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Classiques Garnier

Pour un dictionnaire équestre des Essais

  • Publication type: Journal article
  • Journal: Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
    2018 – 1, n° 67
    . varia
  • Authors: Baulier (Myrtille), Menini (Romain)
  • Abstract: Despite many mentions of horse and horse-riding in the Essays, very few studies have been conducted on the equestrian theme. This paper is an attempt to consider the importance of the equestrian vocabulary in Montaigne’s book, a not well-known aspect of the « dictionnaire tout à part [s]oy », in which Montaigne turns out to be a true « homme de cheval ». Horse-riding provides a metaphorical material that gives the work its unique style.
  • Pages: 103 to 123
  • Journal: Bulletin for the International Society of Friends of Montaigne
  • CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN: 9782406083986
  • ISBN: 978-2-406-08398-6
  • ISSN: 2261-897X
  • DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-08398-6.p.0103
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 07-27-2018
  • Periodicity: Biannual
  • Language: French
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POUR UN DICTIONNAIRE ÉQUESTRE
DES ESSAIS

Depuis son premier âge, Montaigne naura « aimé daller quà cheval » (III, 13, 10961). Avant de désirer mourir « plustost à cheval que dans un lict » (III, 9, 978), il écrivait : « je ne démonte pas volontiers quand je suis à cheval » (I, 48, 289) – lui qui « ha[ïssait] tout autre voiture que de cheval, et en ville et au champ » (III, 6, 900). Cette expérience équestre – celle dune vie passée « le cul sur la selle » (III, 9, 987) – est dabord une affaire dépoque : hormis les cavaliers de loisir ou de passion, il nest presque plus personne aujourdhui, dans nos pays dits développés, qui use du « cheval moteur2 » – ce « moyen de transport » qui donnait à lexistence pré-industrielle son rythme animal. Comme la plupart de ses contemporains, Montaigne vivait ainsi dans une familiarité domestique avec les chevaux qui le portaient. De surcroît, et parce que sa condition lexigeait, lauteur des Essais maîtrisait – davantage que le commun des mortels, à qui loccasion ne manquait pas de chevaucher ânes, mulets ou roussins – lart de léquitation. Monter à cheval, pour un seigneur de la Renaissance, cest voyager sur les chemins de son pays et au-delà (par exemple outremonts), aller à la chasse non moins quêtre prêt pour la guerre, cette vocation du gentilhomme bien né. Montaigne était à nen pas douter, selon ses propres termes, et tel quon commençait de le dire dans les « escuiries », un « homme de cheval ».

Montaigne cavalier : le sujet nest pas vraiment neuf. Les chapitres « Des destries » et/ou « Des coches » apparaissent dans les anthologies de littérature équestre3. La vision dun Montaigne « à cheval » a servi 104de titre à un libre essai de biographie intellectuelle4 – où le cheval nest guère présent quen filigrane. Quant au pédestre Malebranche, il ne croyait pas si bien dire en pointant du doigt, de son temps, « lesprit cavalier5 » dun auteur dont son siècle raffolait. Pour autant, ce quil faut bien appeler la piste équestre des Essais na guère été suivie par la critique – au botte à botte, sentend. Seuls ou presque sur la carrière, les travaux de Jean Balsamo démentent ce constat6 ; ses deux précieux articles ont montré non seulement que Montaigne avait lu tel écuyer italien (Pasquale Caracciolo), mais encore que la référence équestre constituait dans les Essais « lallégorie dun projet à la fois moral et littéraire », propre à la vocation « éminemment aristocratique » dune œuvre dans laquelle se désigne, en se cherchant, « la maîtrise du style personnel7 ». Nous aimerions suivre ici de telles traces8, à loccasion dune enquête lexicale qui constituerait le premier pas dune relecture globale des Essais – relecture qui se propose de prêter attention à lallure cavalière de lœuvre et au « maniement » centauresque qui sy montre.

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Si léquitation joue le rôle dune métaphore dans les Essais, il faut reconnaître que celle-ci ne laisse pas dy paraître « obsédante », au point de tourner au « mythe personnel ». Certes, il y va du quotidien dun cavalier nayant « pas esté des plus foibles en cet exercice » (II, 25, 689) et qui se targue a posteriori – Chiron gascon, plus nostalgique que véritablement bravache – davoir su tenir à cheval en son temps, mieux que passablement : « à me faire perdre mes arçons, il me fallait un grand heurt » (III, 13, 1047). Mais au-delà dun témoignage par petites touches sur les realia de son époque (ce que sont aussi les Essais) ou dun exercice philologique sur un noble sujet susceptible quon sy pique dantiquaille (comme dans le chapitre « Des destries »), Montaigne revient sans cesse, avec une inclination particulière, au train du cheval (mené en bride, monté ou échappé) pour dire les gaillardes escapades de sa pensée, la gambade de son style et lallure de sa vie. Davantage quune métaphore parmi dautres, léquitation offre la métaphore montaignienne – ou, continuée, lallégorie privilégiée des Essais – leur transport textuel par excellence.

XENOPHON REDIVIVUS ?

Un modèle antique soffrait naturellement, au prisme duquel le nouveau Socrate des Essais ne pouvait échapper9 : Xénophon, dont lArt équestre, comme une miniature emblématique, réfracte les considérations éthiques que les autres livres de lAthénien mettent en jeu. Arts équestre et politique (au sens large du terme) se disent en effet, déjà chez Xénophon, avec les mêmes mots et des vues semblables10. Or, dès la mort de La Boétie, Montaigne héritait dun exemplaire latin des Opera xénophontiques dont son ami sétait servi pour sa traduction de La Mesnagerie. Le bon mot, souvent répété, selon lequel le meilleur ami de Montaigne après 106La Boétie fut assurément son cheval devient on ne peut plus touchant si lon imagine le premier lisant lArt équestre dans lexemplaire du second, volume marqué dun b posthume11. Il y a là de quoi songer à tel passage du chapitre « De lamitié », qui porte sur celle qui liait Tiberius Gracchus à Caius Blosius :

Sestans parfaittement commis lun à lautre, ils tenoient parfaitement les renes de linclination lun de lautre ; et faictes guider ce harnois par la vertu et conduitte de la raison (comme aussi est-il du tout impossible de latteler sans cela), la responce de Blosius est telle quelle devoit estre. (I, xxviii, 189)

En fait damitié, le trope équestre se présente ici naturellement, comme en tant dautres lieux textuels12 et sur dautres sujets – tel un cheval qui se manie « à toutes mains ».

Noblesse oblige, Montaigne confesse pourtant ne pas savoir « equipper un cheval de son harnois » (II, xxvii, 642) ; – à la bonne heure ! son palefrenier le faisait pour lui (mais le maître regimbait en cas de « rene de travers13 »…). Quant à passer lui-même pour un écuyer, Dieu len garde ! – il laisse cela aux Italiens. Ce qui ne lempêche pas de se soucier de son « assiette » :

Un bon escuyer ne redresse pas tant mon assiete, comme fait un procureur ou un Venitien à cheval []. (III, 8, 922)

Question non seulement de confort et defficacité, mais aussi de style14. Le contre-exemple du Vénitien – type même de la mauvaise grâce à 107cheval – avait déjà subi les foudres dun Castiglione qui en raillait la raideur15.

On comprend que, ainsi mené par une sprezzatura toute « soldatesque » – lune des facettes de son esthétique nobiliaire, comme la rappelé Jean Balsamo –, lauteur des Essais rende assez complexe lenquête sur son propre vocabulaire équestre. Car ce serait faire fausse route que de simaginer Montaigne campé dans son texte en technicien du dressage, donnant expressis verbis certaine leçon de courbette ou de croupade. Cavalier, il se veut soldat – ou chevalier (il lest « de lordre du Roy ») –, non point dresseur ni voltigeur. Sa basse école joue les franches allures contre le piaffer italien, le galop gaillard face aux pirouettes pour la montre. Mais, à choisir, il s« aimeroi[t] mieux bon escuyer que bon logitien » (III, 9, 952). Son intérêt évident pour un art qui, de son temps, passe enfin les Alpes se caractérise par une négligence diligente à légard du langage spécialisé (et dun certain jargon italianisant en particulier) qui laccompagne : ainsi les « termes de Manège », comme dira encore Furetière, sont-ils un peu partout dans les Essais, mais si savamment dissimulés derrière leurs emplois, contextes et acceptions non techniques que le lecteur a tendance à ny point prêter attention. Ainsi des aides secrètes du cavalier aguerri – que, comme il se doit, lon ne saurait voir.

Alors en voie de fixation, lidiolecte équestre constitue, par excellence, un type de « genereux terrein à emprunter » (III, 5, 874) : énergie, phrases, métaphores. Et plus que tout autre jargon, il obéit chez Montaigne à lars poetica – qui tient lieu à la fois déthique et desthétique – puissamment définie dans « Sur des vers de Virgile » :

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Le maniement et emploite des beaux espris donne pris à la langue, non pas linnovant tant comme la remplissant de plus vigoreux et divers services, lestirant et ployant. Ils ny apportent point de mots, mais ils enrichissent les leurs, appesantissent et enfoncent leur signification et leur usage. (III, 5, 87316)

On ferait bien de relire, à la lumière de la pratique équestre, le passage élargi. Il y apparaît de façon nette que la « vigueur naturelle » du langage que Montaigne recherche, fidèle à « la gaillardise de son imagination », doit permettre de « plier », « ployer » et « contourner » la langue « outre son alleure commune » : soit lidéal dun idiome souple et rassemblé, « maniant » – mais dun « maniement » non trop ordinaire, sans lequel « si vous allez tendu, vous sentez souvent quil languit soubs vous et fleschit17 »… Destrier linguistique.

Montaigne a mené – et dressé – son français comme un cheval racé, quil eût été inepte de brutaliser pour « se gorgiase[r] en la nouvelleté », mais dont le naturel pouvait saméliorer encore par un travail régulier, amène et de longue haleine sur la carrière. Cavalier français (et non « cavalerice » où litalien cavalerizzo se faisait trop entendre), Montaigne le fut aussi du français, en tous sens et littéralement. Il sest appliqué ce précepte de haute noblesse équestre, mentionné dans le chapitre « Des destries » :

On lict en Xenophon la loy deffendant de voyager à pied à homme qui eust cheval. [… L]a plus notable difference des libres et des serfs [], cest que les uns vont à cheval, les autres à pié : institution née du Roy Cyrus. (I, 48, 289)

Lallure nobiliaire de Montaigne est résolument cyropédique.

Dans le domaine seigneurial où sécrivit le gros des Essais, on retient le plus souvent la fameuse « librairie ». Or, sur les plans du domaine qui datent du xviiie siècle figure aussi un manège18. Existait-il déjà au xvie siècle ? Il est permis de le croire. Les développements qui suivent 109permettront peut-être de faire résonner de nouveau quelques-uns des mots équestres quon y pouvait entendre – et surtout comment, dans son œuvre, Montaigne leur a donné carrière, lâchant la bride à son insigne « dictionnaire tout à part [s]oy ».

Manier, maniement, « à toutes mains »

Le « maniement » montaignien et sa manière singulière ne sauraient être compris sans la référence équestre19 ; au manège, tout en se dissimulant, la « main du maître20 » est celle qui conduit la monture. Le ductus montaignien est – souvent – la conduite dun cheval, métaphorique ou non21. Or, manier est un verbe complexe sous la plume (et les rênes) de Montaigne. Il est certes transitif le plus souvent :

Quand je prens des livres, jauray apperceu en tel passage des graces excellentes qui ont feru mon ame ; quunautre fois jy retombe, jay beau le tourner et virer, jay beau le plier et le manier, cest une masse inconnue et informe pour moy. (II, 12, 566)

Cheval rebours que la matière lue, plus difficile à manier que les « subjects » dont Montaigne parle par ailleurs en disant « les manier et emploier » (I, 9, 35) – doublet qui a son équivalent nominal dans le passage déjà cité de « Sur des vers de Virgile » : « maniement et emploite ». Lauteur des Essais parle encore de « manier un estude si serieuz et venerable » (I, 51, 321). Mais manier peut aussi se voir assigner telle autre construction :

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On juge un cheval, non seulement à le voir manier sur une carrière, mais encore à lui voir aller le pas, voire et à le voir en repos à lestable. (I, 50, 302)

La diathèse verbale fait question ici (quelle est la fonction grammaticale du pronom le ?). Le sujet du verbe serait-il le cavalier sous-entendu ? Cest possible. Mais rien nest moins sûr chez un auteur qui trouve le français « suffisamment abondant, mais non pas maniant et vigoureux suffisamment » (III, 5, 874). Dès lors, comment expliquer cet emploi absolu du verbe (certes à la faveur dune forme en -ant qui en atténue quelque peu lutilisation technique) ? Voici larticle que Furetière consacre à « Manier » :

Manier, en termes de Manège. Manier un cheval ; pour dire le faire aller, le mener avec art. Manier un cheval de bonne grace. [] Il se dit des chevaux dressez qui ont de lécole. Ce cheval manie bien à courbettes, manie bien terre à terre, manie bien à toutes sortes dairs. Faites manier, travailler votre cheval sur les voltes. Il est neutre en ce sens.

« Neutre », écrit Furetière. Cest notre construction absolue. Le cheval, lui aussi, manie sous son cavalier. Dans son « allongeail » du troisième livre, Montaigne écrit : « Moy qui ne manie que terre à terre » (III, 13, 1106). Villey commente : « Qui me tiens toujours près de terre » ; cest entendre à peu près lesprit de la chose, mais rater le sens littéral de lexpression de manège utilisée ; car Montaigne se montre à la fois monture et cavalier, dans une allure bien connue des écuyers – le terre-à-terre – où le cheval passe alternativement des antérieurs aux postérieurs selon une succession de petits sauts, à la faveur dun « air » qui est une préparation aux sauts décole. Ouvrons le Cavalerice françois (1593) de Salomon de La Broue, premier traité d« escuirie » en langue française – certes inspiré des Italiens –, pour y lire la définition suivante :

Manege terre à terre,

maniement plus bas et diligent que le galop ordinaire22.

Montaigne devance La Broue. Métaphoriquement, il se peint tout à une « exercitation » basse – cheval de plume certes diligent, mais qui nira pas jusquaux airs relevés.

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Un repentir de lExemplaire de Bordeaux confirme la volonté montaignienne de ne pas passer pour un spécialiste de haute école, malgré son savoir équestre avancé :

[Monstrelet] dit aussi ailleurs que les Gascons avoient des chevaux terribles, accoustumez de virer en courant, dequoy les François, Picards, Flamens et Brabançons faisoient grand miracle : pour navoir accoustumé de le voir, ce sont ses mots. Je ne sçay quel maniement ce pouvoit estre, si ce nest celuy de nos passades. (I, xlviii, 291 ; nous soulignons)

Après 1588, la dernière phrase aura disparu, bien que toute à sa place dans le chapitre le plus spécialisé des Essais, et qui doit tant – sans que son auteur le dise – à la Gloria del cavallo de Caracciolo, comme la montré Jean Balsamo. Mais évoquer la passade, ce « terme de Manège23 », cétait confesser avoir lu les Italiens (Grisone aussi ?) ou se piquer de figures qui nont rien de soldatesque…

Quoi quil en soit, Montaigne sait bien que cheval et cavalier manient tous deux. La Broue mentionne dans son Cavalerice que « tels chevaux manient à demy air ou à courbete rabatues24 », en construction neutre ou absolue. On trouve encore dans les Essais le tour pronominal de sens passif :

Ce que jay admiré autresfois, de voir un cheval dressé à se manier à toutes mains avec une baguette. (I, 48, 292)

Main du maître et main du cheval. La Broue, dans le lexique qui ouvre son traité, donne la clef laconique du maniement montaignien : « Main, Pied de devant. » Le cheval – de même quil a une bouche et non une gueule – possède des mains. Aussi peut-il se manier « à toutes mains », chez Montaigne comme chez La Broue :

Jay dressé autresfois un beau genet de la campaigne de Rome, daussi bonne nature, et autant aysé à toutes mains, quil sen pouvait voir []25.

Lexpression « à toutes mains » est la même que celle quon trouve dans les Essais à plusieurs reprises. « De toutes les manières », dit Villey 112commentant le passage cité plus haut ; oui, mais aussi et surtout, dans le cas du cheval « manié », aux deux mains, cest-à-dire dans les deux sens du manège – et, en conséquence, à tous les exercices quon y fait, preuve de la docilité dune monture bien dressée. Encore une expression dont le sens spécialisé, celui que connaît La Broue, est dissimulé derrière une acception plus commune. Mais on sait bien que le prince de Sulmone dont parle Montaigne dans « Des destries » va « maniant un rude cheval de toute sorte de maniemens » (I, 48, 295) : la figure dérivative dit assez le jeu de va-et-vient entre lanimal qui manie au manège et le cavalier qui le manie savamment.

DE LA MAIN DU CAVALIER
À LA BOUCHE DU CHEVAL

Le lecteur un brin féru – ou « ferré », éventuellement « à glace26 » – pourra donc reconnaître de quel maniement il est question lorsque Montaigne mentionne « quelque particuliere adresse de [s]a main » (III, 12, 1056), à propos de ses emprunts textuels27. Car même quand le maître descend de son cheval, sa main reste active, à laide dune baguette quon ne nomme pas encore cravache, stick ou badine :

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De tout temps jay apprins de charger ma main, et à cheval et à pied, dune baguette ou dun baston, jusques à y chercher de lelegance et de men sejourner, dune contenance affetée. (II, 25, 689)

Une telle « mignardise », coquetterie dhomme bien botté, est un ajout sur lExemplaire de Bordeaux (f. 294ro) ; elle a son pendant dans le chapitre « De lexperience », où Montaigne supprime, dans un passage qui concerne le remuement, livresse des jambes et l« assiette » inconstante des hommes agités – dont il est –, le segment suivant : « et pour la gesticulation, ne me trouve guiere, sans baguette à la main, soit à cheval ou à pied » (III, 13, 1105 ; EB, f. 492ro). Équilibre de lœuvre et humilité du noble marcheur qui tient à rester discret sur son quotidien dhomme de cheval.

La « baguette » accompagne alors, que le cavalier ait le pied à létrier ou par terre, les « renes » – qui peuvent être celles que Phaéton crut pouvoir « manier » (II, 12, 535) – et la « bride », dont on sait les occurrences multiples et variées dans les Essais : ainsi des expressions si nombreuses que sont recevoir, tenir, lascher la bride ; tenir en bride ; porter la bride courte ; bride à la main ; à bride avallée, abattue ou rabattue sur les oreilles ; y vouloir de la bride ; servir de bride, etc. Autant de tours qui disent le pouvoir qui est celui du maître et de sa main dans des circonstances diverses, le plus souvent par la voie de la métaphore que permet le mouvement du cheval.

Les cordes peuvent encore exprimer une contention plus forte de la monture :

On nous a tant assubjectis aux cordes que nous navons plus de franches allures. Nostre vigueur et liberté est esteinte. (I, 26, 151).

Encore une fois, le sens équestre échappe à Villey : autant et plus que les « lisières (pour tenir les enfants qui commencent à marcher) », il sagit là certainement des cordes du caveçon, attachées aux deux bras de levier que relie une pièce en demi-cercle placée sur le chanfrein. La Broue recommande que lécuyer « sçache conduire [le cheval] avec douceur et caresses par lune des cordes du cavesson28 », pour viser – ce sont ses mots, si proches de ceux de Montaigne – la « vigoureuse legereté » et le « bon naturel29 ».

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Dans la bouche de lanimal se trouve en effet le mors ou frein : il peut sapparenter au « mors de la bénignité », tel que le fera « souffrir » le bon général à la guerre elle-même (III, i, 801), ou devenir linstrument dun supplice intolérable qui fera que le cheval, désobéissant, ira « prenant le frein aux dents » (II, 2, 347). Montaigne nentend pas poser dans son texte en spécialiste des embouchures comme Grisone, Fiaschi, Pavari ou La Broue, dont les traités, à la faveur de leurs spectaculaires bois gravés, en imposaient au lecteur30 ; il rappelle dailleurs, après Tite-Live, Virgile et Lucain, ce que lAntiquité nous a transmis sur les chevaux montés sans mors par les Massiliens ou les Numides (I, 48, 292). Tant il sait que la main du cavalier, si elle se montre trop lourde – comme avec telle « beauté naissante [] mani[ée] à mains si gourdes » quil mentionne ailleurs (III, 5, 894) – et fait tourner le maniement à la torture, peut « gaster la bouche31 » (La Broue) de lanimal.

Rien de pire quun cheval dont les « franches allures » ne sont quun lointain souvenir, et qui aurait perdu « vigueur » et « liberté », qualités inestimables quune trop grande dureté de main et dembouchure aurait émoussées. Ken Keffer a déjà montré32 – comparaison avec le texte de La Broue à lappui (voir dans son Cavalerice le chapitre « Des chevaux esguerez de bouche ou desesperez33 ») – que lexpression employée par Montaigne à propos du « roussin » responsable de sa chute de cheval, qui avait la « bouche desesperée » (II, 6, 373), était très spécialisée. Montaigne, lui, dit avoir la « bouche si effrontée » (I, 6, 18) quon nimagine guère que les contentions aient eu raison de sa liberté… Mais dans « Des destries », lexpression « faute de bouche » vise un cheval que La Broue nomme « dur de bouche et pesant » et sur lequel le cavalier peine à avoir la main :

Vous engagez, quoy que die Chrysantez en Xenophon, vostre valeur et vostre fortune à celle de vostre cheval : [] sil a faute de bouche ou desperon, cest à vostre honneur den respondre. (I, 48, 289)

Cest une question dhonneur : le bon cavalier, au manège, par les chemins ou sur le champ de bataille, saura rendre réactif même un cheval 115quon nommerait aujourdhui froid – à la main ou à la jambe (« faute de bouche ou desperon »).

SAUTS, GAMBADES, BONDS ET ESCAPADES :
LE CHEVAL GAILLARD

« Nous ne conduisons jamais bien la chose de laquelle nous sommes possedez et conduicts » (III, x, 1007) : Montaigne sait que le cheval monté est aussi une figure de la fortune, quil faut engager autant quelle vous engage. Son impetus ne fait aucun doute ; lanimal a ses « sauts » et ses « gambades », comme lallure poétique que Montaigne dit aimer – et qui doit, métaphoriquement, son train libre et vigoureux à lhumeur du cheval, partiellement imprévisible :

Jayme lalleure poetique, à sauts et à gambades. Cest une art, comme dict Platon, legere, volage, demoniacle. Il est des ouvrages en Plutarque où il oublie son theme [] voyez ses alleures au Dæmon de Socrates. O Dieu, que ces gaillardes escapades, que cette variation a de beauté, et plus lors que plus elle retire au nonchalant et fortuite. (III, 9, 994)

Le passage est célèbre. Mais a-t-on pris garde aux allures spécifiquement équestres de cette sortie ? La Broue donne du mot escapades la définition suivante : « Actions licentieuses, fougueuses et determinées34 ». Les dictionnaires disent le terme emprunté à lespagnol ; en fait déquitation, cest résolument un italianisme (scappata), tout comme son homéotéleute dacolyte gambade (gambata). Et le même La Broue dévoquer dans son Cavalerice les chevaux « dressez au galop gaillard et aux cabrioles35 ». Gaillard est encore une épithète quon retrouve pour qualifier le port du cheval – et plus généralement son allure – dans la traduction française du traité de Cesare Fiaschi36, où elle traduit litalien gagliardo, terme quon lisait aussi chez Caracciolo. On trouvera un autre binôme de même sens dans cette présentation du cheval non plus monté, mais en longe :

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Tout ainsi que les chevaux quon meine en main font bien des bonds et des escapades, mais cest la longueur de leurs longes, et suyvent neanmoins tousjours le pas de eluy qui les guide. (III, 12, 1050)

Bonds et escapades : le cheval se caractérise par les saccades de son train – ce quil faut bien appeler son style coupé, dont on peut tenter de se rendre maître à la longe ou par la bride.

ESCHAPPÉ, RESTIF, POUSSIF

Les Essais ne transmettent aucune leçon déquitation, mais disséminent avec subtilité des sensations cavalières qui sont autant daperçus mouvants qui, parce quils y ont de lallure – et si singulière –, disent lexpérience sous la forme du transport. Le mouvement sy met « en rolle », et comme « sur la montre », mais sans se contraindre ou se braquer. Ainsi en va-t-il du bref chapitre « De loisiveté », qui conserve la trace fugace – lunule du sabot sur un terrain meuble – de lallant libre et gaillard de lesprit de son auteur :

[] au rebours, faisant le cheval eschappé, il se donne cent fois plus daffaire à soy mesmes, quil nen prenoit pour autruy [] (I, 8, 33).

Les esprits, jeunes chevaux, sont ainsi : « si on ne les occupe à certain sujet, qui les bride et contreigne, ils se jettent desreiglez, par-cy par là, dans le vague champ des imaginations » (ibid., 32). La Broue ne dit pas autre chose du jeune cheval :

Quil soit ainsi, lon voit que le jeune cheval eschappé, ou comment quil fait à la campagne en sa liberté, ne trotte que fort peu, et quil se plaist à galloper et courir []37.

Montaigne voit ou rêve son propre esprit en jeune cheval, dont il aimerait dompter la fougue sans lempêcher, pour profiter de son naturel tel quil se montre au pré. On pourrait même le soupçonner dun innocent jeu de mots sur le syntagme « au rebours » : ailleurs, il est question dans les Essais 117dun cheval « rebours » (I, 26, 153), épithète quon trouve chez le traducteur de Grisone. Le sens est à peu près celui qui se lit dans le doublet suivant :

Car encores tirent les experts quelque service dun cheval restif et poussif. (II, 17, 643)

Rebours, restif, poussif ; Montaigne na point osé ramingue, de même sens, calque de litalien raminguo quon lit dans les traductions contemporaines des traités équestres.

SARRESTER, BRONCHER, CHOPER

Tout attaché à la vigueur de sa monture, le cavalier nen oublie pas le caractère capital du fait suivant, qui sonne encore une sentence de spécialiste :

Et nest rien où la force dun cheval se cognoisse plus quà faire un arrest rond et net. Entre les pertinents mesmes jen voy qui veulent et ne se peuvent deffaire de leur course. (I, 9, 35)

Cest – aux mots près – le Cavalerice de La Broue, dans le texte :

La plus grande et generale preuve que le cheval puisse montrer de ses forces et obeissances ensemble, cest de faire un bel arrest, ferme et leger, à la fin dune longue et furieuse course38.

Il ne sy agit pas ici dun heurt fortuit, comme celui dun cheval qui piétine, trébuche ou bronche, mais dun « parer » (La Broue) dans lequel sont impliqués le ramener et le rassembler. Montaigne mentionne ailleurs limprévisible « broncher dun cheval » (I, 20, 86) avec un infinitif substantivé. Il ne manque pas dévoquer aussi son propre pas comme celui dun cheval à qui lon tente de faire le pied sûr :

Je ne regarde pas lespece et lindividu comme une pierre où jay bronché ; japprens à craindre mon alleure par tout, et mattens à la reigler. (III, 13, 1074)

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Cette attention à lallure ou au train est décisive pour la conduite des Essais. Dans « De lexperience », Montaigne se compare même expressis verbis au cheval qui trébuche :

Je bronche plus volontiers en pays plat, comme certains chevaux que je connois, qui chopent le plus souvent en chemin uny. (III, 13, 1067)

Lauteur, tout bipède quil est, se livre en destrier qui achoppe. Il dit « marche[r] plus seur et plus ferme à mont quà val » (I, 26, 150), comme nimporte quel cheval.

De fait, même les savants – dont Montaigne nentend pas être – « chopent », sils refusent de « se desmettre au train de ceux avec qui [ils sont] » et font « parade de leur magistere » (III, 3, 822). La vie sociale des Essais est métaphoriquement celle dun troupeau, ou mieux dune cavalerie, à la merci des accidents de terrain. Les conceptions de leur auteur, dont le « jugement ne marche quà tastons », vont ici « chancelant, bronchant et chopant » (I, 26, 146) ; ailleurs, cest lamour même qui se montre « chancelant, chopant et folastrant » mais quon peut tenter de « met[tre] aux ceps » (II, 5, 896), cest-à-dire dentraver en lui liant les jambes, comme sil était un cheval.

FAUX TRAIN, TRAIN NATUREL

Montaigne dénonce aussi le « faux train » donné à la langue par certains de ses contemporains (I, 9, 36) – comme sil sagissait dune monture qui eût pris de mauvaises habitudes, incapable de se défaire, par exemple, de son trot qui billarde ou dun galop poussif à quatre temps. Léquitation se lit à tous les coins de cette vaste carrière que sont les Essais. Le propriétaire des lieux, du reste, sy est considéré comme il le faisait avec sa cavalerie ; on a vu que, hors de la carrière, « luy voir aller le pas » et « le voir en repos à lestable » (I, 50, 302) permettait de juger des allures comme de la santé dun cheval. Or, Montaigne écrit de lui-même quil veut « quon voye [s]on pas naturel et ordinaire, ainsi détraqué quil est » (II, 10, 409). Lauteur se donne à lire non en « une marche estudiée » mais en « sa façon simple, naturelle et ordinaire » ; et le fameux avertissement au lecteur des Essais 119de sapparenter aussi à la présentation humble dun écrivain-cheval qui soffre aux yeux du lecteur (propriétaire, amateur ou maquignon !), auquel il hennit ne rien cacher, panard ou cagneux, de ses aplombs imparfaits. Lœuvre donnera bientôt dautres occurrences privilégiées des expressions train ordinaire ou train naturel ; car Montaigne nignorait pas quun cheval quon fait parader « sur la montre » peut dissimuler ses défauts derrière « contentions » et « artifices » :

Si vous marchandez un cheval, vous lui ostez ses bardes, vous le voyez nud et à descouvert ; ou sil est couvert, comme on les presentoit anciennement aux Princes à vandre, cest par les parties les moins necessaires afin que vous ne vous amusez pas à la beauté de son poil ou largeur de sa croupe, et que vous vous arrestez principalement à considerer les jambes, les yeux et le pied, qui sont les membres les plus utiles []. (I, 47, 259)

Lauteur – nous dit-il – se serait lui-même présenté « tout nud » si la « reverence publique » le lui avait permis… Il na cependant pas caché ses problèmes rénaux, quun acheteur eût pu considérer comme vice rédhibitoire. Or, la « faiblesse de reins » est lune des raisons données par Furetière (s. v. « peser ») pour expliquer quun cheval, du fait de sa mauvaise constitution ou dune lassitude passagère, pèse à la main. Montaigne ne lignore pas : il se dit « des gens foibles de reins » (I, 14, 58) et donc mal disposé à lire les grands auteurs anciens, puisqu« il faut avoir les reins bien fermes pour entreprendre de marcher front à front avec ces gens là » (I, 26, 147). Le connaisseur aura toujours un œil sur le rein dun cheval qui défile devant lui au pas ou au trot.

On pourrait multiplier les exemples de cette omniprésence de la réalité équestre dans les Essais, dont le lexique permet dasseoir et de rasseoir un véritable univers imaginaire. Lenquête sur la polysémie des « mots voyageurs39 » utilisés par Montaigne – à la faveur desquels certain sens spécialisé nest souvent quune des possibilités de telle lexie mise en réseau – mériterait dêtre prolongée, par exemple avec les termes si intimement montaigniens que sont carriere (lieu et course quon permet), sacculer40, tirer arriere, estriver (où lestrier se chausse toujours un 120peu), etc. Mais les bornes de cette étude nous permettront seulement denvisager ce qui fut peut-être la plus grande merveille lexicale dun Montaigne cavalier : son assiette.

ASSIS ET RASSIS :
MONTAIGNE EN SON ASSIETTE

« Lassiette en laquelle je me trouve le mieux » (I, 48, 289), écrit-il en parlant de sa passion daller à cheval. Le mot assiette apparaît la bagatelle de quarante-six fois dans les Essais. Pour un cavalier, il sy agit davantage que dêtre simplement assis sur son cheval, comme on le serait sur une chaise. Tel « siege » a la particularité dexiger fixité dans le mouvement, « fermeté » et disponibilité, stasis et kinesis. Morand : « Lassiette du cavalier, faite de fixité et de liant, est limage même de lidéal politique, cest-à-dire une domination dautrui qui commence par la maîtrise de soi41. » Pour Montaigne, cest une posture, une position philosophique qui na rien dune pose et qui permet de « sentretenir soy mesmes, et sarrester et rasseoir en soy » (I, 8, 33). En effet, le cheval a permis à lauteur des Essais ses « plus larges entretiens » (III, 5, 876). Cela, alors même quil est si difficile dêtre – corps, âme et sens – assis et rassis, ailleurs :

Aux lieux de ceremonie, où chacun est si bandé en contenance [], encore que jy sois assis, jy suis peu rassis. (III, 13, 1105)

Le cheval offre et impose ce double engagement du corps et de lesprit, si nécessaire à un homme qui, comme Chrysippe, remuait les jambes « en quelque assiette quil fust » (ibid.) et dont « les pensées dorment, [sil] les assi[ed] » (III, 3, 828). Le dos du cheval est tout à la fois « siege » et « proumenoir », solitude accompagnée.

Dans son chapitre « La juste assiette du cavalerice », La Broue présente son idéal de posture :

121

Je veux questant à cheval il aye lassiette juste et belle ; assavoir quil tienne ordinairement la teste droitte, [] les fesses avancées aussi afin de ne se trouver assis trop loing de lharçon de devant, qui est une particularité mal seante : les reins droicts et roides : les cuisses fermes, et comme collées dedans la selle : les genoux serrez, et plus-tost tournez en dedans quen dehors42.

Nous sommes en droit dimaginer le seigneur de Montaigne au travail, cheval en place, dans son manège ou en plein champ, pour améliorer son assiette. Au fil des Essais, les emplois métaphoriques du terme se multiplient ; Montaigne avait la plupart du temps lacception équestre à lesprit. Ainsi lorsquil parle de lentendement :

[] et la plus seure assiette de nostre entendement, et la plus heureuse, ce seroit celle là où il se maintiendroit rassis, droit, inflexible, sans bransle et sans agitation. (II, 12, 562).

Ou du jugement de certains philosophes anciens :

Or cette assiette de leur jugement, droicte et inflexible, recevant tous objects sans application et consentement, les achemine à leur Ataraxie, qui est une condition de vie paisible, rassise, exempte des agitations [] (II, 12, 503)

On pourrait multiplier les exemples de ce rasseoir cavalier en sa juste assiette, si présent dans les Essais. Le plus souvent, cest – comme avec les autres termes de la parlure équestre – la mise en réseau (ici avec rassis, inflexible, etc.) qui indique le modèle physique qui trotte dans lesprit du penseur.

Pour le cavalier, lopposition entre immobilité et mouvement ne se donne pas à comprendre comme pour ses pédestres contemporains. Si lagitation est à proscrire, sa fixité est la condition sine qua non de la bonne allure du cheval. Jean Starobinski avait déjà noté que le mouvement montaignien était fait de passivité et dactivité43. Bien des attitudes et des postures de Montaigne écrivain et penseur ne peuvent se lire quà condition de sentir que cest un cavalier qui tient la plume. Pas plus que pour le pyrrhonien, il ne sagit dans les Essais de pencher dun côté ou dun autre44. Surcroît de difficulté pour un tel équilibre – celui-là même de lassiette du cavalier, qui engage celui du cheval – : il est toujours en avant, comme diront Rimbaud et les écuyers.

122

Cet aperçu du dictionnaire équestre de Montaigne népuise pas le sujet, loin de là. Il reste à prolonger les analyses et les relectures, pour être en mesure daller au rythme de Montaigne, homme de cheval qui a pensé léquitation – et que léquitation faisait penser. Car, au-delà des nombreuses accointances entre le traité de La Broue et les Essais, qui restent à approfondir, cest à une mise en art45 – poétique – de lallure cavalière qua songé Montaigne, en un temps où aucun traité français (hors traductions) nétait disponible – et bien avant que le Cavalerice de La Broue, devenu Préceptes, nentrent au catalogue de LAngelier comme tel autre livre lavait fait avant lui46. La piste équestre demeure donc à parcourir et reparcourir, selon un mouvement bien connu de lauteur qui écrivait :

Nous nallons point, nous rodons plustost et tournoions çà et là. Nous nous promenons sur nos pas. (III, 6, 907)

Chacun regarde devant soy ; moy, je regarde dedans moy : je nay affaire quà moy, je me considere sans cesse, je me contrerolle, je me gouste. [] moy je me roulle en moy mesme. (II, 17, 657-658)

Ces multiples voltes constituèrent la « carriere de[s] desirs » de Montaigne, parfois « circonscripte et restraincte à un court limite » (III, 10, 1011), parfois plus vaste et librement ouverte à lhomme dextérieur quil était. Demeure dans les Essais ce rythme insigne dentretien à cheval, plus gaillard que ne létait le dialogue-miscellanée, intitulé « Equitatio », de Celio Calcagnini47, ce Ferrarais qui ne fut pas un écuyer mais un humaniste accompli – et, peut-être, un précurseur de Montaigne. Le sujet appelle quoi quil en soit une étude littéraire et stylistique de plus grande ampleur. En parallèle des traités italiens (celui de Caracciolo, mais aussi ceux de Grisone ou Fiaschi) et du Journal de voyage, il sagira de relire 123les Essais ainsi quils ont été écrits : « le cul sur la selle » – même dans la « librairie », où se prolongeait ce quil faut bien appeler un galop de travail –, digressions, écarts et style coupé faisant de lœuvre lune des plus belles reprises textuelles jamais écrites.

Myrtille Baulier
et Romain Menini

1 Les Essais sont cités dans lédition Villey-Saulnier. Lexemplaire de Bordeaux (« EB ») sera occasionnellement mentionné.

2 Voir D. Roche, La Culture équestre de lOccident xvie-xixe. Lombre du cheval, t. I : « Le Cheval moteur », Paris, Fayard, 2008.

3 Voir par exemple « Des destriers [sic] » dans lAnthologie de la littérature équestre de P. Morand, 1966, reprint Arles, Actes Sud, 2010, p. 32 sq.

4 Voir J. Lacouture, Montaigne à cheval, Paris, Seuil, 1996 ; « Points », 1998.

5 « Il a bien travaillé à se faire lesprit cavalier, mais il na pas travaillé à se faire lesprit juste. Ainsi il sest plutôt fait un pédant à la cavalière. » (Malebranche, La Recherche de la vérité, Paris, André Pralard, 1674, II, iii, 5, cité par J. Balsamo : voir la note suivante).

6 Voir J. Balsamo, « Lassiette du prince de Sulmone (Montaigne, les Italiens et lart équestre) », dans Studi di storia della civiltà letteraria francese. Mélanges offerts à Lionello Sozzi, Paris, Champion, 1996, p. 241-256 ; Id., « Montaigne, le style (du) cavalier et ses modèles italiens », Nouvelle Revue du Seizième Siècle, 17, no 2, 1999, p. 253-267 – article dont une première version était parue dans Educare il corpo, educare la parola nella trattatistica del Rinascimento, dir. G. Patrizi et A. Quondam, Rome, Bulzoni, 1998, p. 205-218. – ; Id., article « Cheval » dans Dictionnaire de Michel de Montaigne, dir. Ph. Desan, Paris, Champion, 2007 ; Classiques Garnier, 2016. – Voir aussi, sur le thème équestre : F. Aussaresses, « Montaigne homme de cheval », BSAM, 2, 1957, p. 20 ; K. Keffer, « “Diverses façons de mords” : de léquitation et “De lexercitation” », BSAM, 5-6, 1997, p. 34-40 ; D. Roche, « Montaigne cavalier. Un témoin de la culture équestre dans la France du xvie siècle », dans Études sur lAncienne France offertes en hommage à Michel Antoine, dir. B. Barbiche et Y.-M. Bercé, Paris, École des Chartes, p. 325-345 ; et M.-M. Fontaine, « La voltige à cheval chez Pietro del Monte (1492 et 1509), Rabelais (1535) et Montaigne (1580-1592) », dans Les Arts de léquitation dans lEurope de la Renaissance, dir. P. Franchet dEspèrey, Arles, Actes Sud, 2009, p. 197-252.

7 « Montaigne, le style (du) cavalier », art. cité, p. 253.

8 Cet article prend sa source dans un mémoire de master 1 soutenu par Myrtille Baulier en 2012 : « Montaigne, “homme de cheval” ? La piste équestre des Essais » (Paris-Sorbonne, dir. J.-Ch. Monferran). Il tente den synthétiser quelques-uns des développements.

9 Voir notamment F. Gray, « Montaigne and the Memorabilia », Studies in Philology, 58, 1961, p. 130-139 ; L.-A. Dorion, « Le Socrate de Xénophon dans les Essais de Montaigne », dans Le Socratisme de Montaigne, dir. T. Gontier et S. Mayer, Paris, Classiques Garnier, 2010, p. 19-37.

10 Voir larticle suggestif dA. Blaineau, « Le cheval, le cavalier et lhippocentaure. Technique équestre, éthique et métaphore politique chez Xénophon », Cahiers des Études Anciennes, XLV, 2008, p. 185-211, lisible en ligne.

11 Xénophon, Opera, trad. Castellion, Bâle, M. Isingrin, 1551 (BnF Rés. Z Payen 508). – Sur cet exemplaire, voir A. Legros, « Dix-huit volumes de la bibliothèque de La Boétie légués à Montaigne et signalés par lui comme tels », Montaigne Studies, 24, 2013, p. 177-188, et les éclaircissements du même sur le site MONLOE (« MONtaigne à LŒuvre »), où un nouvel inventaire permet dajouter deux volumes au précédent recensement, dont celui de Dion Cassius découvert plus tard par J. OBrien (voir MS, 27, 2015, p. 179-192).

12 Voir encore I, 28, 190 : « Il faut marcher en ces autres amitiez la bride à la main, avec prudence et précaution ».

13 Voir III, 9, 954 (ajout sur EB) : « Une rene de travers à mon cheval, un bout destriviere qui batte ma jambe, me tiendront tout un jour en humeur ».

14 Il y a fort à parier que Montaigne eût fait sienne la confession de P. Morand sur son « trot sans étriers [] exagér[é] toute [s]a vie pour plus délégance dassiette » (Journal inutile, Paris Gallimard, 2001, t. I, p. 538 : 6 août 1971). Les deux écrivains cavaliers ont plus dun point commun. – Mais à lire Morand au sujet de son prédécesseur, on a limpression dune rencontre ratée : sous sa plume, les quelques mentions de Montaigne (voir p. ex. ibid., t. II, p. 132-133 et 149 : 17 septembre et 11 octobre 1973) en viennent – charriant les préjugés antisémites de lauteur de Milady – à la question de son « sang juif ». Obsession de toute une époque, si lon en croit encore les remarques de Thibaudet sur cette « goutte de sang juif » qui expliquerait la nature du mouvement montaignien (voir son Montaigne, Paris, Gallimard, 1963, p. 28, 38, etc. – et les remarques de G. Genette dans Figures I, Paris, Seuil, 1966, p. 141). Sur ce thème, voir aussi S. Zweig, Montaigne [1942], trad. franç. F. Brugier, Paris, PUF, 1982 ; 4e rééd. « Quadrige », 2008, passim (p. ex. p. 36) ; et encore récemment S. Jama, LHistoire juive de Montaigne, Paris, Flammarion, 2001.

15 « Voyez comme un cavalier a mauvaise grâce, quand il sefforce daller tout raide sur sa selle, et, comme nous avons lhabitude de le dire, à la vénitienne, au regard dun autre qui semble ne pas y penser, et qui se tient à cheval aussi libre et assuré que sil était à pied. » (Le Livre du courtisan, trad. A. Pons, daprès la version de Gabriel Chappuis [1580], Paris, G. Lebovici, 1987, p. 56).

16 Sur ce passage, voir les développements de J.-Ch. Monferran, « Le “dictionnaire tout à part [s]oi” de Montaigne. Quelques remarques sur les mots de métiers et les mots “paysans” dans les Essais », dans La Langue de RabelaisLa Langue de Montaigne, dir. F. Giacone, Genève, Droz, 2009, p. 405-421.

17 Cf. III, 8, 918 : « Carneades disoit que les enfants des Princes napprennent rien à droict quà manier des chevaux, dautant que en tout autre exercice chacun fleschit soubs eux et leur donne gaigne ; mais un cheval, qui nest ny flateur ny courtisan verse le fils du Roy à terre comme il feroit le fils dun crocheteur. » Nous soulignons.

18 Voir A.-M. Cocula et A. Legros, Montaigne aux champs, Éditions Sud-Ouest, 2011, p. 30, n. 2.

19 Voir larticle à paraître dA.-P. Pouey-Mounou, « Jeux de mains : maniement et manière dans les Essais », dans Montaigne : une rhétorique naturalisée ?, actes du colloque de Paris, 21-22 avril 2017 (org. D. Knop, B. Perona, Ph. Desan et F. Goyet), qui explore, plus largement que nous ne pouvons le faire ici, le vaste réseau lexical des manœuvres montaigniennes, en soulignant notamment limportance de léquitation (et le lien privilégié qui sy établit entre « dextre » et « destrier »). Nous remercions lautrice de nous avoir communiqué la teneur de son travail avant sa parution.

20 Voir P. Franchet dEspèrey, La Main du Maître. Réflexions sur lhéritage équestre, Paris, Odile Jacob, 2007.

21 Voir aussi D. Knop, « Écrire, conduire : maîtrise et fougue du ductus montaignien », MS, 27, 2015, p. 73-88.

22 Salomon de La Broue, Des Préceptes du Cavalerice françois [La Rochelle, 1593], Paris, Veuve LAngelier, 1610, p. 11.

23 Voir larticle de Furetière : « Passade, en termes de Manège, est le chemin que fait le cheval en passant ou repassant plusieurs fois sur une longueur de terrein, et faisant un demi-tour à chacune des extrémitez de ce terrein. Les passades sont differentes selon la differente manière de changer de main, et de fermer la passade ».

24 La Broue, op. cit., p. 4.

25 La Broue, I, 26, p. 72.

26 Voir les emplois métaphoriques de ladjectif ferré pour Amyot, « autheur si espineux et ferré » (II, 4, 363) et dans un développement sur le suicide, « viande » impossible à « macher » par qui naurait « le gosier ferré à glace » (II, 13, 608). Cette seconde métaphore a effectivement quelque chose de difficile à avaler : il faut imaginer le maréchal-ferrant au travail sur une gorge à toute épreuve…

27 Voir aussi, dans le même passage, ce repentir sur EB (f. 466vo), où se trouve biffée la phrase suivante : « Comme ceux qui desrobent les chevaux, je leur peins le crin et la queuë, et par fois je les esborgne : si le premier maistre sen servoit à bestes damble, je les mets au trot, et au bast, sils servoient à la selle. » – Monsieur de Montaigne sy montrait par trop au fait des pratiques frauduleuses dun maquignonnage sans foi ni loi. Quant à sa connaissance des allures du cheval – lamble est une allure à deux temps, plus glissée que le trot – elle y apparaissait peut-être un peu trop à découvert. Mais elle refait surface ailleurs… Ainsi dans le chapitre « De leducation des enfans » (I, 26, 150) où le jeune enfant et le jeune poulain suscitent lavis suivant : « Il est bon quil le fasse trotter devant lui pour juger de son train ». Expérience de cavalier (et dacheteur de chevaux : voir aussi I, 14, 65) qui vérifie une éventuelle boiterie – parce que, légère, celle-ci se diagnostique surtout au trot – ou, simplement, que lanimal na pas lallure viciée ou les aplombs défectueux.

28 La Broue, op. cit., I, 18, p. 55.

29 Ibid., I, 16, p. 52-53.

30 Voir par exemple P. Deblaise, « Itinéraire du livre équestre dans lEurope de la Renaissance », dans Les Arts de léquitation dans lEurope de la Renaissance, op. cit., p. 253-265.

31 La Broue, op. cit., p. 5.

32 « Diverses façons de mors », art. cité.

33 La Broue, op. cit., I, 28, p. 77.

34 Ibid., p. 11.

35 Ibid., p. 6.

36 Voir Traicté de la maniere de bien embrider, manier et ferrer les chevaux [Bologne, 1556], trad. F. de Prouanne, Paris, Ch. Périer, 1564, passim.

37 La Broue, op. cit., I, 16, p. 52.

38 Ibid., I, 27, p. 75.

39 Voir M.-L. Demonet, « Des mots voyageurs. Étude sur la polysémie dans les Essais », dans Montaigne, voyage et écriture, Paris, Champion, 1995, p. 191-208 ; repris dans À plaisir. Sémiotique et scepticisme chez Montaigne, Orléans, Paradigme, 2002, p. 199-217.

40 Lacception spécialisée du terme (employé en III, 13, 1068) est évoquée et commentée – La Broue et Pluvinel à lappui – par O. Guerrier, « Cadre et figure de pensée », dans « Montaigne. Malaise dans la philosophie », numéro spécial du BSAM, 2006, 41-42, p. 131-141.

41 Cité par J. Garcin, La Chute de cheval, Paris, Gallimard, « Folio », 2013, p. 22.

42 La Broue, op. cit., p. 43.

43 Voir Montaigne en mouvement, Paris, Gallimard, 1982, p. ex. p. 267 sq.

44 Voir A. Legros, Essais sur poutres, Paris, Klincksieck, p. 416-417.

45 Sur cette obsession de la réduction en art à la Renaissance, voir Réduire en art, la technologie de la Renaissance aux Lumières, dir. P. Dubourg-Glatigny et H. Vérin, Paris, Maison des Sciences de lHomme, 2008.

46 Cet aspect a déjà été souligné par J. Balsamo dans ses articles. Voir aussi Id. et M. Simonin, Abel LAngelier et Françoise de Louvain (1574-1620), suivi du Catalogue des ouvrages publiés par Abel Langelier (1574-1610) et la veuve LAngelier (1610-1620), Genève, Droz, 2002.

47 Voir cet entretien à cheval que Montaigne pouvait avoir lu, dans les Opera posthumes de Calcagnini (Bâle, Froben, 1544) – et récemment édité, introduit et traduit en italien par E. Curti : Una Cavalcata con Ariosto. Lequitatio di Celio Calcagnini, Ferrare, Fondazione Ferrara Arte, 2016.