Montaigne n’a point osé ramingue, de même sens, calque de l’italien raminguo qu’on lit dans les traductions contemporaines des traités équestres.
S’ARRESTER, BRONCHER, CHOPER
Tout attaché à la vigueur de sa monture, le cavalier n’en oublie pas le caractère capital du fait suivant, qui sonne encore une sentence de spécialiste :
Et n’est rien où la force d’un cheval se cognoisse plus qu’à faire un arrest rond et net. Entre les pertinents mesmes j’en voy qui veulent et ne se peuvent deffaire de leur course. (I, 9, 35)
C’est – aux mots près – le Cavalerice de La Broue, dans le texte :
La plus grande et generale preuve que le cheval puisse montrer de ses forces et obeissances ensemble, c’est de faire un bel arrest, ferme et leger, à la fin d’une longue et furieuse course38.
Il ne s’y agit pas ici d’un heurt fortuit, comme celui d’un cheval qui piétine, trébuche ou bronche, mais d’un « parer » (La Broue) dans lequel sont impliqués le ramener et le rassembler. Montaigne mentionne ailleurs l’imprévisible « broncher d’un cheval » (I, 20, 86) avec un infinitif substantivé. Il ne manque pas d’évoquer aussi son propre pas comme celui d’un cheval à qui l’on tente de faire le pied sûr :
Je ne regarde pas l’espece et l’individu comme une pierre où j’ay bronché ; j’apprens à craindre mon alleure par tout, et m’attens à la reigler. (III, 13, 1074)
118Cette attention à l’allure ou au train est décisive pour la conduite des Essais. Dans « De l’experience », Montaigne se compare même expressis verbis au cheval qui trébuche :
Je bronche plus volontiers en pays plat, comme certains chevaux que je connois, qui chopent le plus souvent en chemin uny. (III, 13, 1067)
L’auteur, tout bipède qu’il est, se livre en destrier qui achoppe. Il dit « marche[r] plus seur et plus ferme à mont qu’à val » (I, 26, 150), comme n’importe quel cheval.
De fait, même les savants – dont Montaigne n’entend pas être – « chopent », s’ils refusent de « se desmettre au train de ceux avec qui [ils sont] » et font « parade de leur magistere » (III, 3, 822). La vie sociale des Essais est métaphoriquement celle d’un troupeau, ou mieux d’une cavalerie, à la merci des accidents de terrain. Les conceptions de leur auteur, dont le « jugement ne marche qu’à tastons », vont ici « chancelant, bronchant et chopant » (I, 26, 146) ; ailleurs, c’est l’amour même qui se montre « chancelant, chopant et folastrant » mais qu’on peut tenter de « met[tre] aux ceps » (II, 5, 896), c’est-à-dire d’entraver en lui liant les jambes, comme s’il était un cheval.
FAUX TRAIN, TRAIN NATUREL
Montaigne dénonce aussi le « faux train » donné à la langue par certains de ses contemporains (I, 9, 36) – comme s’il s’agissait d’une monture qui eût pris de mauvaises habitudes, incapable de se défaire, par exemple, de son trot qui billarde ou d’un galop poussif à quatre temps. L’équitation se lit à tous les coins de cette vaste carrière que sont les Essais. Le propriétaire des lieux, du reste, s’y est considéré comme il le faisait avec sa cavalerie ; on a vu que, hors de la carrière, « luy voir aller le pas » et « le voir en repos à l’estable » (I, 50, 302) permettait de juger des allures comme de la santé d’un cheval. Or, Montaigne écrit de lui-même qu’il veut « qu’on voye [s]on pas naturel et ordinaire, ainsi détraqué qu’il est » (II, 10, 409). L’auteur se donne à lire non en « une marche estudiée » mais en « sa façon simple, naturelle et ordinaire » ; et le fameux avertissement au lecteur des Essais 119de s’apparenter aussi à la présentation humble d’un écrivain-cheval qui s’offre aux yeux du lecteur (propriétaire, amateur ou maquignon !), auquel il hennit ne rien cacher, panard ou cagneux, de ses aplombs imparfaits. L’œuvre donnera bientôt d’autres occurrences privilégiées des expressions train ordinaire ou train naturel ; car Montaigne n’ignorait pas qu’un cheval qu’on fait parader « sur la montre » peut dissimuler ses défauts derrière « contentions » et « artifices » :
Si vous marchandez un cheval, vous lui ostez ses bardes, vous le voyez nud et à descouvert ; ou s’il est couvert, comme on les presentoit anciennement aux Princes à vandre, c’est par les parties les moins necessaires afin que vous ne vous amusez pas à la beauté de son poil ou largeur de sa croupe, et que vous vous arrestez principalement à considerer les jambes, les yeux et le pied, qui sont les membres les plus utiles […]. (I, 47, 259)
L’auteur – nous dit-il – se serait lui-même présenté « tout nud » si la « reverence publique » le lui avait permis… Il n’a cependant pas caché ses problèmes rénaux, qu’un acheteur eût pu considérer comme vice rédhibitoire. Or, la « faiblesse de reins » est l’une des raisons données par Furetière (s. v. « peser ») pour expliquer qu’un cheval, du fait de sa mauvaise constitution ou d’une lassitude passagère, pèse à la main. Montaigne ne l’ignore pas : il se dit « des gens foibles de reins » (I, 14, 58) et donc mal disposé à lire les grands auteurs anciens, puisqu’« il faut avoir les reins bien fermes pour entreprendre de marcher front à front avec ces gens là » (I, 26, 147). Le connaisseur aura toujours un œil sur le rein d’un cheval qui défile devant lui au pas ou au trot.
On pourrait multiplier les exemples de cette omniprésence de la réalité équestre dans les Essais, dont le lexique permet d’asseoir et de rasseoir un véritable univers imaginaire. L’enquête sur la polysémie des « mots voyageurs39 » utilisés par Montaigne – à la faveur desquels certain sens spécialisé n’est souvent qu’une des possibilités de telle lexie mise en réseau – mériterait d’être prolongée, par exemple avec les termes si intimement montaigniens que sont carriere (lieu et course qu’on permet), s’acculer40, tirer arriere, estriver (où l’estrier se chausse toujours un 120peu), etc. Mais les bornes de cette étude nous permettront seulement d’envisager ce qui fut peut-être la plus grande merveille lexicale d’un Montaigne cavalier : son assiette.
ASSIS ET RASSIS :
MONTAIGNE EN SON ASSIETTE
« L’assiette en laquelle je me trouve le mieux » (I, 48, 289), écrit-il en parlant de sa passion d’aller à cheval. Le mot assiette apparaît la bagatelle de quarante-six fois dans les Essais. Pour un cavalier, il s’y agit davantage que d’être simplement assis sur son cheval, comme on le serait sur une chaise. Tel « siege » a la particularité d’exiger fixité dans le mouvement, « fermeté » et disponibilité, stasis et kinesis. Morand : « L’assiette du cavalier, faite de fixité et de liant, est l’image même de l’idéal politique, c’est-à-dire une domination d’autrui qui commence par la maîtrise de soi41. » Pour Montaigne, c’est une posture, une position philosophique qui n’a rien d’une pose et qui permet de « s’entretenir soy mesmes, et s’arrester et rasseoir en soy » (I, 8, 33). En effet, le cheval a permis à l’auteur des Essais ses « plus larges entretiens » (III, 5, 876). Cela, alors même qu’il est si difficile d’être – corps, âme et sens – assis et rassis, ailleurs :
Aux lieux de ceremonie, où chacun est si bandé en contenance […], encore que j’y sois assis, j’y suis peu rassis. (III, 13, 1105)
Le cheval offre et impose ce double engagement du corps et de l’esprit, si nécessaire à un homme qui, comme Chrysippe, remuait les jambes « en quelque assiette qu’il fust » (ibid.) et dont « les pensées dorment, [s’il] les assi[ed] » (III, 3, 828). Le dos du cheval est tout à la fois « siege » et « proumenoir », solitude accompagnée.
Dans son chapitre « La juste assiette du cavalerice », La Broue présente son idéal de posture :
121Je veux qu’estant à cheval il aye l’assiette juste et belle ; assavoir qu’il tienne ordinairement la teste droitte, […] les fesses avancées aussi afin de ne se trouver assis trop loing de l’harçon de devant, qui est une particularité mal seante : les reins droicts et roides : les cuisses fermes, et comme collées dedans la selle : les genoux serrez, et plus-tost tournez en dedans qu’en dehors42.
Nous sommes en droit d’imaginer le seigneur de Montaigne au travail, cheval en place, dans son manège ou en plein champ, pour améliorer son assiette. Au fil des Essais, les emplois métaphoriques du terme se multiplient ; Montaigne avait la plupart du temps l’acception équestre à l’esprit. Ainsi lorsqu’il parle de l’entendement :
[…] et la plus seure assiette de nostre entendement, et la plus heureuse, ce seroit celle là où il se maintiendroit rassis, droit, inflexible, sans bransle et sans agitation. (II, 12, 562).
Ou du jugement de certains philosophes anciens :
Or cette assiette de leur jugement, droicte et inflexible, recevant tous objects sans application et consentement, les achemine à leur Ataraxie, qui est une condition de vie paisible, rassise, exempte des agitations […] (II, 12, 503)
On pourrait multiplier les exemples de ce rasseoir cavalier en sa juste assiette, si présent dans les Essais. Le plus souvent, c’est – comme avec les autres termes de la parlure équestre – la mise en réseau (ici avec rassis, inflexible, etc.) qui indique le modèle physique qui trotte dans l’esprit du penseur.
Pour le cavalier, l’opposition entre immobilité et mouvement ne se donne pas à comprendre comme pour ses pédestres contemporains. Si l’agitation est à proscrire, sa fixité est la condition sine qua non de la bonne allure du cheval. Jean Starobinski avait déjà noté que le mouvement montaignien était fait de passivité et d’activité43. Bien des attitudes et des postures de Montaigne écrivain et penseur ne peuvent se lire qu’à condition de sentir que c’est un cavalier qui tient la plume. Pas plus que pour le pyrrhonien, il ne s’agit dans les Essais de pencher d’un côté ou d’un autre44. Surcroît de difficulté pour un tel équilibre – celui-là même de l’assiette du cavalier, qui engage celui du cheval – : il est toujours en avant, comme diront Rimbaud et les écuyers.
122Cet aperçu du dictionnaire équestre de Montaigne n’épuise pas le sujet, loin de là. Il reste à prolonger les analyses et les relectures, pour être en mesure d’aller au rythme de Montaigne, homme de cheval qui a pensé l’équitation – et que l’équitation faisait penser. Car, au-delà des nombreuses accointances entre le traité de La Broue et les Essais, qui restent à approfondir, c’est à une mise en art45 – poétique – de l’allure cavalière qu’a songé Montaigne, en un temps où aucun traité français (hors traductions) n’était disponible – et bien avant que le Cavalerice de La Broue, devenu Préceptes, n’entrent au catalogue de L’Angelier comme tel autre livre l’avait fait avant lui46. La piste équestre demeure donc à parcourir et reparcourir, selon un mouvement bien connu de l’auteur qui écrivait :
Nous n’allons point, nous rodons plustost et tournoions çà et là. Nous nous promenons sur nos pas. (III, 6, 907)
Chacun regarde devant soy ; moy, je regarde dedans moy : je n’ay affaire qu’à moy, je me considere sans cesse, je me contrerolle, je me gouste. […] moy je me roulle en moy mesme. (II, 17, 657-658)
Ces multiples voltes constituèrent la « carriere de[s] desirs » de Montaigne, parfois « circonscripte et restraincte à un court limite » (III, 10, 1011), parfois plus vaste et librement ouverte à l’homme d’extérieur qu’il était. Demeure dans les Essais ce rythme insigne d’entretien à cheval, plus gaillard que ne l’était le dialogue-miscellanée, intitulé « Equitatio », de Celio Calcagnini47, ce Ferrarais qui ne fut pas un écuyer mais un humaniste accompli – et, peut-être, un précurseur de Montaigne. Le sujet appelle quoi qu’il en soit une étude littéraire et stylistique de plus grande ampleur. En parallèle des traités italiens (celui de Caracciolo, mais aussi ceux de Grisone ou Fiaschi) et du Journal de voyage, il s’agira de relire 123les Essais ainsi qu’ils ont été écrits : « le cul sur la selle » – même dans la « librairie », où se prolongeait ce qu’il faut bien appeler un galop de travail –, digressions, écarts et style coupé faisant de l’œuvre l’une des plus belles reprises textuelles jamais écrites.
Myrtille Baulier
et Romain Menini
1 Les Essais sont cités dans l’édition Villey-Saulnier. L’exemplaire de Bordeaux (« EB ») sera occasionnellement mentionné.
2 Voir D. Roche, La Culture équestre de l’Occident xvie-xixe. L’ombre du cheval, t. I : « Le Cheval moteur », Paris, Fayard, 2008.
3 Voir par exemple « Des destriers [sic] » dans l’Anthologie de la littérature équestre de P. Morand, 1966, reprint Arles, Actes Sud, 2010, p. 32 sq.
4 Voir J. Lacouture, Montaigne à cheval, Paris, Seuil, 1996 ; « Points », 1998.
5 « Il a bien travaillé à se faire l’esprit cavalier, mais il n’a pas travaillé à se faire l’esprit juste. Ainsi il s’est plutôt fait un pédant à la cavalière. » (Malebranche, La Recherche de la vérité, Paris, André Pralard, 1674, II, iii, 5, cité par J. Balsamo : voir la note suivante).
6 Voir J. Balsamo, « L’assiette du prince de Sulmone (Montaigne, les Italiens et l’art équestre) », dans Studi di storia della civiltà letteraria francese. Mélanges offerts à Lionello Sozzi, Paris, Champion, 1996, p. 241-256 ; Id., « Montaigne, le style (du) cavalier et ses modèles italiens », Nouvelle Revue du Seizième Siècle, 17, no 2, 1999, p. 253-267 – article dont une première version était parue dans Educare il corpo, educare la parola nella trattatistica del Rinascimento, dir. G. Patrizi et A. Quondam, Rome, Bulzoni, 1998, p. 205-218. – ; Id., article « Cheval » dans Dictionnaire de Michel de Montaigne, dir. Ph. Desan, Paris, Champion, 2007 ; Classiques Garnier, 2016. – Voir aussi, sur le thème équestre : F. Aussaresses, « Montaigne homme de cheval », BSAM, 2, 1957, p. 20 ; K. Keffer, « “Diverses façons de mords” : de l’équitation et “De l’exercitation” », BSAM, 5-6, 1997, p. 34-40 ; D. Roche, « Montaigne cavalier. Un témoin de la culture équestre dans la France du xvie siècle », dans Études sur l’Ancienne France offertes en hommage à Michel Antoine, dir. B. Barbiche et Y.-M. Bercé, Paris, École des Chartes, p. 325-345 ; et M.-M. Fontaine, « La voltige à cheval chez Pietro del Monte (1492 et 1509), Rabelais (1535) et Montaigne (1580-1592) », dans Les Arts de l’équitation dans l’Europe de la Renaissance, dir. P. Franchet d’Espèrey, Arles, Actes Sud, 2009, p. 197-252.
7 « Montaigne, le style (du) cavalier », art. cité, p. 253.
8 Cet article prend sa source dans un mémoire de master 1 soutenu par Myrtille Baulier en 2012 : « Montaigne, “homme de cheval” ? La piste équestre des Essais » (Paris-Sorbonne, dir. J.-Ch. Monferran). Il tente d’en synthétiser quelques-uns des développements.
9 Voir notamment F. Gray, « Montaigne and the Memorabilia », Studies in Philology, 58, 1961, p. 130-139 ; L.-A. Dorion, « Le Socrate de Xénophon dans les Essais de Montaigne », dans Le Socratisme de Montaigne, dir. T. Gontier et S. Mayer, Paris, Classiques Garnier, 2010, p. 19-37.
10 Voir l’article suggestif d’A. Blaineau, « Le cheval, le cavalier et l’hippocentaure. Technique équestre, éthique et métaphore politique chez Xénophon », Cahiers des Études Anciennes, XLV, 2008, p. 185-211, lisible en ligne.
11 Xénophon, Opera, trad. Castellion, Bâle, M. Isingrin, 1551 (BnF Rés. Z Payen 508). – Sur cet exemplaire, voir A. Legros, « Dix-huit volumes de la bibliothèque de La Boétie légués à Montaigne et signalés par lui comme tels », Montaigne Studies, 24, 2013, p. 177-188, et les éclaircissements du même sur le site MONLOE (« MONtaigne à L’Œuvre »), où un nouvel inventaire permet d’ajouter deux volumes au précédent recensement, dont celui de Dion Cassius découvert plus tard par J. O’Brien (voir MS, 27, 2015, p. 179-192).
12 Voir encore I, 28, 190 : « Il faut marcher en ces autres amitiez la bride à la main, avec prudence et précaution ».
13 Voir III, 9, 954 (ajout sur EB) : « Une rene de travers à mon cheval, un bout d’estriviere qui batte ma jambe, me tiendront tout un jour en humeur ».
14 Il y a fort à parier que Montaigne eût fait sienne la confession de P. Morand sur son « trot sans étriers […] exagér[é] toute [s]a vie pour plus d’élégance d’assiette » (Journal inutile, Paris Gallimard, 2001, t. I, p. 538 : 6 août 1971). Les deux écrivains cavaliers ont plus d’un point commun. – Mais à lire Morand au sujet de son prédécesseur, on a l’impression d’une rencontre ratée : sous sa plume, les quelques mentions de Montaigne (voir p. ex. ibid., t. II, p. 132-133 et 149 : 17 septembre et 11 octobre 1973) en viennent – charriant les préjugés antisémites de l’auteur de Milady – à la question de son « sang juif ». Obsession de toute une époque, si l’on en croit encore les remarques de Thibaudet sur cette « goutte de sang juif » qui expliquerait la nature du mouvement montaignien (voir son Montaigne, Paris, Gallimard, 1963, p. 28, 38, etc. – et les remarques de G. Genette dans Figures I, Paris, Seuil, 1966, p. 141). Sur ce thème, voir aussi S. Zweig, Montaigne [1942], trad. franç. F. Brugier, Paris, PUF, 1982 ; 4e rééd. « Quadrige », 2008, passim (p. ex. p. 36) ; et encore récemment S. Jama, L’Histoire juive de Montaigne, Paris, Flammarion, 2001.
15 « Voyez comme un cavalier a mauvaise grâce, quand il s’efforce d’aller tout raide sur sa selle, et, comme nous avons l’habitude de le dire, à la vénitienne, au regard d’un autre qui semble ne pas y penser, et qui se tient à cheval aussi libre et assuré que s’il était à pied. » (Le Livre du courtisan, trad. A. Pons, d’après la version de Gabriel Chappuis [1580], Paris, G. Lebovici, 1987, p. 56).
16 Sur ce passage, voir les développements de J.-Ch. Monferran, « Le “dictionnaire tout à part [s]oi” de Montaigne. Quelques remarques sur les mots de métiers et les mots “paysans” dans les Essais », dans La Langue de Rabelais – La Langue de Montaigne, dir. F. Giacone, Genève, Droz, 2009, p. 405-421.
17 Cf. III, 8, 918 : « Carneades disoit que les enfants des Princes n’apprennent rien à droict qu’à manier des chevaux, d’autant que en tout autre exercice chacun fleschit soubs eux et leur donne gaigne ; mais un cheval, qui n’est ny flateur ny courtisan verse le fils du Roy à terre comme il feroit le fils d’un crocheteur. » Nous soulignons.
18 Voir A.-M. Cocula et A. Legros, Montaigne aux champs, Éditions Sud-Ouest, 2011, p. 30, n. 2.
19 Voir l’article à paraître d’A.-P. Pouey-Mounou, « Jeux de mains : maniement et manière dans les Essais », dans Montaigne : une rhétorique naturalisée ?, actes du colloque de Paris, 21-22 avril 2017 (org. D. Knop, B. Perona, Ph. Desan et F. Goyet), qui explore, plus largement que nous ne pouvons le faire ici, le vaste réseau lexical des manœuvres montaigniennes, en soulignant notamment l’importance de l’équitation (et le lien privilégié qui s’y établit entre « dextre » et « destrier »). Nous remercions l’autrice de nous avoir communiqué la teneur de son travail avant sa parution.
20 Voir P. Franchet d’Espèrey, La Main du Maître. Réflexions sur l’héritage équestre, Paris, Odile Jacob, 2007.
21 Voir aussi D. Knop, « Écrire, conduire : maîtrise et fougue du ductus montaignien », MS, 27, 2015, p. 73-88.
22 Salomon de La Broue, Des Préceptes du Cavalerice françois [La Rochelle, 1593], Paris, Veuve L’Angelier, 1610, p. 11.
23 Voir l’article de Furetière : « Passade, en termes de Manège, est le chemin que fait le cheval en passant ou repassant plusieurs fois sur une longueur de terrein, et faisant un demi-tour à chacune des extrémitez de ce terrein. Les passades sont differentes selon la differente manière de changer de main, et de fermer la passade ».
24 La Broue, op. cit., p. 4.
25 La Broue, I, 26, p. 72.
26 Voir les emplois métaphoriques de l’adjectif ferré pour Amyot, « autheur si espineux et ferré » (II, 4, 363) et dans un développement sur le suicide, « viande » impossible à « macher » par qui n’aurait « le gosier ferré à glace » (II, 13, 608). Cette seconde métaphore a effectivement quelque chose de difficile à avaler : il faut imaginer le maréchal-ferrant au travail sur une gorge à toute épreuve…
27 Voir aussi, dans le même passage, ce repentir sur EB (f. 466vo), où se trouve biffée la phrase suivante : « Comme ceux qui desrobent les chevaux, je leur peins le crin et la queuë, et par fois je les esborgne : si le premier maistre s’en servoit à bestes d’amble, je les mets au trot, et au bast, s’ils servoient à la selle. » – Monsieur de Montaigne s’y montrait par trop au fait des pratiques frauduleuses d’un maquignonnage sans foi ni loi. Quant à sa connaissance des allures du cheval – l’amble est une allure à deux temps, plus glissée que le trot – elle y apparaissait peut-être un peu trop à découvert. Mais elle refait surface ailleurs… Ainsi dans le chapitre « De l’education des enfans » (I, 26, 150) où le jeune enfant et le jeune poulain suscitent l’avis suivant : « Il est bon qu’il le fasse trotter devant lui pour juger de son train ». Expérience de cavalier (et d’acheteur de chevaux : voir aussi I, 14, 65) qui vérifie une éventuelle boiterie – parce que, légère, celle-ci se diagnostique surtout au trot – ou, simplement, que l’animal n’a pas l’allure viciée ou les aplombs défectueux.
28 La Broue, op. cit., I, 18, p. 55.
29 Ibid., I, 16, p. 52-53.
30 Voir par exemple P. Deblaise, « Itinéraire du livre équestre dans l’Europe de la Renaissance », dans Les Arts de l’équitation dans l’Europe de la Renaissance, op. cit., p. 253-265.
31 La Broue, op. cit., p. 5.
32 « Diverses façons de mors », art. cité.
33 La Broue, op. cit., I, 28, p. 77.
34 Ibid., p. 11.
35 Ibid., p. 6.
36 Voir Traicté de la maniere de bien embrider, manier et ferrer les chevaux [Bologne, 1556], trad. F. de Prouanne, Paris, Ch. Périer, 1564, passim.
37 La Broue, op. cit., I, 16, p. 52.
38 Ibid., I, 27, p. 75.
39 Voir M.-L. Demonet, « Des mots voyageurs. Étude sur la polysémie dans les Essais », dans Montaigne, voyage et écriture, Paris, Champion, 1995, p. 191-208 ; repris dans À plaisir. Sémiotique et scepticisme chez Montaigne, Orléans, Paradigme, 2002, p. 199-217.
40 L’acception spécialisée du terme (employé en III, 13, 1068) est évoquée et commentée – La Broue et Pluvinel à l’appui – par O. Guerrier, « Cadre et figure de pensée », dans « Montaigne. Malaise dans la philosophie », numéro spécial du BSAM, 2006, 41-42, p. 131-141.
41 Cité par J. Garcin, La Chute de cheval, Paris, Gallimard, « Folio », 2013, p. 22.
42 La Broue, op. cit., p. 43.
43 Voir Montaigne en mouvement, Paris, Gallimard, 1982, p. ex. p. 267 sq.
44 Voir A. Legros, Essais sur poutres, Paris, Klincksieck, p. 416-417.
45 Sur cette obsession de la réduction en art à la Renaissance, voir Réduire en art, la technologie de la Renaissance aux Lumières, dir. P. Dubourg-Glatigny et H. Vérin, Paris, Maison des Sciences de l’Homme, 2008.
46 Cet aspect a déjà été souligné par J. Balsamo dans ses articles. Voir aussi Id. et M. Simonin, Abel L’Angelier et Françoise de Louvain (1574-1620), suivi du Catalogue des ouvrages publiés par Abel Langelier (1574-1610) et la veuve L’Angelier (1610-1620), Genève, Droz, 2002.
47 Voir cet entretien à cheval que Montaigne pouvait avoir lu, dans les Opera posthumes de Calcagnini (Bâle, Froben, 1544) – et récemment édité, introduit et traduit en italien par E. Curti : Una Cavalcata con Ariosto. L’equitatio di Celio Calcagnini, Ferrare, Fondazione Ferrara Arte, 2016.
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- ISBN: 978-2-406-08398-6
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- ISSN: 2261-897X
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-08398-6.p.0103
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- Online publication: 07-27-2018
- Periodicity: Biannual
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